Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 272-278).

CHAPITRE LIII.

Comment les nouvelles de la bataille de Hongrie furent sçues en l’hôtel du roi de France.


Or avint que la propre nuit de Noël, que on dit en France Calendes, messire Jacques de Helly, sur heure de nonne, entra en la cité de Paris. Et sitôt comme il fut descendu de son cheval à son hôtel il demanda ou le roi étoit. On lui dit : « À Saint-Pol sur Seine. » Il se trait celle part. Pour ce jour étoient de-lez le roi, le duc d’Orléans son frère, les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, le comte de Saint-Pol, et moult de nobles du royaume de France, ainsi qu’à une telle solemnité les seigneurs vont volontiers voir le roi, et est d’usage. Messire Jacques de Helly entra en l’hôtel de Saint-Pol en l’arroi que je vous dis, tout housé et éperonné. Et pour ce jour il n’y étoit point connu, car il avoit plus poursuivi et hanté les parties lointaines, quérant les aventures, que les prochaines de sa nation. Si fit tant par sa parole qu’il approcha la chambre du roi et se fit à connoître ; car il dit que il venoit tout droit de l’Amorath-Baquin et de la Turquie, et avoit été à la bataille de Nicopoli où les Chrétiens avoient perdu ; et de tout il apportoit certaines nouvelles, tant du comte de Nevers comme des autres seigneurs de France, qui en sa compagnie étoient passés outre en Honguerie.

Les chevaliers de la chambre du roi entendirent à ces paroles volontiers ; car bien savoient que le roi de France, le duc de Bourgogne et les seigneurs désiroient ouïr nouvelles véritables des parties dont il venoit. Si lui firent voie et audience à venir devant le roi. Quand il fut venu jusques au roi, il s’agenouilla, ainsi que fut raison ; et parla moult sagement, en remontrant tout ce qu’il savoit et dont il étoit chargé à dire, tant de par l’Amorath-Baquin que de par le comte de Nevers et les seigneurs de France qui prisonniers étoient. À toutes ces paroles entendit le roi de France voulentiers : et aussi firent les seigneurs qui de-lez lui étoient, car elles leur semblèrent véritables, ainsi que elles étoient. Si fut de tout enquis et demandé, et doucement examiné pour atteindre mieux et plus véritablement la matière ; et à tout il répondit moult sagement et à point, tant que le roi et les seigneurs en furent contens. Et furent moult courroucés du dommage que le roi Louis de Honguerie et les seigneurs avoient reçu. Et d’autre part ils se réconfortoient en ce que le roi étoit échappé sans mort et sans prison ; car ils supposoient et disoient et devisoient là entre eux, que encore il feroit de belles et grandes recouvrances sur l’Amorath et sur la Turquie, et leur porteroit encore moult de dommages ; et si étoient moult réjouis de ce que le comte de Nevers et les comtes de la Marche et de Vendôme, messire Henry de Bar, le sire de Coucy, messire Guy de la Trémoille, et messire Boucicaut étoient hors du péril de mort, et pris et retenus prisonniers ; car toujours, ainsi que les seigneurs devisoient et disoient devant le roi, viennent seigneurs à rançon et à finance ; et on trouveroit aucun moyen par quoi ils seroient rachetés et délivrés ; car ainsi que messire Jacques de Helly leur disoit et remontroit, il espéroit bien que l’Amorath, dedans un an ou deux au plus tard, les mettroit à finance ; car il convenoit or et richesses envoyer devers lui trop grandement ; et ce savoit de sentiment ; car il avoit demeuré et conversé en Turquie avecques eux, et servi l’Amorath, père à icelui dont je parle maintenant, plus de trois ans.

Si fit le roi de France lever sur ses genoux le chevalier qui ces nouvelles avoit apportées, et le conjouit grandement ; et aussi firent les seigneurs qui là étoient ; et lui dirent généralement qu’il étoit en ce monde bienheureux, quand il avoit été à une telle journée de bataille, et qu’il avoit la connoissance et accointance d’un si grand roi mescréant que de l’Amorath-Baquin qui l’avoit envoyé en message devers le roi de France et les seigneurs ; de laquelle bonne aventure il et son lignage devoient trop mieux valoir. Si fit tantôt et incontinent le roi de France, ces nouvelles ouïes, délivrer hors de prison de Chastelet tous ceux qui mis y avoient été, pour les nouvelles paroles qui semées avoient été parmi Paris et ailleurs, avant que messire Jacques de Helly fût venu. De laquelle délivrance ils eurent tous grand joie, car plusieurs se repentoient de ce que ils avoient tant parlé.

