Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LVII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 292-293).

CHAPITRE LVII.

Comment le duc de Glocestre fut pris par le comte Maréchal au commandement du roi.


Le roi Richard d’Angleterre notoit bien toutes ces paroles que on lui disoit en son retrait en grand secret ; et tant les nota et pensa sus, comme imaginatif qu’il étoit, que, un petit après que ses deux oncles les ducs de Lancastre et d’Yorch se furent partis de sa compagnie et allés en leur manoir, ainsi comme ci-dessus est dit, il mit ose et hardiment ensemble ; et dît en soi-même premièrement, que mieux valoit qu’il déconfît autrui que il fût détruit, et que brièvement îl avoit tel son oncle de Glocestre que on en seroit à toujours assuré de lui. Et pour ce qu’il ne pouvoit celle emprise faire seul, il se découvrit à ceux où il avoit la greigneur fiance, ce fut au comte Maréchal, son cousin, comte de Nothinghen ; et lui dit de mot à mot tout ce qu’il vouloit qui se fit. Le comte Maréchal, qui plus aimoit le roi que le duc de Glocestre, car il lui avoit fait moult de biens, tint la parole du roi en secret, fors à ceux desquels il se vouloit aider, car il ne pouvoit faire son fait seul. Les paroles qui s’ensuivent vous éclairciront la manière et ordonnance du procès.

Le roi d’Angleterre s’en vint sur forme et manière d’ébattement et pour chasser aux daims, en un manoir à vingt milles de Londres que on dit Havringes-le-bourc[1] en la marche d’Excesses et assez près de Plaissy, à vingt milles ou environ, là où le duc de Glocestre continuellement tenoit son hôtel. Le roi se départit un après dîner de Havringes-le-bourc et ne menoit pas tout sont état avecques, mais l’avoit laissé à Eltam de-lez la roine ; et s’en vint à Plaissy ainsi que sur le point de cinq heures. Et faisoit moult bel et moult chaud ; et quand il entra au chastel de Plaissy on ne s’en donnoit de garde, quand on dit : « Vecy le roy ! » Et avoit jà le duc de Glocestre soupé, car il fut moult sobre, et petit séoit à table, tant de dîner comme de souper. Il vint à l’encontre du roi en-mi la place du chastel, et l’honora ainsi qu’on doit faire son seigneur, et que bien le sçut faire. Aussi fit la duchesse et ses enfans qui là étoient. Le roi entra en la salle et puis en la chambre. On couvrit une table pour le roi, et petit soupa ; et jà avoit-il dit au duc : « Bel oncle, faites sceller vos chevaux, non pas tous, mais cinq ou six, il convient que vous me tenez compagnie à Londres, car j’ai demain une journée contre les Londriens, et nous trouverons là mon oncle de Lancastre et mon oncle d’Yorch sans faute, et de une requête qu’ils me viennent faire j’en ordonnerai par votre conseil ; et dites à votre maître d’hôtel que demain vos gens vous suivent et viennent à Londres et que droit là ils vous trouveront. »

Le duc, qui nul mal n’y pensoit, lui accorda légèrement. Tantôt le roi eut soupé et leva sus. Tous furent prêts, le roi prit congé à la duchesse et à ses enfans et monta à cheval ; aussi fit le duc qui ne partit de Plaissy que lui septième de ses gens, quatre écuyers et quatre varlets ; et prirent le chemin de Bondelay pour avoir plus plain chemin et pour eschever la ville de Brehoude[2] et autres, et le grand chemin de Londres. Et chevauchèrent fort ; car le roi feignoit venir à Londres. Et si devisoit sur les chemins le roi à son oncle et son oncle à lui. Et vinrent tant en chevauchant qu’ils approchèrent de Stadeforde[3] et la rivière de la Tamise. Là, sur un certain pas, étoit en embûche le comte Maréchal. Quand le roi dut cheoir sur celle embûche il se départit de son oncle, et chevaucha plus fort que devant et mit son oncle derrière. Et evvous le comte Maréchal atout une quantité d’hommes et de chevaux, et saillit devant au duc de Glocestre et dit : « Je mets la main à vous de par le roi. » Le duc fut tout éperdu et vit bien qu’il étoit trahi, et commença à crier à haute voix après le roi ; je ne sais si le roi l’ouït ou non, mais point ne retourna ; et chevaucha toujours moult fort devant lui, et ses gens le suivoient[4]. Nous nous souffrirons un petit à parler de celle manière et assez tôt y retournerons.

  1. Havering at the Bower.
  2. Brentwood.
  3. Stafford.
  4. Hollinshed raconte à peu près de la même manière la conduite hypocrite du roi ; seulement il fait arrêter le duc de Glocester aussitôt qu’il eut mis les pieds hors de son château. Le moine d’Evesham le raconte aussi d’une autre manière. « Assumptis secum, dit-il, Johanne Bush et aliis armatis Rex venit apud Plaisy, ubi personaliter arrestavit Thomam ducem Glaucestriæ, in noctis silentio, infirmitate detentum et in lecto quiescentem, non obstantibus doloribus, lacrymis, protestationibus quas ducissa conjux et tota familia dicti ducis Regi ostendebat. » Ce récit me paraît le moins probable, attendu le peu de courage de Richard II.