Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 312-314).

CHAPITRE LXII.

De la grand’assemblée qui fut faite en la ville de Rheims, tant de l’empire d’Allemagne comme du royaume de France sur l’état et union de sainte Église.


En ce temps se fit une grand’assemblée de seigneurs en la cite de Rheims, tant de l’empire d’Allemagne que du royaume de France ; et fut la cause telle que pour mettre l’église en union. Et fit tant le roi de France par prières et par moyens que le roi d’Allemagne[1], son cousin, vint à Rheims atout son conseil[2]. Et pour ce que on ne voult pas donner à entendre généralement que celle assemblée se fit tant seulement pour parler des papes, de celui qui se tenoit à Rome et de celui qui se tenoit en Avignon, les seigneurs firent courir renommée que le roi d’Allemagne et les seigneurs de l’Empire venoient là pour traiter un mariage du fils au marquis de Blanquebourch à la fille du duc d’Orléans ; et étoit ce marquis frère au roi d’Allemagne. Si se logea le roi de France au palais de l’archevêque ; et là étoient les ducs de Berry, d’Orléans, de Bourbon, le comte de Saint-Pol et plusieurs hauts barons et prélats de France. Et quand le roi d’Allemagne entra dedans la cité de Reims, tous ces seigneurs et prélats, et le roi Charles de Navarre qui aussi étoit là, allèrent tous à l’encontre de lui et le recueillirent doucement et liement, et le menèrent premièrement en l’église Notre-Dame et puis en l’abbaye de Saint-Rémy. Là fut le roi et tous les seigneurs d’Allemagne qui avecques lui étoient venus logés, au plus près de lui que on put par raison ; et étoit ordonné du roi de France et de son conseil, que tout ce que le roi d’Allemagne et ses gens dépendroient en la cité de Reims, tout étoit compté et délivré de par les officiers du roi de France, et si largement fait et de toutes choses que nulle défaute n’y avoit. Et convenoit bien aux Allemands pour délivrance, tous les jours qu’ils séjournèrent en la cité de Reims, dix tonneaux de harengs, car ce fut en temps de carême, et huit cens carpes, sans les autres poissons et ordonnances. Considérez quels grands coustages là furent ; et tout ce paya le roi de France.

Quand le roi d’Allemagne vint la première fois devers le roi de France au palais, tous les seigneurs dessus nommés l’allèrent quérir à l’abbaye de Saint-Rémy et le amenèrent en grand arroy au palais. Quand ces deux rois s’entrecontrèrent et virent premièrement, ils se firent moult d’honneurs et révérences, car bien étoient nourris et induits à ce faire, et par espécial le roi de France plus que le roi d’Allemagne ; car Allemands de nature sont rudes et de gros engin, si ce n’est au prendre à leur profit, mais à ce sont-ils assez experts et habiles. Tous ces seigneurs de France et d’Allemagne qui là étoient s’entre-accointèrent de paroles et de contenances moult grandement. Et donna le roi de France à dîner au roi d’Allemagne et à tous les Allemands[3]. Et fut l’assiète de la table telle que je vous dirai. À la table du roi premièrement fut assis le patriarche de Jérusalem, le roi d’Allemagne après, le roi de France le tiers, et le roi de Navarre le quart ; et plus n’en y eut assis à cette table. Aux autres tables furent assis seigneurs et prélats d’Allemagne. Ni nuls des seigneurs de France ne sirent, mais servirent. Et apportèrent tous les mets à la haute table du roi, les ducs de Berry, de Bourbon, le comte de Saint-Pol et les hauts barons de France ; et le duc d’Orléans fit toutes ses assises. Vaisselle d’or et d’argent couroit à tel largesse parmi le palais comme si elle fût toute de bois ; et fut ce dîner étoffé de toutes choses si grandement que merveilles seroit à recorder. Et je fus informé que le roi de France donna à son cousin le roi d’Allemagne toute la vaisselle d’or et d’argent qui étoit au palais, tant au dressoir comme ailleurs, et tous les ornemens et paremens de la salle et de la chambre du roi d’Allemagne là où il se retrait après dîner, vin et épices pris ; et fut prisé ce don à deux cent mille florins. Et encore furent donnés à tous ces Allemands qui là étoient grands dons et beaux présens de vaisselle d’or et d’argent ; de quoi tous les Allemands et autres gens d’étranges nations qui venus étoient voir l’état, s’émerveillèrent, et de la grand’puissance qui est et peut être au royaume de France. Ces rois séjournans en la cité de Reims, leurs consaux se mirent ensemble par plusieurs fois sur l’état pourquoi ils étoient là venus ; tant du mariage d’Orléans et de Blanquebourch que pour le fait des papes et de l’église ; et eut en ces consaux plusieurs propos retournés. Toutefois le mariage dessus nommé fut accordé et tout publié parmi la cité de Reims, mais tant que au fait de l’église et des papes, hors du conseil il n’en fut pour lors rien sçu ; mais ce qui accordé étoit fut en conseil tenu secret ; et ce que j’en ai escript je l’ai sçu depuis par les apparences.