Or s’espartirent ces nouvelles, que messire Jacques de Helly apporta, en France et à Paris, et furent tenues à véritables. Ceux et celles qui leurs seigneurs, maris, frères, pères et enfans avoient perdu, furent courroucés, et à bonne cause. Les hautes dames de France, telles que, la duchesse de Bourgogne, pour son fils le comte de Nevers, et sa fille, Marguerite de Hainaut, pour son mari le dit comte, furent fort courroucées, et bien y avoit cause ; car ce leur tenoit trop près du cœur. Ainsi furent Marie de Berry, comtesse d’Eu, pour son mari messire Philippe d’Artois, connétable de France, la comtesse de la Marche, la dame de Coucy, et sa fille de Bar, la dame de Sully et toutes les dames généralement, tant au royaume de France comme ailleurs. Mais ce les réconfortoit au fort, quand elles avoient assez pleuré et lamenté, qu’ils étoient prisonniers. Mais il n’y avoit nul réconfort en celles qui sentoient et entendoient leurs maris morts et leurs frères, pères, enfans et amis. Et durèrent ces lamentations moult longuement parmi le royaume de France et ailleurs aussi.

Vous devez savoir que le duc de Bourgogne festoya grandement le chevalier de Helly qui ces nouvelles lui avoit apportées de son fils ; et lui donna beaux dons et riches, et le retint de ses chevaliers, parmi deux cents livres de revenue par an, dont il le doua à tenir son vivant. Le roi de France et tous les seigneurs firent grand profit au dit chevalier, lequel mit en termes, puisqu’il avoit fait son message, qu’il lui convenoit retourner devers l’Amorath ; car ainsi lui avoit été dit à son département, et se tenoit encore prisonnier à l’Amorath ; quoiqu’il fût venu, ce n’avoit été que pour aller apporter nouvelles, tant de l’Amorath et de sa victoire, que des seigneurs de France qui pris et morts étoient et avoient été à la bataille de Nicopoli. Ces paroles et signifiances du retour que messire Jacques fit au roi et aux seigneurs leur furent assez agréables, et leur sembloient raisonnables ; et entendirent sur sa délivrance. Et escripsirent le roi, le duc de Bourgogne, et les seigneurs qui à Paris étoient, à leurs prismes et amis. Mais avant toutes ces choses, avisé fut en conseil du roi de France, que on en envoyeroit, de par le roi, un chevalier d’honneur, de prudence, et de vaillance devers l’Amorath-Baquin ; et lequel, son message fait au dit Amorath, retourneroit en France et rapporteroit secondes nouvelles du dit Amorath, au cas que messire Jacques de Helly ne pouvoit retourner fors que par congé, car il étoit encore prisonnier, où qu’il fût, et obligé au dit Amorath.

Si fut élu à aller en ce voyage, et faire le message de par le roi de France, messire Jean de Chastelmorant, chevalier pourvu de sens et de langage, froid et attrempé en toutes manières. Et fut sçu et demandé à messire Jacques de Helly quels joyaux on pourroit transmettre et envoyer de par le roi de France au dit roi Basaach qui mieux lui pussent complaire, afin que le comte de Nevers et tous les autres seigneurs qui prisonniers étoient en vaulsissent mieux. Le chevalier répondit à ce et dit, que l’Amorath prendroit grand’plaisance à voir draps de hautes lices ouvrés à Arras en Picardie, mais qu’ils fussent de bonnes histoires anciennes ; et aussi à voir blancs faucons qui sont nommés Gerfaux. Avecques tout, il pensoit que fines blanches toiles de Rheims seroient de l’Amorath et de ses gens recueillies à grand gré, et fines écarlates ; car de draps d’or et de soie, en Turquie le roi et les seigneurs avoient assez et largement ; et prenoient en nouvelles choses leurs ébattemens et plaisances. Ces paroles furent arrêtées du roi et du duc de Bourgogne, qui toute son entente mettoit à complaire à l’Amorath pour la cause de son fils.

