Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 306-308).

CHAPITRE LX.

Comment les dessus dits seigneurs prisonniers retournèrent en France, et comment, depuis leur venue, le roi entendit à la union de sainte Église.


Le comte de Nevers revenu et retourné en France du voyage de Turquie, par la manière et forme qui est ici dessus contenu, il se tint le plus du temps de-lez son seigneur de père et sa dame de mère. Et à la fois étoit de-lez le roi et son frère le duc d’Orléans, qui volontiers l’oyoient parler des aventures de Turquie et de la bataille de Nicopoli, de sa prise et de l’état et affaire l’Amorath-Baquin, car très proprement il en parloit. Et ne se plaignoit nullement, à ce qu’il remontroit à ses paroles, de l’Amorath ; mais disoit qu’il l’avoit trouvé assez courtois et débonnaire et le plus prochain de son corps. Et n’oublia pas à dire et remontrer au roi et aux seigneurs de France auxquels il adressoit ses paroles, comment le dit Amorath, au congé prendre, et quand il se départit de lui et de Turquie, lui avoit dit qu’il étoit né en ce monde pour faire armes et conquerre toudis avant, et ne vouloit pas que il et tous ceux qui ses prisonniers avoient été ne se pussent encore armer contre lui, car volontiers il les trouveroit la seconde fois, la tierce ou la quarte, si besoin faisoit. Et les aventures d’armes se portoient ainsi en bataille. Et étoit l’intention du roi Amorath que encore il viendroit voir Rome et feroit son cheval manger avoine sur l’hôtel saint Pierre[1]. Et disoit encore le comte de Nevers que l’opinion d’Amorath et des plus grands de son conseil étoit telle, et la commune voix de tous les Sarrasins, que notre foi étoit nulle et notre loi toute corrompue par les chefs de ceux qui la devoient gouverner. Et ne s’en faisoient les Turcs et les Sarrasins que gaber et truffer. Et que par celle variation toute la chrétienté seroit et devoit être détruite et que ce temps étoit venu ; et supposoient plusieurs, en Sarrasine terre, que l’Amorath-Baquin, roi de Turquie, étoit né à ce qu’il seroit sire de tout le monde. Et tels paroles et plus grandes assez avoit-il ouï dire les latiniers et drugemens qui transportèrent les langages de l’un à l’autre. Et à ce qu’il avoit vu et entendu, ils savoient aussi bien en Turquie, en Tartarie, en Perse, en Alexandrie, au Kaire et en toutes les parties de Sarrasine terre comment les Chrétiens erroient, par le fait et ordonnance de ceux qui se nommoient et escripsoient papes, que on faisoit en France ou en Picardie ; et comment les Chrétiens n’étoient pas tous d’une suite et de une tenure, mais se différoient ; car les uns créoient en un et les autres en autre ; et avoient les Sarrasins, qui de ce étoient informés, plusieurs merveilleuses imaginations comment ce se pouvoit faire, et les chefs des pays souffrir.

Ces paroles et autres que le comte de Nevers remontra au roi et aux hauts barons de France leur donnèrent moult à penser ; et disoient les aucuns : « Les Sarrasins ont cause et raison si ils s’en truffent et gabent, car on laissa les prélats et ceux qui se nomment pasteurs de l’église trop convenir. Qui leur battroit le ventre on les mettroit à raison, ou d’eux-mêmes s’y mettroient. » Les clercs de l’université de Paris qui là travailloient, et en apprenant les escriptures ne pouvoient venir à bénéfices pour le fait de ce schisme de l’église et pour ces papes, entendoient volontiers aux murmurations du peuple qui venoient de côté, et étoient tous rejouis de ce que le comte de Nevers en avoit rapporté, et que il disoit que les Sarrasins et les Turcs, qui sont contraires de notre loi, s’en truffoient et en faisoient leur dérision ; et disoient en bonne vérité : « Ils ont cause ; et si le roi de France et le roi d’Allemagne n’y pourvoient, les choses iront encore pis. Et tout considéré, ceux qui ont tenu l’aventure se sont bien tenus, et ainsi conviendra-t-il faire qui voudra avoir union en l’église. » Dit et remontré fut en secret au roi de France de ceux qui bien l’aimoient et qui sa santé à voir désiroient, que l’opinion commune du royaume de France étoit qu’il n’auroit jamais parfaite santé que l’église seroit en autre état. Et lui fut remontré, sur telle forme et manière que on lui donna à entendre, que le roi Charles son père, de bonne mémoire, au lit de la mort, en avoit rechargé son conseil, et faisoit doute qu’il ne se fût trop fort abusé de ces papes et de lui être sitôt déterminé ; et en tenoit sa conscience à moult chargée. Le roi de France s’excusoit en disant : « Quand notre seigneur de père trépassa de ce siècle, nous étions encore moult jeune ; si avons cru le conseil de ceux qui nous ont gouverné jusques à ores ; et si nous avons abusé ou folié, à eux en est la coulpe et non à nous ; et puisque nous en sommes informés si avant, nous y pourvoirons briévement, tellement que on s’en apercevra. »