Accordé fut que maître Pierre d’Ailly, évêque de Cambray, iroit en légation, tant de par le roi de France que de par le roi d’Allemagne, à Rome, devers celui qui se nommoit et escripsoit pape Boniface, et traiteroit devers lui, de par ces deux rois dessus nommés, que il se voulsist soumettre à entendre à faire une autre élection de pape ; et si droit avoit, en ce cas il demeureroit pape ; et si le contraire étoit vu ni trouvé, il se déporteroit ; et chacun de ces deux papes qui rebelle seroit à l’ordonnance des deux dessus dits rois, il seroit dégradé ; et lui seroient clos tous droits de l’église ; et prendroit le roi de France sur lui : son fils le roi d’Angleterre, le roi d’Escosse, le roi Henry d’Espaigne, le roi Jean de Portingal, le roi Charles de Navarre et le roi d’Arragon ; et le roi d’Allemagne prendroit sur lui : son frère le roi Louis de Honguerie et tout le royaume de Bohême, et toute l’Allemagne jusques en Prusse, pour amener à leur volonté. Et fut ordonné et accordé des deux rois d’Allemagne et de France, que l’évêque de Cambray retourné de Rome, et sommé ce pape Boniface de leur intention, ils se tourneroient, leurs conjoints et adhérens, et les royaumes et pays dessus nommés ; et ainsi le jurèrent à faire et tenir les deux rois, sans jamais y mettre variation ni empêchement ; et se définèrent leurs consaux sur cel état ; et se départirent aimablement ces rois, seigneurs et consaux les uns des autres, et issirent de la cité de Reims, et retourna chacun en son pays.

À ces assemblées et consaux qui furent en celle saison en la cité de Reims, oncques le duc de Bourgogne ne fut ni voult être ; et bien avoit dit en devant que on perdoit toutes ses peines et ce que on mettoit en ces Allemands ; car jà n’entendroient chose qu’ils eussent promis ni convenancé. Néanmoins, pour chose que le dit duc dît, rien ne fut laissé à faire, comme il appert par l’ordonnance qui faite en fut tout au long, ainsi que vous avez ci-dessus ouï recorder. Assez tôt après, maître Pierre d’Ailly, évêque de Cambray, ordonna ses besognes et se mit au chemin pour faire sa légation et aller à Rome, ainsi que ordonné et dit étoit des consaux et accordé des deux rois d’Allemagne et France dessus nommés. Avec tout ce, le roi de France envoya grands messages en Angleterre pour voir le roi Richard, lequel il tenoit à fils, et sa fille ; et portoient nouvelles ces messages que le roi d’Angleterre se voulsist déterminer à ce que le roi de France et les François avoient ordonné et accordé. Quand ces seigneurs ambaxadeurs de France furent venus en Angleterre, ils furent recueillis du roi joyeusement ; et quand il vit l’état dont son grand seigneur le roi de France lui prioit si acertes qu’il se voulsist allier avecques lui et tourner son royaume à son opinion, par quoi il fût neutre si il besognoit, si ces deux papes ne se vouloient soumettre à l’intention du roi de France, du roi d’Allemagne et de leurs consaux, il en répondit tantôt et dit, qu’il auroit tel son royaume et ses gens qu’ils feroient tout ce qu’il lui plairoit. Et ce dit-il premièrement pour complaire à ces ambaxadeurs françois qui moult se contentèrent de celle réponse. Et quand ils eurent séjourné lez le roi et la roine tant que bon leur sembla, ils prirent congé au dit roi et à la jeune roine d’Angleterre, et s’en retournèrent arrière par Boulogne en France, et recordèrent tout ce qu’ils avoient vu et trouvé. Si furent ces nouvelles moult plaisans au roi de France et à son conseil, et demourèrent les choses en cel état une pièce.

Le roi Charles de Navarre, qui étoit venu voir son cousin le roi de France, et qui bien cuidoit retourner et recouvrer son héritage de Normandie et la comté d’Évreux, laquelle de fait et de force le roi de France lui avoit ôté et tollu et détenoit, ainsi que dit et contenu est en plusieurs lieux ci-dessus en celle histoire, n’y put retourner ni revenir, par quelconque voie ni manière qu’il ni ses consaux pussent dire, proposer ni remontrer. Et quand le dit roi de Navarre vit qu’il perdoit sa peine et labouroit en vain, si lui tournèrent toutes ces choses en grand’déplaisance, et prit congé au plus sobrement qu’il put, mal content du roi de France et de son conseil, et retourna arrière au royaume de Navarre.

Nous nous souffrirons à parler des rois de France, d’Allemagne et de Navarre, et parlerons des autres accidens qui s’émurent en Angleterre, dont ce furent toutes générations de si grands maux que les œuvres pareilles ne sont point escriptes, dites, ni remontrées en celle histoire. Et bien direz que c’est vérité quand je serai venu jusques à là. Et veci l’entrée et commencement de la matière.

  1. Wenceslas de Luxembourg.
  2. Cette même année, Charles VI reçut une ambassade de Manuel, empereur de Constantinople, qui lui demandait du secours contre les Turcs qui menaçaient d’anéantir les Grecs. (Voyez sa lettre dans l’Anonyme de Saint-Denis, page 1397), et une autre ambassade de Bajazet lui-même.
  3. Le moine de Saint-Denis, qui était présent, raconte que Wenceslas ne put venir au dîner cette première fois, attendu qu’il était ivre, même avant le dîner, et qu’il fallut lui laisser cuver son vin. Le dîner d’apparat fut remis au lendemain, et cette fois on eut le soin de tenir l’empereur dans un état plus présentable.