Environ douze jours demeura messire Jacques de Helly à Paris de-lez le roi et les seigneurs qui volontiers l’écoutoient, pourtant que très proprement il parloit des aventures de Turquie et de Honguerie, de l’Amorath-Baquin et de son ordonnance. Et aussi pourtant qu’il devoit retourner vers lui et devers les seigneurs, à son département il lui fut dit : « Messire Jacques, vous cheminerez tout souef et à votre aise. Nous créons bien, dirent les seigneurs, que vous irez par Lombardie, et parlerez au duc de Milan, car ils se entr’aiment et connoissent assez, par ouï dire et par recommandation, l’Amorath et lui, car oncques ne se virent. Mais quel chemin que vous teniez, nous vous prions et enjoignons que messire Jean de Chastel-Morant, lequel nous avons ordonné à envoyer de par le roi, attendiez en Honguerie ; car c’est notre entente qu’il passera outre et ira en Turquie, et portera dons et présens de par le roi de France à l’Amorath afin qu’il soit plus doux et débonnaire au comte de Nevers et à ceux de sa compagnie qui sont au danger de l’Amorath. »

Messire Jacques de Helly répondit à ce et dit que tout ce il feroit volontiers.

Adonc fut faite sa délivrance de tous points ; et se départit du roi, du duc de Bourgogne, et des seigneurs de France, et issit de Paris ; et prit le chemin ainsi qu’il étoit venu ; puis se mit au retour ; et fut son entente que jamais ne retourneroit en France tant qu’il auroit été en Honguerie et en Turquie. D’autre part, depuis son département, le roi et le duc de Bourgogne n’entendirent à autre chose fors de pourvoir les présens qu’ils vouloient envoyer devers l’Amorath-Baquin ; et quand ils furent pourvus, messire Jean de Chastel-Morant fut tout prêt et ordonné pour partir, car bien savoit qu’il étoit chargé de par le roi à aller en ce voyage et faire ce message. On se diligenta d’envoyer les présens de par le roi de France à l’Amorath-Baquin, afin que messire Jean de Chastel-Morant pût atteindre messire Jacques de Helly à six sommiers. Si vous dirai de quoi ils furent chargés. Les deux furent chargés de draps de haute lice pris et faits à Arras, les mieux ouvrés que on pût avoir et recouvrer ; et étoient ces draps faits de l’histoire du roi Alexandre et de la greigneur partie de sa vie et de ses conquêtes, laquelle chose étoit très plaisant et agréable à voir à toutes gens d’honneur et de bien ; les autres deux sommiers de fines écarlates blanches et vermeilles.

De toutes ces choses recouvra-t-on assez légèrement par les deniers payans, et on trouva à trop grand’peine des blancs gerfaux ; toutefois à Paris ou en Allemagne on en eut. Et du tout fut chargé messire Jean de Chastel-Morant à faire présent et son message ; et se départit de Paris, du roi et des seigneurs, quinze jours après que messire Jacques fut mis en voie et au chemin.

Entretant que ces voyageurs cheminoient, le roi de Honguerie, qui si grand dommage avoit reçu et eu en la bataille, si comme il est ci-dessus dit et contenu en l’histoire, retourna en son pays. Donc quand on sçut sa revenue, toutes ses gens qui moult l’aimoient furent grandement réjouis ; et vinrent devers lui et le réconfortèrent, et dirent que, s’il avoit perdu et eu dommage, une autre fois il auroit profit. Il convint au roi de Honguerie porter son dommage le plus bellement qu’il put ; et aussi fit-il à ses gens.

