Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 658-661).

CHAPITRE XCIV.

Comment le duc de Brabant mourut ; et comment le duc Guillaume du Guerles voulut traiter à la duchesse de Brabant pour ravoir les châteaux de Gaugelch, Buch et Mille, et de la réponse que la duchesse en fit ; et comment le duc Guillaume fit alliance au roi d’Angleterre et aux Anglois.


Je me suis ensoigné de traiter celle matière au long, pour renforcer celle histoire, tant que pour la mener au point et au fait là où je tends a venir, et pour éclaircir toute la vérité de la querelle, ni pourquoi le roi Charles de France fut mené à puissance de gens d’armes en Allemagne. Or me fussé-je bien passé si je voulsisse de l’avoir tant prolongée, car toutes choses, tant que au regard des dates et des saisons, sont passées, et dussent être, en record, mis au procès de notre histoire ci-dessus. Vérité est que j’en touche bien en aucune manière, et toutefois c’est petit. Mais quand la connoissance me vint que le roi de France et le roi d’Angleterre s’en vouloient ensoigner, je me réveillai à ouvrer l’histoire et la matière, plus avant que je n’eusse encore fait. Si dirai ainsi.

Quand le duc Wincelant fut retourné en son pays, et il fut de tous points délivré de la prison et du danger du duc de Julliers, si comme vous avez ouï, il lui prit volonté de visiter ses terres et ses chastels, tant en la duché de Lucembourch comme ailleurs ; et prit son chemin, en allant en Aussay, devers la bonne cité de Strasbourch, parmi la terre de Fauquemont ; et regarda à ces trois chasteaux, par lesquels venoit tout le mal-talent au duc de Guerles, c’est à savoir Gaugelch, Buch et Mille[1] ; et les trouva et vit beaux et forts, et bien séans, et de belle garde. Et si au devant il les avoit bien aimés, encore les aima-t-il mieux après, et ordonna, par les rentiers des lieux, qu’on fît ouvrer à tous et fortifier, et furent mis ouvriers en œuvre, maçons, charpentiers et fossoyeurs, pour remparer les lieux et les ouvrages. Et à son département il institua un moult vaillant chevalier et sage homme à être souverain regard et gardien des dits chastels, lequel chevalier on appeloit messire Jean de Grousselt.

Cil, au commandement et ordonnance du duc, prit le soin et la charge de garder, et à ses périls, les chastels. Le duc passa outre ; et fit son chemin, et visita toutes ses terres, et séjourna sus tant que bon lui fut, et puis s’en retourna en Brabant, car là étoit sa souveraine demeure.

En ce temps avoit épousé messire Jean de Blois l’ains-née dame et duchesse de Guerles ; car l’héritage de son droit lui étoit revenu et reçu par la mort de messire Édouard de Guerles son frère ; lequel avoit été occis, si comme vous savez, en la bataille de Julliers. Mais sa sœur, la duchesse de Julliers, lui débattoit et démontroit grand chalenge ; aussi les chevaliers, la greigneur partie, et les bonnes villes de Guerles, s’inclinoient plus à la dame de Julliers, pourtant qu’elle avoit un beau fils qui jà chevauchoit, qu’à l’autre ; et bien le montrèrent, car toujours elle fut tenue en guerre ; ni oncques possession paisible n’en pouvoit avoir, ni messire Jean de Blois son mari ; mais lui coûta celle guerre, à poursuivre le chalenge et droit de sa dite femme, plus de cent mille francs.

Nequedent le fils au duc de Julliers, messire Guillaume de Julliers, qui bien montroit en son venir et en sa jeunesse qu’il seroit chevaleureux et aimeroit les armes, car il en tenoit de toutes extractions, demeura duc de Guerles ; et fut fait le mariage de lui et de la fille au duc Aubert, l’ains-née, qui avoit été épousée à messire Édouard de Guerles, mais oncques n’avoit geu charnellement avec li, car elle étoit trop jeune. Or retourna-t-elle tout à point à messire Guillaume de Julliers, car ils étoient aucques près d’un âge ; et demeura la dame, duchesse de Guerles, comme devant.

Les saisons passèrent ; et ce jeune duc de Guerles cresist en honneur, en force, en sens, et en grand vouloir de faire armes et d’augmenter son héritage. Et avoit le cœur trop plus Anglois que François ; et disoit toujours bien, comme jeune qu’il fût, qu’il aideroit au roi d’Angleterre à soutenir sa querelle ; car ceux d’Angleterre lui étoient plus prochains que les François, et si avoit à eux plus d’affection. On lui mettoit avant à la fois, que les Brabançons lui faisoient grand tort de ces trois chastels dessus nommés, que le duc et la duchesse de Brabant tenoient à l’encontre de lui. Si disoit bien : « Souffrez vous. Il n’est chose qui ne vienne à tour. Il n’est pas heure encore de moi réveiller ; car notre cousin de Brabant a trop de grands proismes et amis, et il est trop sage chevalier ; mais il pourra bien venir encore un temps que je me réveillerai tout acertes. »

Ainsi demeurèrent les choses en cel état ; et tant que Dieu cloy les jours au gentil duc Wincelant de Behaigne, duc de Lucembourch et de Brabant, si comme il est contenu ci-dessus en nostre histoire.

