Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 506-510).

CHAPITRE XXXIX.

Comment messire Thomas Moreaux, maréchal de l’ost du duc de Lancastre, se départit de la ville de Saint-Jacques en Galice et sa route, et vint prendre Ville-Lopez en Galice, laquelle par composition se rendit au duc de Lancastre, et des ambassadeurs que le duc envoya au roi de Portingal.


Assez tôt après que il fut retourné de Ruelles en Galice, il remit sus environ trois cens lances et six cens archers et se départit de son logis, accompagné ainsi que je vous dis ; et chevaucha en Galice une grande journée en sus de Saint-Jacques, et s’en vint devant une ville qui s’appelle Ville-Lopez, qui n’étoit aussi gardée que de vilains qui dedans demouroient. Quand le maréchal du duc fut venu là, il regarda si la ville étoit prenable par assaut ; et quand il l’eut bien avisée, lui et ses compagnons, ils dirent que ouil. Donc se mirent-ils tous à pied, et firent par leurs varlets mener leurs chevaux arrière, et se ordonnèrent en quatre parties et donnèrent leurs livrées, ainsi que gens d’armes qui se comnoissent en tel métier savent faire. Là prit le maréchal la première pour lui ; la seconde il bailla à messire Yon Fits-Varin, la tierce à messire Jean de Buvrelé, la quarte à messire Jean d’Aubrecicourt. Et avoient chacun de ces quatre dessous lui, tant que pour cel assaut, quatre vingt hommes d’armes et sept vingt archers. Lors approchèrent-ils la ville et se mirent ens ès fossés, et avalèrent tout bellement, car il n’y avoit point d’aigue. Et puis commencèrent à monter et à ramper contremont bien targés et paveschés[1] ; et archers étoient demeurés sur le dos des fossés, qui tiroient à pouvoir et si fort que à peine osoit nul apparoir nonobstant trait et tout. Si se défendirent ces vilains âprement et de grand’manière, car il en y avoit grand’foison. Aussi les uns lançoient et jetoient dardes enpennées et enferrées de longs fers, si fort et si roide que, qui en étoit féru au plein, il convenoit que il fût trop fort armé si il n’étoit mort on blessé mallement. Toutefois chevaliers et escuyers qui se désiroient à avancer vinrent jusques aux pieds des murs et commencèrent à haver et à piquer de pics et de hoyaux que ils avoient apportés. Et quoique on jetât et reversât sur eux pierres et cailloux sur leurs pavois et sur leurs bassinets, si assailloient-ils toujours et y faisoient plusieurs appertises d’armes.

Là furent bons et bien assaillans deux escuyers de Hainaut, qui là étoient, Thierry et Guillaume de Soumain ; et y firent plusieurs belles appertises d’armes. Et firent un grand pertuis au mur avecques leurs aidans ; et se combattoient main à main à ceux de dedans, et gagnèrent ces deux frères jusques à sept dardes que on lançoit par le pertuis sur eux, et leur ôtèrent hors des poings et des mains ; et étoient ces deux escuyers dessous le pennon messire Yon Fits-Varin. D’autre part, messire Jean d’Aubrecicourt ne se feindoit pas, mais montroit bien chère et ordonnance de vaillant chevalier ; et se tenoit au pied du mur, son pennon d’ermines à deux hamèdes de gueules fichu en terre de-lez lui, et tenoit un pic de fer dont il ouvroit à pouvoir pour dérompre et abattre le mur.

On se doit et peut émerveiller comment les vilains de Ville-Lopez ne s’esbahissoient, quand ainsi de toutes parts assaillis ils se véoient. Finablement ils n’eussent point eu de durée, car là avoit trop de vaillans hommes qui tout mettoient main à œuvre, mais ils s’avisèrent, quand ils virent le fort et que l’assaut ne cessoit point, que ils se rendroient. Là vint le baillif de la ville qui les avoit tenus en tel état et fait combattre ; car la ville lui étoit recommandée à bien garder de par le roi. Et dit au maréchal, car il demanda bien lequel c’étoit : « Monseigneur, faites cesser vos gens, car les hommes de celle ville veulent traiter à vous. » Le maréchal dit : « Volontiers. » Il fit tantôt chevaucher un héraut autour de la ville sur les fossés, lequel disoit à tout homme : « Cessez, cessez, tant que vous orrez la trompette du maréchal sonner à l’assaut, car on est en traité à ceux de la ville. »