D’autre part l’Amorath-Baquin retourna en son pays depuis la bataille passée, ainsi que ci-dessus est contenu ; et vint en une grosse ville en Turquie qu’on appelle Burse ; et là furent les chevaliers de France prisonniers amenés, et là se tinrent en bonnes gardes qui furent mis et établis sur eux. Et devez savoir qu’ils n’avoient pas toutes leurs aises, mais moult contraires. Trop fort leur changèrent le temps et les vivres ; car ils avoient appris la nourriture de douces viandes délicieuses ; et souloient avoir leur queux, varlets et mesnées qui leur administroient après leurs goûts et appétits ; et de ce ils n’avoient rien fors que tout le contraire, grosses viandes, chairs mal cuites et appareillées ; des épices avoient-ils assez et à largesse, et du pain de millet qui moult est doucereux et hors de la nature de France. Des vins avoient-ils à grand danger ; et quoique tous fussent grands seigneurs, on ne faisoit pas grand compte d’eux ; et les avoient aussi chers les Turcs malades que sains, et morts que vifs ; car si par le plaisir et conseil de plusieurs allât, on les eût tous mis à exécution.

Ces seigneurs de France qui prisonniers étoient en Turquie se confortoient l’un parmi l’autre et prenoient en gré tout ce que on leur faisoit et administroit, car ils n’en pouvoient avoir autre chose. Si se muèrent moult de sang et de couleur et se altérèrent tous, car ils engendrèrent petit à petit foible sang et commencement de maladies, et trop plus les uns que les autres. Et par espécial cil qui se confortoit le mieux c’étoit le comte de Nevers ; mais il le faisoit tout par sens pour réjouir et conforter les autres. Et avec lui étoit de bon réconfort messire Boucicaut, le comte de la Marche et messire Henry de Bar. Et prenoient le temps assez en bon gré et patience ; et disoient que on ne pouvoit point avoir les honneurs d’armes et les gloires de ce monde sans avoir peine, et à la fois de dures aventures et des rencontres ; et oncques ne fut en ce monde, tant fût vaillant ni heureux ni bien usé d’armes, qui eût tous ses souhaits ni ses volontés ; et devoient encore Dieu louer quand ils se trouvoient en ce parti que on leur avoit sauvé les vies en la fureur et courroux où ils virent l’Amorat-Baquin et les plus prochains de son conseil ; car il fut dit en l’ost et conseillé, et s’inclinoit et arrêtoit généralement le peuple que tous fussent morts et détranchés : « Et je même, disoit messire Boucicaut, en dois de la longueur de ma vie plus louer Dieu que nul de vous ; car je fus sur le point d’être mort, occis et detranché, ainsi que les autres nos compagnons furent ; et étoit tout ordonné, quand monseigneur de Nevers me ravisa ; et tantôt il se mit à genoux devant l’Amorath et pria pour moi, et à sa prière je fus délivré. Si tiens et recorde celle aventure à belle et bonne, quand il plaît à Notre Seigneur, car d’ores-en-avant ce que je vivrai il me semble que ce sera avantage. Et Dieu qui nous a délivrés de ce péril nous délivrera encore de plus grand ; car nous sommes ses soudoyers, et pour lui nous avons celle peine ; car par messire Jacques de Helly qui chemine en France de par l’Amorath, qui recordera ces nouvelles au roi et aux barons de France, pourrons-nous avoir dedans un an bon réconfort et délivrance. La chose ne demeurera pas ainsi ; il y a moult de sens de-lez le roi de France et en monseigneur de Bourgogne ; jamais ils ne nous oublieroient que par aucun moyen ou traité nous ne venons à finance et délivrance. »

