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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 633-635).

CHAPITRE LXXXIV.

Comment le duc de Lancastre donna congé à ses gens ; et comment trois chevaliers d’Angleterre, ayant impétré sauf-conduit par un héraut, allèrent vers le roi de Castille pour impétrer un sauf conduit pour passer leurs gens par sa terre.


Or regardez comment les fortunes se tournent. Vous devez savoir que le duc de Lancastre, au royaume de Castille, n’eût jamais perdu par bataille ni déconfiture les bonnes gens qu’il perdit en celle saison, au voyage dont je vous fais mention : et il même fut presque mort, par celle incidence, de pestilence, si comme je vous dirai. Messire Jean de Hollande, qui connétable de l’ost étoit pour le temps, et à qui toutes les paroles, et les regrets et les retours venoient, et qui véoit ses compagnons et ses amis entachés de celle maladie dont nul n’en réchappoit, oyoit les plaintes des uns et des autres, gentils et villains, tous les jours, grandes et grosses, qui disoient ainsi : « Ha ! monseigneur de Lancastre nous a amenés mourir en Espaigne. Maudit soit le voyage ! Il ne veut pas, à ce qu’il montre, que jamais Anglois isse hors du royaume d’Angleterre, pour lui servir. Il veut estriver contre l’aiguillon. Il veut que ses gens gardent le pays qu’il a conquis. Et, quand ils seront tous morts, qui le gardera ? Il ne montre pas qu’il sache guerroyer. Quand il a vu que nul ne nous venoit au devant pour batailler, que ne s’est-il retrait si à point, fût en Portingal ou ailleurs, qu’il n’eût pas pris le dommage qu’il prendra ? car tous mourrons de celle povre morille, et sans coup férir. »

Messire Jean de Hollande qui ce oyoit et entendoit, et auquel partie en touchoit, pour l’amour et honneur de son seigneur le duc de Lancastre, la fille duquel il avoit en mariage, en avoit moult grand’pitié. Or, tant se multiplièrent les paroles, qu’il se prit près de parler au duc, et lui remontrer vivement et trop mieux que nul autre. Si vint à lui, et lui dit gracieusement : « Monseigneur, il vous convient avoir nouvel conseil et bref. Vos gens sont en trop dur parti de mort et de maladie. Si besoin vous en sourdoit aucunement, vous ne vous en pourriez bonnement aider, car ils sont lassés et hodés, et mal gouvernés, et tous leurs chevaux morts : et sont, gentils et vilains, si découragés pour celle saison, que je vous dis que nul bon service n’y devez vous attendre. » Adonc répondit le duc : « Et quelle chose en est bonne à faire ? Je vueil croire conseil, car c’est raison. » — « Monseigneur, dit le connétable, le meilleur est que vous donniez congé à toutes manières de gens, peur eux retraire, là où le mieux il leur plaira : et vous même que vous vous retrayez, soit en Portingal ou en Galice, car vous n’êtes pas en point de chevaucher. » — « C’est voir, dit le duc, et je vueil. Dites-leur, et de par nous, que je leur donne à tous bon congé d’eux retraire, là ou le mieux il leur plaira, soit en Castille, soit en France, sans faire nul vilain traité envers nos ennemis, car je vois bien que pour celle saison notre guerre est passée. Si comptez et payez doucement à eux tous, et si avant comme le vôtre peut couvrir ni étendre pour payer leurs menus frais : et leur faites faire par votre chancelier délivrance et congé. » Répondit le connétable : « Volontiers. »

Messire Jean de Hollande fit signifier à la trompette, par tous les logis des seigneurs, que telle étoit l’intention de monseigneur de Lancastre, qu’il donnoit à toutes gens congé de se retraire, là où le mieux il leur plairoit : et vouloit que les capitaines venissent parler et compter au connétable ; et ils seroient tous satisfaits, tant que bien leur devroit suffire.

Ces nouvelles en réjouirent plusieurs qui désiroient à partir, pour recouvrer santé et mutation de nouvel air. Adoncques eurent les barons et chevaliers d’Angleterre ordonnance, comment ils s’en cheviroient. De retourner en Angleterre par mer, ce leur étoit impossible, car ils n’avoient nulle navire prête et étoient trop loin du port. Autrement, ils étoient si chargés et si empêchés, eux et leurs gens, de maladie de cours de ventre, ou de fièvres, qu’ils étoient morts à moitié : et ne pourroient nullement souffrir ni porter les peines de la mer.

Tout considéré, le plus propice qui leur restoit, c’est qu’ils se missent au retour parmi France. Or disoient les aucuns : « Et comment se pourra ce faire ? Car nous sommes ennemis à tous les royaumes que nous avons à passer : et premièrement à Espaigne, car nous y avons fait mortelle guerre et ouverte ; au roi de Navarre aussi, car il est conjoint, en icelle guerre, avecques le roi de Castille ; et au roi d’Arragon, car il s’est allié avecques le roi de France : et jà nous a-t-il fait et à nos gens un grand dépit, car nous venus en ce voyage, si comme le sénéchal de Bordeaux nous a mandé, il eût retenu et mis en prison à Barcelone l’archevêque de Bordeaux, qui étoit allé parler au roi et au pays pour les arrérages que le royaume d’Arragon doit à notre seigneur le roi d’Angleterre. Parmi France, à envoyer devers le roi, ce nous est trop dur et trop long ; et, quand le message seroit là venu, espoir le roi qui est jeune ou son conseil, n’en voudroient rien faire, car le connétable de France, messire Olivier de Cliçon pour le présent, nous hait mortellement : et veut dire que le duc de Bretagne, son grand adversaire, se veut tourner Anglois. »