À la parole du héraut se cessèrent les assaillans et se reposèrent ; bien en avoient mestier les aucuns, car ils étoient foulés et lassés de fort assaillir. On entra en traité à ceux de Ville-Lopez ; car ils dirent que ils se rendroient volontiers, sauves leurs corps et leurs biens, ainsi que ceux des autres villes de Galice ont fait. « Voire ? dit le maréchal : vous n’en aurez pas si bon marché que les autres ont eu ; car vous nous avez donné trop de peine et blessé nos gens, et si véez tout clairement que vous ne vous pouvez longuement tenir. Si faut que vous achetiez la paix et l’amour de nous, ou nous rentrerons en l’assaut et vous gagnerons de force. » — « Et de quelle chose, dit le bailli, voulez-vous que nous soyons rançonnés ? » — « En nom Dieu ! dit le maréchal, de dix mille francs. » — « Vous demandez trop, dit le bailli, je vous en ferai avoir deux mille ; car la ville est povre et a été souvent taillée du roi. » — « Nennil, nennil, dit le maréchal ; je vous donne loisir de conseil. Parlez ensemble ; mais pour trois ni quatre mille ne passerez-vous point, car tout est nôtre ; et jà suis-je blâmé des compagnons de ce que j’entends à nul traité envers vous : délivrez-vous du faire ou du laisser. » Adonc se départit le bailli de là et vint en la place, et appela tous les hommes de la ville et leur dit : « Quelle chose voulez-vous faire ? Si nous nous faisons plus assaillir, les Anglois nous conquerront de force ; si serons tous morts et le nôtre pris. Nous n’y aurons rien. On nous demande dix mille francs ; j’en ai offert deux mille ; je sais bien que c’est trop peu, ils ne le feroient jamais ; il nous faut encore hausser la finance de deux ou de trois mille. » Donc répondirent les Juifs, qui doutoient tout à perdre corps et avoir : « Bailli, ne laissez mie à marchander à eux, car entre nous, avant que nous soyons plus assaillis, nous en payerons quatre mille. » — « C’est bien, répondit le bailli, je traiterai donc encore à eux. »

À ces mots il s’en vint là où le maréchal l’attendoit, et entra en traité ; et fut la paix faite parmi six mille francs. Mais ils avoient terme de payer quatre mois. Adonc furent les portes ouvertes, et entrèrent toutes manières de gens dedans ; et se logèrent là où ils purent, et s’y rafreschirent deux jours ; et donna le maréchal la ville en garnison à Yon Fits-Varin, qui s’y logea atout deux cents lances et quatre cents archers ; et la tint plus de huit mois ; mais l’argent de la rédemption vint an profit du duc de Lancastre. Le maréchal en ot mille francs.

Après ce que la ville de Ville-Lopez se fût rendue à messire Thomas Moreaux, maréchal de l’ost, par l’ordonnance et manière que vous avez ouïes, s’en retourna-t-il à Saint-Jacques, et là se tint ; c’étoit son principal logis, car le duc le vouloit avoir de-lez lui. À la fois il chevauchoit sus les frontières de Castille pour donner cremeur aux François. Mais pour ce temps les Anglois tenoient les champs en Galice, ni nul ne se mettoit contre eux, car le roi de Castille étoit conseillé de non chevaucher à ost, mais à guerroyer par garnisons, et aussi d’attendre le secours qui devoit venir de France. Or fut le duc de Lancastre conseillé en disant ainsi : « Monseigneur, ce seroit bon que vous et le roi de Portingal vous vissiez ensemble et parlissiez de vos besognes. Il vous escript, vous lui escripsez ; ce n’est pas assez ; car sachez que ces François sont subtils et voyent trop clair en leurs besognes, trop plus que nuls autres gens. Si couvertement ils faisoient traiter à ce roi de Portingal, que ses bonnes villes ont couronné, le roi de Castille, lequel a encore de-lez lui et en son conseil grand’foison de barons et chevaliers de Portingal, si comme nous sommes informés, et fissent une paix à lui, fût par mariage ou autrement, tant que vous n’eussiez point de confort, que penseriez-vous à devenir ? Vous seriez plus chétif en ce pays, ni de tous vos conquêts nous ne donnerions quatre ceveux ; car Castillans sont les plus fausses gens du monde et les plus couverts. Pensez-vous que le roi de Portingal, qui ne se sent pas disposé, ne pense bien ni examine à la fois ses besognes ? Si le roi de Castille le vouloit tenir en paix, parmi tant que toute sa vie il fût roi de Portingal et après lui le royaume retournât à Castille, nous faisons doute, quoiqu’il vous ait mandé, ni quoique il dise ni promette, que il ne vous tournât le dos. Ainsi seriez-vous de deux selles à terre ; avecques ce que vous savez bien l’état et l’ordonnance d’Angleterre, et que le pays, pour le présent, a assez affaire de lui garder et tenir contre ses ennemis, tant des François comme des Escots. Monseigneur, faites votre guerre de ce que vous avez de gens la plus belle que vous pouvez, et n’espérez à plus avoir de confort ni de rafreschissemens de gens d’armes ni d’archers d’Angleterre, car plus n’en aurez. Vous avez mis plus de deux ans à impétrer ce que en avez. Le roi votre père est trépassé. Les choses vous éloignent. Le roi votre cousin est jeune et croit jeune conseil, par quoi le royaume d’Angleterre en git et est en péril et en aventure. Si vous disons que, du plus tôt que vous pouvez, approchez-vous du roi de Portingal et parlez à lui. Votre parole vous portera plus de profit et d’avancement que toutes les lettres que vous pourriez escripre dedans quatre mois. »