Ainsi se réconfortoit messire Boucicaut et prenoit le temps assez en bon gré et patience ; et aussi faisoit le jeune comte de Nevers. Mais le sire de Coucy le prenoit en trop grand’déplaisance ; dont c’étoit merveille, car devant celle aventure il avoit toujours été un sire pourvu et plein de grand réconfort ; ni oncques il ne fut ébahi. Mais en celle prison où il étoit à Burse en Turquie, il se déconfortoit et ébahissoit de lui-même plus que nul des autres, et se mérencolioit, et avoit le cœur trop pesant ; et disoit bien que jamais il ne retourneroit en France, car il étoit issu de tant de grands périls et de dures aventures que celle seroit la dernière. Messire Henry de Bar le réconfortoit si acertes comme il pouvoit, et lui blâmoit les déconforts, lesquels sans cause il prenoit, et que c’étoit folie de dire et faire ainsi ; et que en lui il devoit avoir plus de réconfort qu’en tous les autres. Mais nonobstant ce, il s’ébahissoit de soi-même ; et lui souvenoit trop durement de sa femme, et regrettoit moult souvent ; et aussi faisoit messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France. Messire Guy de la Trémoille se réconfortoit assez bien. Aussi faisoit le comte de la Marche. L’Amorath-Baquin vouloit bien qu’ils eussent aucunes grâces st ébattemens de leurs délits, et les vouloit voir à la fois, et gengler et bourder à eux ; et leur étoit assez gracieux et débonnaire ; et vouloit bien qu’ils vissent son état et une partie de sa puissance.

Nous laisserons un petit à parler d’eux et parlerons de messire Jacques de Helly et Jean de Chastel-Morant, qui tous deux cheminoient pour venir en Honguerie ; mais messire Jacques y vint devant messire Jean de Chastel-Morant ; et lui entré en Honguerie, vint en la cité de Bude, et là trouva le roi de Honguerie qui le recueillit doucement pour l’honneur du roi de France et des royaux ; et lui demanda des nouvelles, et messire Jacques lui en dit assez.

Environ dix ou douze jours séjourna messire Jacques de Helly en la cité de Bude en Honguerie en attendant messire Jean de Chastel-Morant, lequel exploita en cheminant, et avança du plus tôt qu’il put. Et quand il fut venu en l’arroy et ordonnance que dessus avez ouï recorder messire Jacques en fut tout réjoui, car il désiroit à passer outre en Turquie, pour lui acquitter de sa foi envers l’Amorath-Baquin et pour voir le comte de Nevers et les seigneurs de France prisonniers, et pour eux à son loyal pouvoir réconforter.

Quand le roi de Honguerie vit Chastel-Morant, si lui fit bonne chère, pour l’honneur du roi de France et des royaux ses cousins ; et entendit par ses hommes même, que le roi de France envoyoit à l’Amorath par son chevalier grand présens et beaux joyaux, desquelles choses il fut tout courroucé. Mais il se dissimula grandement et couvrit sagement, tant que messire Jacques de Helly fut départi et allé en Turquie, car il dit bien à soi-même, et à ceux de son plus étroit conseil auxquels il se découvrit, que jà ce chien mescréant l’Amorath n’auroit don ni présent qui vinssent de France ni d’ailleurs, tant qu’il eût la puissance du détourner. Quand messire Jacques se fut rafreschi deux jours ou environ à Bude en Honguerie, il prit congé au roi et à Chastel-Morant, et dit qu’il vouloit passer outre pour aller en Turquie devers l’Amorath et pour impétrer un sauf conduit pour messire Jean de Chastel-Morant, afin que il et ce qu’il menoit pussent passer outre et venir devers lui. Le foi lui dit que ce seroit bien fait. Lors se départit le dit chevalier avecques ses gens, et se mit au chemin, et prit guides qui le menèrent f parmi la Honguerie et la Blaquie, et exploita tant par ses journées qu’il vint devers l’Amorath-Baquin ; et ne le trouva pas à Burse, mais étoit ailleurs en une cité en Turquie que on appelle Polly[1] ; et partout où il alloit et se traioit les prisonniers de France étoient menés, réservé le sire de Coucy qui demeura toujours à Burse à l’entrée de la Turquie, car il ne pouvoit souffrir la peine de chevaucher, pourtant qu’il n’étoit point bien haitié ; et aussi il étoit recru et replegé[2] ; et étoit demeuré pour lui un sien cousin de Grèce, un moult vaillant baron qui descendu et issu étoit des ducs d’Osteriche, nommé le sire de Matelin[3]. Quand messire Jacques de Helly fut venu à Polly, il se trouva devers l’Amorath qui le vit volontiers, pourtant qu’il étoit retourné de France. Messire Jacques de Helly se humilia devers lui moult doucement et lui dit : « Très cher sire et redouté, vé-cy votre prisonnier. À mon pouvoir j’ai fait votre message et ce dont j’étois chargé. » Dont répondit le dit Amorath et dit : « Tu sois le bien venu ! tu t’es acquitté loyaument, et pourtant je te quitte ta prison, et peux aller venir et retourner quand il te plaît. » Donc le mercia pour celle grâce moult humblement, et lui dit comment le roi de France et le duc de Bourgogne, père au comte de Nevers son prisonnier, lui envoyoient un chevalier d’honneur et de crédence en ambaxaderie, et lequel de par le roi lui apportoit aucuns joyaux de récréation lesquels il verroit volontiers. L’Amorath lui demanda s’il les avoit vus ; il répondit : « Non ; mais le chevalier qui est chargé de faire le message est demeuré de-lez le roi de Honguerie à Bude ; et je suis venu devant devers vous noncier ces nouvelles, et pour avoir un sauf conduit allant et retournant devers vous et arrière en Honguerie. » À celle parole répondit l’Amorath : « Nous voulons qu’il l’ait, et lui accordons tout ainsi et en tel forme que le voulez avoir. » De cette parole remercia le chevalier l’Amorath et se humilia devers lui. Adonc se départit l’Amorath de sa présence et entendit à autre chose, ainsi que grands seigneurs font.