Le roi Charles de France sentit et entendit bien ces paroles, mieux que oncques mais il n’eût fait, et dit à soi-même, et aussi â ceux de son conseil de sa chambre, qu’il y pourvoiroit. Et en parla à son frère le duc d’Orléans, comte de Blois et de Valois, lequel il eut tantôt à sa volonté ; et ils eurent aussi leur oncle de Bourgogne, car quoiqu’il eût obéi à celui qui se nomma et escripsit pape Clément, il n’y eut oncques ferme fiance ; mais les prélats du royaume de France, et par espécial Guy de Roye, archevêque de Rheims, les archevêques de Sens, de Rouen et l’évêque d’Autun l’avoient bouté et tenu en celle créance. Or fut avisé au détroit conseil du roi de France que, si ils vouloient remettre l’église à point, il convenoit avoir l’accord de toute Allemagne, Si furent envoyés suffisans hommes, chevaliers et clercs de droit, desquels maître Pierre Plaies en fut l’un, en ambaxaderie en Allemagne, devers le roi de Bohême et d’Allemagne qui s’escripsoit roi des Romains. Et fut adonc tant procuré par les dits ambaxadeurs que une journée fut assignée à être, le roi d’Allemagne et son conseil, et le roi de France et son conseil, en la cité de Rheims ; et eurent en convenant les deux rois de y être. Et afin que nuls prélats de côté, cardinaux, archevêques ni évêques ne leur pût briser leurs propos et imagination qu’ils avoient de bien faire, on fit courir une renommée que ces seigneurs et rois, et leurs consaux qui se devoient trouver à Rheims, l’assemblée se feroit pour traiter un mariage du fils le marquis de Blanquebourch, frère au roi d’Allemagne et de une fille que le duc d’Orléans avoit ; et moyennant ces besognes on parleroit d’autres matières.

En ce temps que ces traités se faisoient et approchoient, trépassa de ce siècle à son hôtel à Avesnes en Hainaut, messire Guy de Chastillon, comte de Blois, et fut porté à Valenciennes et ensepveli en une chapelle à Saint-François, église des frères mineurs ; et la chapelle où il fut premièrement mis est nommée la chapelle d’Artois. Vérité est qu’il en faisoit faire une très belle et très noble au pourpris du clos desdits frères, et assez près de là, où il cuidoit gésir. Mais ce comte de Blois mourut si endetté de toutes parts, et si petite ordonnance fut de ses biens, que le sien, rentes et revenues, ne purent fournir ses dettes ; et convint la comtesse de Blois sa femme, Marie de Namur, renoncer à tous meubles. Ni elle n’osa accepter le testament, ni point ne le trouva à son conseil ; et se trait la dite dame à son douaire de la terre de Chimay et de Beaumont ; et les héritages allèrent où ils devoient aller. Le duc d’Orléans eut la comté de Blois ; car il en avoit payé, vivant le comte Guy de Blois, deux cent mille couronnes de France ; et les terres de Hainaut, de Hollande et de Zélande allèrent au duc Aubert de Bavière comte de Hainaut ; et la terre d’Avesnes, de Landrecies et de Louvion en Thierasche échurent à Jean de Blois que on dit de Bretagne. Et si le dessus dit comte Guy n’eût fait le vendage que il fit, il étoit son droit hoir de la comté de Blois. Considérez le grand dommage que un seigneur peut faire à son hoir par croire mauvais conseil.

J’en ai fait pour tant narration que le comte Guy de Blois mit grande entente à son temps, à ce que je, sire Jean Froissart, voulsisse dicter et ordonner celle histoire ; et moult lui coûta de ses deniers ; car on ne peut faire si grand fait que ce ne soit à peine et à grand coûtage. Dieu en ait l’âme de lui ! Ce fut mon seigneur et mon maître, et un seigneur honorable et de grande recommandation ; et point ne lui besognoit à faire les povres traités et marchés qu’il fit et à vendre son héritage ; mais il créoit et crut légèrement ceux qui nul bien ni honneur ni profit ne lui vouloient. Le sieur de Coucy, son cousin, qui mourut en Burse en Turquie, fut moult coupable de ce fait. Dieu lui fasse mercy ! Or revenons aux besognes d’Angleterre.

  1. Il fut fait prisonnier peu d’années après par Tamerlan, et enfermé dans une cage de fer.