Le duc de Lancastre nota ces paroles : si connut et sentit bien que on lui disoit vérité et le conseilloit-on loyaument. Si répondit : « Que voulez-vous que je fasse ? » — « Monseigneur, répondirent ceux de son conseil, nous voulons que vous envoyez devers le roi de Portugal cinq ou six cens de vos chevaliers, et du moins il y ait un baron. Et ceux remontreront au roi vivement, et lui diront que vous avez très grand désir de le voir. Ceux que vous y envoyerez seront sages et avisés de eux-mêmes. Quand ils orront le roi parler, ils répondront. Mais faites que vous le voyez comme qu’il soit, et parlez à lui hâtivement. » — « Je le veuil, » dit le duc.

Adonc furent ordonnés pour aller en Portugal, de par le duc, le sire de Poinins un grand baron d’Angleterre et messire Jean de Buvrelé, messire Jean d’Aubrecicourt et messire Jean Soustrée, frère bâtard à messire Jean de Hollande le connétable de l’ost. Si s’ordonnèrent ces seigneurs à partir de Saint-Jacques, atout cent lances et deux cens archers.

Ainsi que ils avoient pris leur ordonnance un jour, et étoient leurs lettres toutes escriptes, il vint un chevalier et un escuyer de Portingal à douze lances. Le chevalier étoit nommé Vase Martin de Coingne et l’escuyer Ferrant Martin de Merle ; et étoient tous deux de l’hôtel du roi des plus prochains de son corps. On les logea à leur aise en la ville de Saint-Jacques ; et furent menés devers le duc et la duchesse présentement, et baillèrent leurs lettres : le duc lut celles qui lui appartenoient et la duchesse les siennes. Par les dessus dites envoyoit le roi de Portingal au duc et à la duchesse et à leurs filles de beaux mulets tous blancs et très bien amblans, dont on ot grand’joie, et avecques tout ce grands saluts et grands recommandations et approchemens d’amour.

Pour ce ne fut pas le voyage des Anglois d’aller en Portingal rompu, mais il en fut retardé quatre jours ; au cinquième ils se départirent de Saint-Jacques tous ensemble. Et envoyoit le duc de Lancastre au roi de Portingal, en signe d’amour, deux faucons pélerins, si bons que on ne savoit point les paraulx, et six lévriers d’Angleterre aussi très bons pour toutes bêtes.

Or chevauchèrent les Portingalois et les Anglois ensemble toute la bande de Galice ; et n’avoient garde des François, car ils leur étoient trop loin. Sus le chemin s’acointèrent de paroles messire Jean d’Aubrecicourt et Martin Ferrant de Merle, car l’écuyer avoit été du temps passé en armes avecques messire Eustache d’Aubrecicourt, lequel étoit oncle à ce messire Jean et demeuroit encore avecques le dit messire Eustache quand il mourut à Carentan. Si en parloient et en jangloient en chevauchant ensemble. Et entre le port de Connimbre où le roi étoit, ainsi qu’ils chevauchoient derrière, ils encontrèrent un héraut, lui et son varlet, qui venoit de Conimbre et s’en alloit à Saint-Jacques devers le duc et les seigneurs, et étoit ce héraut au roi de Portingal. Et quand le roi fut couronné à Conimbre, il le fit héraut et lui donna à nom Conimbre. Le héraut avoit jà parlé aux seigneurs et dit des nouvelles. Quand Ferrant Martin de Merle qui chevauchoit tout le pas et messire Jean d’Aubrecicourt, de-lez lui, le vit, si dit : « Véez ci le héraut du roi de Portingal qui ne fut, grand temps a, en ce pays ; je lui vueil demander des nouvelles. »