À la mort de ce gentil duc, perdit grandement la duché de Brabant ; et aussi firent toutes ses terres. Le jeune duc de Guerles, qui jà étoit assez chevalereux pour courroucer ses ennemis, mit en termes qu’il r’auroit ses trois chastels dessus nommés, pour lesquels le débat étoit, et avoit été aussi entre Brabant et son oncle, messire Édouard de Guerles. Si envoya pour traiter devers la duchesse de Brabant, qu’elle les lui voulsist rendre, pour la somme de l’argent qu’on avoit prêté dessus, et qu’on ne les tenoit que pour gage. La dame répondit à ceux qui envoyés y furent, qu’elle étoit en tenure, possession et saisine des chastels, et qu’elle les tiendroit pour li et ses hoirs, comme son bon héritage ; mais si voulsist le duc de Gueldres nourrir amour et bon voisinage à Brabant, il remît arrière la ville de Gavres, qu’induement il tenoit sur la duché de Brabant.

Quand le duc de Guerles eut ouï ces paroles, si ne lui furent pas trop agréables ; mais les prit en dépit ; et n’en pensa pas moins ; et jeta sa visée sur le chevalier qui souverain regard des dits chastels étoit, messire Jean de Grousselt, pour lui attraire, pour les avoir par rachapt, ou autrement ; et fit couvertement traiter devers lui. Le chevalier qui étoit sage et loyal n’y voult entendre ; et dit que de telle chose on ne lui parlât plus, car pour recevoir mort, on ne trouveroit jà fraude en lui, ni qu’il voult faire nulle trahison envers sa naturelle dame. Quand le duc de Guerles vit ce, si comme je fus adonc informé, il fit tant vers messire Regnaud d’Esconevort, que cil en prit une haine, à petite achoison, devers le chevalier, et tant que sur les champs une fois il le rencontra, ou fit rencontrer par ses gens, ou trouver par une embûche, ou autrement ; et fut messire Jean de Grousselt occis ; dont madame la duchesse de Brabant fût trop grandement courroucée, et aussi fut tout le pays. Et furent les dits chastels mis en autre garde, par l’accord de madame la duchesse, et du conseil du pays et duché de Brabant. Ainsi se demenèrent ces choses plusieurs années ; et se nourrissoient haines couvertes, et s’étoient nourries de long temps, tant pour la ville de Gavres, que pour ces trois chastels, entre le duc de Guerles et les Guerlois, et la duchesse de Brabant et les Brabançons. Et tenoient ceux des frontières de Guerles rancœur et mal-talent couvert aux Brabançons qui à eux marchissoient ; et leur faisoient tous les torts qu’ils leur pouvoient faire ; et espéciaument ceux qui se tenoient en la ville de Gavres.

Entre le Bois-le-Duc qui est de Brabant et Gavres, n’a que quatre lieues, et tout plain pays, et beaux plains champs pour chevaucher. Si faisoient des dépits assez ces Guerlois sur celle frontière que je vous nomme, aux Brabançons ; et alla la chose si avant, que le duc de Guerles passa la mer une saison, et s’en vint en Angleterre voir le roi Richard son cousin, et ses autres cousins qui pour ce temps y étoient, le duc de Lancastre, le duc d’Yorch, et le duc de Glocestre, et les hauts barons d’Angleterre. On lui fit très bonne chère, car on le désiroit à voir, et sa connoissance et accointance à avoir, car bien savoient les Anglois, et tous informés en étoient, que ce duc, leur cousin, étoit, de cœur, de courage, d’imagination, et d’affection tout Anglois.

En ce voyage il fit grandes alliances au roi d’Angleterre ; et pourtant il ne tenoit rien à ce jour du roi d’Angleterre. Pour être de foi et hommage son homme, le roi Richard d’Angleterre lui donna rentes sur ses coffres, mille marcs de revenue par an ; ce sont, à priser largement, quatre mille francs ; et à être bien payé[2] ; et lui fut dit qu’il réveillât son droit envers la duchesse de Brabant et le pays, car il seroit servi et aidé des Anglois, tellement que nul blâme ni dommage il ne recevroit ; et parmi tant, il jura aussi à être loyal en tous services au roi d’Angleterre et au pays ; et tout ce fit-il trop liement.