Depuis avint, à une autre heure, que messire Jacques de Helly parla à l’Amorath et se mit à genoux devant lui, et lui pria moult doucement qu’il pût voir ses seigneurs les chevaliers de France, car il avoit à parler à eux de plusieurs choses. L’Amorath à cette requête ne répondit pas sitôt, mais pensa un petit ; et quand il parla il dit : « Tu en verras l’un tant seulement et non les autres. » Adonc fit-il signe à aucuns de ses hommes que le comte de Nevers tout seul fût amené en la place en sa présence, tant qu’il eût un petit parlé à lui, et puis fut remené. On fit tantôt son commandement ; on alla quérir le comte de Nevers, et fut amené devant le chevalier qui s’inclina contre lui. Le comte le vit volontiers ; ce fut raison ; et lui demanda du roi et de son seigneur de Bourgogne, et de sa dame de mère, et des nouvelles de France. Le chevalier lui recorda ce qu’il en savoit et avoit vu, et tout ce lui dit de bouche dont il étoit chargé ; et n’eurent pas si grand loisir de parler l’un à l’autre comme ils voulsissent bien, car les hommes de l’Amorath étoient là présens, qui leur disoient qu’ils se délivrassent de parler et que il leur convenoit entendre à autre chose.

Donc demanda messire Jacques de Helly au comte de Nevers, si tous les autres seigneurs de France étoient en bon point. Il répondit : « Oil, mais le sire de Coucy n’est point avecques nous ; il est demeuré à Burse, et sur recréant du seigneur de Matelin, qui est demeuré pour lui ainsi que je l’entends ; et ce sire de Matelin est assez en la grâce de l’Amorath. » Donc, dit messire Jacques comment messire Jean Chastel-Morant étoit issu hors de France, et venoit de par le roi et le duc de Bourgogne en ambaxade devers l’Amorath, et lui apportoit, pour lui adoucir sa félonnie et son ire, de beaux joyaux, nobles et riches : « Mais il est arrêté à Bude en Honguerie de-lez le roi, et je suis venu quérir un sauf conduit pour lui, allant et retournant, lui et toute sa famille ; et l’Amorath le m’a jà accordé ; et crois assez que je retournerai de bref devers lui. »

De ces paroles et nouvelles fut le comte de Nevers tout réjoui, mais il n’en osa montrer nul semblant pour les Turcs qui les gardoient et regardoient. La dernière parole que le comte de Nevers dit à messire Jacques de Helly fut telle : « Messire Jacques, j’entends par vous que l’Amorath vous acquitte de tous points ; et pouvez quand il vous plaît retourner en France. Vous venu de là, dites de par moi à monseigneur mon père, si il a intention de moi et mes compagnons r’avoir, il envoye traiter de notre délivrance hâtivement par marchands gennevois et vénitiens. Et se compose et accorde à la première demande que l’Amorath, ou ceux de par lui qui de ce seront chargés, feront ; car nous sommes perdus pour toujours mais si on s’y arrête ni varie longuement ; car j’ai entendu que l’Amorath est loyal, courtois et bref en toutes choses, mais que on le sache prendre en point. »