Tantôt ils furent l’un devant l’autre : « Conimbre, dit l’escuyer, où avez-vous tant été ? Il y a plus d’un an que vous ne fûtes en ce pays. » — « C’est voir, dit-il : j’ai été en Angleterre et ai vu le roi et les seigneurs d’Angleterre qui m’ont fait tout riche ; et de là suis-je retourné par mer en Bretagne et fus aux noces du duc de Bretagne et à la grand’fête qu’il fit, n’a pas encore deux mois, en la bonne cité de Nantes, quand il épousa madame Jeanne de Navarre[2] ; et de-là tout par mer remontai en Guerrande et je suis revenu au Port. »

Entrementes que le héraut parloit, l’escuyer avoit l’œil trop fort sus un grand esmail que le héraut portoit à sa poitrine, où les armes du roi de Portingal et de plusieurs seigneurs de Portingal étoient. Si toucha son doigt sus l’armoierie d’un chevalier de Portingal en disant : « Ha ! véez ci les armes dont le gentil chevalier messire Jean Parcek s’arme. Par ma foi ! je les vois moult volontiers ; car elles sont à un aussi gentil chevalier que il en y ait nul au royaume de Portingal ; et me fit un jour tel et si bel service que il m’en doit bien souvenir. » À ces mots il trait quatre florins hors de sa bourse et les donna au héraut qui les prit et dit : « Ferrand, grands mercis ! » Messire Jean d’Aubrecicourt regarda les armes quelles le chevalier les portoit ; si les retint et me dit depuis que le champ étoit d’argent à une endenture de gueules à deux chaudières de sables.

Quand le héraut eut pris congé et il se fut parti, l’escuyer commença à faire son conte du chevalier et dit ainsi : « Messire Jean, l’avez-vous point vu ce gentil chevalier qui porte ces noires chaudières dont je me loue si grandement ? » — « Je ne sais, dit messire Jean : mais à tout le moins recordez-moi la courtoisie que il vous fit, car volontiers en orrai parler. Autant bien en chevauchant ne savons-nous de quoi jangler[3]. » — « Je le veuil, dit Ferrant Martin de Coingne, car le chevalier vaut bien que on parle de lui. » Adonc commença-t-il son conte et lui à écouter ; et dit ainsi :

« Il advint, un petit avant la bataille de Juberote, que le roi de Portingal, quand il se départit de Conimbres pour venir là, que il m’envoya chevaucher sur le pays pour aller querre aucuns chevaliers de ce pays pour être avecques lui à celle journée. Je chevauchois moi et un page tout seulement. Sur mon chemin ils me vinrent d’encontre environ vingt six lances de Castellans. Je ne me donnai de garde jusques à tant que je fus en-my eux. Je fus pris, ils me demandèrent où je m’en allois. Je leur dis que je m’en allois au chastel du Rem ; ils me demandèrent quoi faire. Je leur répondis : « Pour quérir messire Jean Ferrant Parcek, car le roi le mande que il le vienne servir à Juberote. » Donc répondirent-ils : « Et Jean Ferrant, le capitaine du Rem, n’est-il pas de-lez votre roi de Portingal ? » — « Nennil, dis-je ; mais il y seroit hâtivement si il le savoit. » — « En nom de Dieu ! dirent-ils, il le saura, car nous chevaucherons celle part. » Sur ces paroles ils tournèrent leur frein et prirent le chemin du Rem. Quand ils furent en la vue du Rem la gaitte corna et montra que il véoit gens d’armes. Jean Ferrant demanda de quelle part ces gens d’armes venoient. On lui dit que ils venoient devers le Port. « Ha ! dit-il, ce sont Portingalois qui chevauchent à l’aventure et s’en vont vers Saint-Yrain : je les vueil aller voir ; si me diront des nouvelles et où le roi se tient. Il fit enseller son coursier et mettre hors son pennon, et monta, lui vingtième tant seulement ; et se départit du Rem et chevaucha les grands galops pour venir à ces Castellains qui étoient jà traits en embûche et avoient envoyé courir un des leurs sur un genet.