Quand toutes ces ordonnances et alliances furent faites, il prit congé au roi, et à ses cousins, et aux barons d’Angleterre ; et s’en retourna arrière en son pays de Guerles ; et recorda au duc de Julliers tout son exploit, et comment il s’étoit fortifié des Anglois. Le duc de Juliers qui, par expérience d’âge, étoit plus sage que son fils, ne montra point qu’il en fût trop réjoui, et lui dit : « Guillaume, vous ferez tant que moi et vous pourront bien comparer et cher acheter votre allée en Angleterre. Ne savez-vous comment le duc de Bourgogne est si puissant, que nul duc plus que lui ? Et il est attendant la duché et héritage de Brabant. Comment pourrez vous résister contre si puissant seigneur ? » — « Comment ! répondit le duc de Guerles à son père ; plus est riche et puissant, tant y vaut la guerre mieux. J’ai trop plus cher à avoir à faire à un riche homme qui tient grand’foison d’héritages qu’à un petit comtelet, où je ne pourrois rien conquêter. Pour une buffe que je recevrai, j’en donnerai six. Et aussi le roi d’Allemagne est allié avecques le roi d’Angleterre ; si serai au besoin aidé de lui. » — « Par ma foi ! Guillaume, et beau fils, vous êtes un fol ; et demeurera plus de vos cuiders à accomplir qu’il ne s’en achèvera. »

Or vous dirai pourquoi le duc de Julliers tançoit un petit son fils, et le mettoit en doute. Le roi Charles de France, le dernier trépassé, pour le temps dont je vous parle et de bonne mémoire, mit en son temps grand’peine d’acquérir amis à tous lez, et bien lui besogna. À tout le moins, s’il ne les pouvoit acquérir si avant que pour faire armes à l’encontre de ses ennemis, si faisoit-il tant, par dons et par promesses, qu’ils ne lui vouloient que bien. Et par telle manière il en acquit plusieurs en l’Empire, et ailleurs aussi ; et fit tant en son temps, après ce que le duc de Julliers eût rendu arrière, à son bel oncle l’empereur, son bel oncle le duc de Brabant, et quitté et délivré de sa prison, et qu’ils furent assez bons amis ensemble, par les ordonnances que l’empereur de Rome y ordonna et institua, que ce duc de Juliers le vint voir à Paris. Et là le reçut le roi de France très grandement et très grossement : et lui donna dons et joyaux à grand’foison, et à ses chevaliers aussi que le duc mena en sa compagnie, tant que le duc s’en contenta grandement. Et releva du roi, en ce voyage le duc de Juliers, la terre de Vierson[3] et sa seigneurie, de laquelle tous les reliefs en appartiennent au comte de Blois ; et siéd celle terre entre Blaisois et Berry ; et y peut avoir de revenue, par an, pour environ cinq cens livres, monnoie de France ; et jura le duc de Julliers que jamais il ne s’armeroit contre la couronne de France. Ce roi vivant, il tint bien sa parole et son serment, car voirement, tant comme le roi Charles de France vesquit, il ne porta nul dommage, ni consentît à porter, à l’encontre de la couronne de France. Quand le roi Charles cinquième fut mort, et que son fils Charles sixième fut roi, lequel pour les guerres de Flandres, si comme savez et il est contenu en notre histoire, eut après sa création plusieurs touaillemens, et tant qu’il ne pouvoit pas par tout entendre, le duc de Julliers ne vint point en France, ni ne releva point celle terre de Vierson : pour quoi le duc de Berry qui souverain s’en tenoit, car il disoit que les reliefs en appartenoient à lui, en saisit les profits, et de puissance il en bouta hors de son droit le comte de Blois. Nequedent, tant comme d’eux, je les vis plusieurs fois ensemble : mais oncques, pour le débat de ces terres, ils ne s’en montrèrent mal-talent ; et bien y avoit cause qu’ils fussent amis ensemble, car Louis, le fils au comte de Blois, avoit, par mariage, madame Marie, la fille au duc de Berry. Or bien pensoit le duc de Julliers à retourner encore sur l’héritage ; mais il véoit son fils, qui devoit être son héritier, annexé si de courage et de fait avec les Anglois que pour ce n’en faisoit-il pas trop grand compte. Si lui dit ainsi les paroles que je vous ai prononcées, quand il fut revenu d’Angleterre ; mais le duc de Guerles, qui étoit jeune et entreprenant, n’en fit nul compte ; et répondit à son père qu’il n’en feroit autrement, et que plus cher il aimoit la guerre que la paix, et au roi de France qu’à un povre homme.

  1. Goch, Beeck et Megen.
  2. Voyez Rymer, Fædera, an x, de Richard II. Ce traité y est donné en entier ; la pension était de mille livres sterling.
  3. Vierson, ville du département du Cher.