Atant finirent les parlemens ; le comte de Nevers fut remené avecques ses compagnons ; et messire Jacques de Helly retourna d’autre part et entendit à avoir tout ce qui octroyé lui étoit de par l’Amorath pour revenir en Honguerie. Quand le sauf conduit fut escript et scellé, selon l’usage et coutume que l’Amorath a de faire et de donner, on le bailla et délivra au chevalier qui le prit ; et puis prit congé à l’Amorath et à ceux de sa cour de sa connoissance, et se nuit au retour, et chemina tant par ses journées qu’il vint à Bude en Honguerie. Si se trait tantôt devers messire Jean de Chastel-Morant qui l’attendoit et désiroit sa venue, si lui dit : « Je vous apporte un sauf conduit, allant et retournant en Turquie, pour vous et pour votre famille ; et le m’a accordé et donné le roi Basaach assez légèrement. » — « C’est bien, dit le chevalier, or allons devers le roi de Honguerie et lui recordons ces nouvelles, et puis de matin je me départirai, car j’ai ici assez séjourné. » Adonc s’en allèrent les deux chevaliers tous d’un accord devers le roi qui étoit en sa chambre, et parlèrent à lui en remontrant tout l’affaire que vous avez ouï. Le roi de Honguerie répondit à ce et dit ainsi : « Vous, Chastel-Morant et Helly, soyez les bien venus ; nous vous véons volontiers pour l’amour de nos cousins de France ; et leur ferions volontiers plaisir et à vous aussi ; et pouvez aller et venir parmi le royaume à votre volonté, et aussi en la Turquie s’il vous plaît ; mais pour le présent nous ne sommes pas d’accord que les présens et joyaux lesquels vous, Chastel-Morant, qui messager en êtes, avez fait venir du royaume de France vous meniez outre ni présentiez à ce chien mescréant le roi Basaach ; il n’en sera jà enrichi ni réjoui. Il nous tourneroit à trop grand blâme et vileté, si au temps à venir il se pouvoit vanter que, pour lui attraire à amour et par cremeur, pourtant qu’il a eu une victoire sur nous et qu’il tient en danger et en prison aucuns hauts barons de France, il fût de tant honoré qu’il put montrer et dire : « Le roi de France et les seigneurs de son sang m’ont envoyé ou envoyèrent tels riches présens et joyaux. Tant que des gerfaux, je ne ferois pas trop grand compte, car oiseaux volent légèrement de pays en autre ; ils sont donnés et tôt perdus. Mais des draps de haute lice, ce sont choses à montrer, à garder, à demeurer et à voir à toujours mais. Si que, Chastel-Morant, dit le roi de Honguerie, si vous voulez passer outre en Turquie et porter les faucons gerfaux, et voir ce roi Basaach, faire le pouvez. Mais autre chose vous n’y porterez. »

Donc répondit messire Jean de Chastal-Morant et dit : « Cher sire et redouté roi, ce ne seroit pas mon honneur ni la plaisance du roi de France, ni des seigneurs qui ci m’envoyent, si je n’y accomplissois mon voyage en la forme et manière qu’il m’est chargé de faire. » — « Or bien, dit le roi, n’en aurez autre chose présentement par moi. » Si se départit atant des chevaliers et rentra en sa chambre, et les laissa tous deux parlant ensemble, eux conseillant quelle chose ils pourroient faire ; car celle abusion du roi de Honguerie leur tournoit à grand’déplaisance. Et en parlèrent entre eux deux en plusieurs manières, pour avoir conseil comment ils s’en cheviroient. Et avisèrent que tout leur état et l’imagination du roi de Honguerie, ils l’envoieroient, par lettres et hâtif message, au roi de France et au duc de Bourgogne, afin qu’ils y voulsissent pourveoir, puisqu’ils n’en pouvoient avoir autre chose ; par quoi aussi, s’il convenoit, ils fussent excusés de leur longue demeure par le moyen du roi de Honguerie. Si escripsirent lettres les deux chevaliers et scellèrent, adressans au roi de France et au duc de Bourgogne, et prindrent certain messager bien exploitant pour chevaucher en France ; et lui firent finance d’or et d’argent assez pour souvent remuer et changer chevaux, afin qu’il fût plus exploitant sur son chemin ; et ils demeurèrent à Bude en Honguerie, attendant le retour dudit message.