« Quand Jean Ferrant vint sur les champs, il vit courir ce geniteur[4] ; si dit à un sien escuyer : « Or, fais courir ton genet, et fais tant que tu parles à ce géniteur qui fait ainsi montre sur les champs. » Cil répondit : « Volontiers, monseigneur. » Si férit son genet des éperons et vint devers le geniteur, et le suivit de si près que sur l’atteindre, car celui se feignoit qu’il se vouloit faire chasser jusques à l’embûche. Quand il dut approcher l’embûche, tous saillirent à une fois et coururent vers lui. Cil qui étoit bien monté leur tourna le dos, en chassant. Les chasseurs crioient : « Castille ! » Jean Ferrant Parcek, qui étoit sus les champs dessous son pennon, vit son escuyer retourner en grand’hâte. Si dit ainsi : « Ceux qui chassent ne sont pas de nos gens, mais sont Castellans ; après ! après ! Crions, Portingal ! car je les veux combattre. » À ces mots, il prit son glaive et s’envint férant de l’éperon jusques à eux. Le premier que il consuivit, il le porta à terre et le second aussi. Des vingt cinq lances des Castellains qui là étoient, il y en ot tantôt les dix à terre, et les autres furent chassés. Si en y ot encore de rateints de morts et de navrés. Et tout ce vis-je très volontiers, car je véois ma délivrance. En peu d’heures je me trouvai tout seul, ni nul ne m accompagnoit. Adonc vins vers le chevalier et le saluai ; et quand il me vit, il me connut ; car il m’avoit vu plusieurs fois, et me demanda dont je venois et que je faisois là. Je lui contai mon aventure et comment les Castellains m’avoient pris. « Et du roi, dit-il, savez-vous rien ? » — « Par ma foi ! sire, dis-je, il doit demain avoir journée de bataille contre le roi de Castille ; car je le suis venu dire aux chevaliers et aux escuyers du pays qui rien n’en savoient. » — « Demain ! » dit Jean Ferrant. — « Par ma foi, sire ! voir ; et si vous ne m’en créez, si le demandez à ces Castellains que vous avez pris. »

« Adonc s’en vint Jean Ferrant sur les Castellains qui là étoient et lesquels ses gens avoient jà pris, et leur demanda des nouvelles ; ils lui répondirent : « Demain les rois de Castille et de Portingal se doivent combattre et ils s’approchent grandement. » Pour les nouvelles le chevalier fut moult réjoui, et tant que il dit aux Castellains tout haut : « Pour la cause des bonnes nouvelles que vous m’avez apportées, je vous quitte tous ; allez en votre chemin, mais quittez cet écuyer aussi. » Là me fit-il quitter de ceux qui pris m’avoient et il leur donna congé, et nous retournâmes ce jour au Rem. Il s’appareilla et se départit à heure de mie-nuit, et je en sa compagnie. De là jusques à la Cabasse de Juberote où la bataille fut, peut avoir environ six lieues ; mais pour eschiver les Espaignols et les routes, nous éloignâmes notre chemin et fut nonne à lendemain avant que nous vissièmes les batailles ; et quand nous les dûmes approcher, ils étoient tous rangés sur les champs, le roi de Castille d’une part et le roi de Portingal de l’autre part. Et ne sçut de premier reconnoître nos gens Jean Ferrant Percek ni lesquels les Portingalois, fors à ce seulement que il dit : « Je crois que la greigneur partie, où il y a le plus de peuple, sont Castellains. Adonc chevaucha-t-il tout bellement et tant que nous vînmes plus près. Les Castellains qui étoient en bataille, et crois bien que ce furent Gascons, se commencèrent à dérouter et à venir sur nous. Jean Ferrant dit lors ainsi : « Allons, allons, avançons-nous. Véez-ci nos ennemis qui viennent sur nous. » Lors férit-il cheval des éperons en criant : « Portingal ! Portingal ! » et nous le suivîmes ; et nos gens qui nous ravisèrent vinrent au secours ; ni oncques les batailles ne s’en dérangèrent pour ce. Et vint Jean Ferrant de-lez le roi qui fut moult réjoui de sa venue ; et fut ce jour à son frein et l’un des bons de tous les nôtres. Pourtant vous dis-je que il me fit grand’courtoisie, car il me délivra de prison et de mes ennemis et des ennemis qui m’emmenoient, ni point je n’eusse été à la belle journée de Juberote si il n’eût été. Ne me fit-il donc point un beau service ? » — « Par ma foi ! répondit messire Jean d’Aubrecicourt, si fit ; et aussi par vous, si comme je l’entends, sçut-il la besogne. » — « C’est vérité, » dit l’écuyer. Lors chevauchèrent-ils un petit plus fort que ils n’avoient fait, et tant que ils raconsuivirent les autres, et vinrent ce jour, ce m’est avis, à Conimbres.

  1. Couverts de larges et de pavois.
  2. À la mort du duc de Bretagne, Jeanne de Navarre devint reine d’Angleterre, par son mariage avec Henri IV.
  3. Parler familièrement.
  4. Cavalier monté sur un genet.