Adoncques répondirent les autres qui étoient de haute imagination et de parfond sens : « Or soyent toutes doutes mises avant ! Nous disons ainsi, pour le meilleur, que c’est bon que nous essayons le roi de Castille : espoir aura-t-il si grande affection de nous voir issir loin de Castille que légèrement nous accordera à passer parmi son royaume paisiblement, et nous impètrera sauf conduit devers les rois de France, d’Arragon et de Navarre. »

Le conseil fut accepté, tenu et ouï : et prirent un héraut qui s’appeloit Derby et lui baillèrent lettres qui s’adressoient au roi de Castille. Le héraut se départit de ces seigneurs et se mit au chemin ; et chevaucha tant qu’il vint à Medine-de-Camp, là ou le roi se tenoit pour ces jours. Il vint devant le roi et s’agenouilla et lui bailla les lettres. Il les ouvrit et les lut, car elles étoient en François.

Quand il en eut vu et conçu la substance, il se tourna d’autre part et commença à rire ; et dit à un sien chevalier maître d’hôtel : « Pensez de ce héraut. Il aura réponse anuit, pour retourner le matin. » Il fut fait ; le roi entra en sa chambre et fit appeler messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac ; ils vinrent. Il leur montra et lut les lettres, et puis demanda : « Quelle chose en est bonne à faire ? »

Or vous dirai un petit de la substance. Messire Jean de Hollande, connétable de l’ost, escripvoit au roi de Castille et il lui prioit : qu’il lui voulsist, par ce héraut, envoyer lettres de sauf conduit, allant et retournant, pour deux ou trois chevaliers Anglois, pour avoir parlement et traité ensemble. Les deux chevaliers dessus nommés respondirent : « Monseigneur, il est bon que vous leur donnez et accordez : et ainsi saurez-vous quelles choses ils demandent. » — « Ce me semble bon, » dit le roi. Tantôt il fit un clerc escripre un sauf conduit, où contenu étoit qu’ils pouvoient venir et retourner arrière, jusques à six chevaliers, s’il venoit à point au connétable, et leurs gens. Quand le sauf conduit fut escript, il fut scellé du grand scel, et du signet du roi : et fut baillé au héraut, et vingt francs avecques. Il prit tout : et s’en retourna à Aurench, là ou le duc de Lancastre et le connétable étoient qui attendoient le héraut et la réponse qu’il rapportoit ; donc ils furent moult réjouis de sa venue.

Le héraut dessus nommé bailla au connétable le sauf conduit. Adonc furent ceux élus qui iroient : et tout premièrement messire Maubruin de Liniers, messire Thomas Morel et messire Jean d’Aubrecicourt. Ces trois chevaliers furent chargés de faire le message, et d’aller en embassaderie devers le roi de Castille : si se départirent du plus tôt qu’ils purent, car il besognoit à aucuns, pour ce qu’ils avoient en leur ost et en leurs logis, départis çà et là, grand’faute de médecines et de médecins pour eux visiter, et des besognes qui appartiennent à médecine, et de nouveaux vivres pour eux rafreschir.

Ces ambassadeurs anglois passèrent à Ville-Arpent : et leur fit le connétable de Castille, messire Olivier du Glayaquin, très bonne compagnie : et leur donna un soir à souper : et à lendemain il bailla un chevalier des siens, de ceux de Tintiniac, Breton, qui les conduisit, pour aller devers le roi plus sûrement, et pour les rencontres des Bretons, car partout en y avoit beaucoup.

Tant exploitèrent, qu’ils vinrent à la cité de Medine-de-Camp : et là trouvèrent le roi qui grand désir avoit de savoir quelle chose ils vouloient. Quand ils furent descendus en un hôtel qui étoit ordonné pour eux, et ils se furent rafreschis et appareillés, ils allèrent devers le roi qui leur fit bonne chère par semblant ; et y furent menés par les chevaliers de son hôtel : et leur montrèrent lettres, de par le connétable, et non de par autre, car le duc de Lancastre s’en feignoit : ni point à celle fois ne vouloit escripre au roi de Castille, pour celle cause. Aux paroles que les dessus dits chevaliers dirent et proposèrent au roi, n’étoient point les chevaliers de France, quoiqu’ils fussent de son étroit conseil et du plus privé, car sans eux ni leur conseil il ne passoit rien des choses appartenans à la guerre. Ils parlèrent et dirent ainsi : « Sire roi, nous sommes ici envoyés de par le comte de Hostidonne, connétable à présent des gens que monseigneur de Lancastre a mis hors d’Angleterre. Avenu est pour le présent, par incidence merveilleuse, que mortalité et maladie se sont boutées entre nos gens. Si vous prie le connétable, que vous voulsissiez à ceux qui santé désirent à avoir, ouvrir et faire ouvrir vos cités et bonnes villes, pour eux laisser dedans venir aiseir et rafreschir, et recouvrer santé, si recouvrer y peuvent. Et aussi à aucuns qui ont plaisance de retourner en Angleterre par terre, si convient qu’ils passent par les dangers de vous, du roi de Navarre et du roi de France, il vous plaise tant faire, que paisiblement, pour bien payer partout leurs frais, ils puissent passer et retourner en leurs lieux. C’est la requête et la prière, à présent que nous vous faisons. » Lors répondit le roi de Castille moult doucement et dit : « Nous aurons conseil et avis quelle chose en est bonne à faire : et puis en serez répondu. » Ils répondirent : « Il nous suffit. »