Tant exploita le messager des chevaliers de France dessus nommés, et si bonne diligence fit sur chemin, qu’il vint en France et à Paris ; et là trouva le roi, le duc de Bourgogne et les seigneurs, et montra ses lettres. On les prit, ouvrit et legi tout au long. Des quelles paroles qui dedans étoient escriptes ou fut trop durement courroucé et émerveillé. Et pensèrent sus grandement, pourquoi le roi de Honguerie avoit empêché ni empêchoit à passer outre en Turquie et de faire les presens à l’Amorath-Baquin, ainsi que ordonné et déterminé l’avoient. Le duc de Berry excusoit fort le roi de Honguerie et disoit qu’il n’avoit nul tort de faire ce, car on s’étoit trop humilié et abaissé, quand le roi de France envoyoit dons, présens et joyaux à un roi payen mescréant. Le duc de Bourgogne, auquel la matière touchoit, proposoit à l’encontre, que c’étoit toute chose raisonnable, au cas que fortune et aventure lui avoient fait tant de grâce qu’il avoit victoire et journée pour lui de bataille, si belle et si grande que déconfit et mis en chasse le roi de Honguerie et pris tous les plus nobles et plus grands, réservé le corps du roi, qui ce jour s’étoient armés en bataille contre lui, et les tenoit prisonniers et en danger ; pour laquelle cause il convenoit aux proches et amis de ceux, que par aucuns moyens ils fussent aidés et confortés, si on entendoit à eux avoir et délivrer.

Les paroles du duc de Bourgogne furent aidées et soutenues du roi et de son conseil ; et fut dit qu’il avoit bonne cause de ce dire et remontrer ; et demanda le roi au duc de Berry en disant : « Beaulx oncle, si l’Amorath-Baquin, ou le soudan, ou un autre roi payen vous envoyoit un rubis noble et riche, je vous demande si vous le recevriez. » Le duc de Berry répondit et dit : « Monseigneur, j’en aurois avis. » Or fut-il dit du roi et remontré, que il n’avoit pas dix ans que le soudan lui avoit envoyé un rubis lequel il avoit acheté vingt mille florins.

L’affaire du roi de Honguerie ne fut en rien soutenue ; mais fut bien dit qu’il avoit mal fait quand il empêchoit et avoit empêché les présens outre devers le roi Basaach, et que ce pourroit les seigneurs de France plus arrêter que avancer. Si fut ordonné ainsi et conseillé au roi de France, d’escripre au roi de Honguerie lettres moult amiables, en priant qu’il ne mît nul empêchement à ce que son chevalier et sa charge ne passât outre en Turquie et ne fit son message. Si furent de rechef lettres escriptes sur la forme que je vous dis, et scellées, et baillées à celui qui les nouvelles avoit apportées. Quand il eut sa délivrance il se départit du roi et du duc de Bourgogne et des seigneurs de France, et se mit au retour pour revenir en Honguerie.

  1. Il y a tant de villes qui se terminent ainsi en Grèce et en Turquie qu’on ne peut déterminer le nom d’après cette seule indication.
  2. Délivré moyennant caution.
  3. Michel Ducas rapporte (ch. ii, pag. 312), comment Fr. Gateluzzo, noble Génois, après avoir aidé Jean Paléologue à se rendre maître de Constantinople, obtint de lui en 1355 la seigneurie de l’île de Metelin ou Lesbos et sa propre sœur en mariage. Suivant Meletius (t. iii, p. 211), les Gateluzzo, qu’il appelle Catalousias, restèrent souverains de cette île jusqu’en 1362, où le sultan Mechmet se la fit céder par Nicolas Gateluzzo, qui se fit Turc, et fut ensuite tué par l’ordre de ce même sultan.