Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 320-321).

CHAPITRE LXIV.

Comment le roi Richard d’Angleterre rendit sa sentence par laquelle il bannit du pays dessus dit le comte Derby dix ans et le comte Maréchal à toujours.


Ne demeura guères de temps depuis ces paroles dites et remontrées au roi, sur l’état et forme que vous avez ouï, que le roi assembla grand nombre de prélats et hauts barons d’Angleterre et les fit venir à Eltem. Quand ils furent tous venus, par le conseil qu’il eut, il mit ses deux oncles de-lez lui, le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, les comtes de Northonbrelande et de Salsebery, le comte de Hostidonne son frère et les plus grands de son royaume, lesquels étoient là pour la journée. Et aussi y étoient venus et mandés le comte Derby et le comte Maréchal. Chacun avoit sa chambre et son ordonnance. Et point n’étoit ordonné qu’ils fussent l’un devant l’autre, le roi montrant qu’il voulsist être moyen entre eux, et moult fort lui déplaisoient les paroles et actes que dits et faits avoient, et si grandes que point ne faisoient à pardonner légèrement ; mais il vouloit que de tous points ils s’en missent sur lui. Et ordonna là au connétable d’Angleterre et à l’estuart d’Angleterre comte de Northonbrelande, et jusques à eux quatre hauts barons d’Angleterre, qu’ils allassent devers le comte Derby et le comte Maréchal, et les fissent obliger pour tenir tout ce qu’il en ordonneroit et diroit. Les dessus nommés vinrent devers les deux comtes, et leur remontrèrent la parole du roi, et comment le roi vouloit celle chose emprendre sur lui. Tous deux s’y accordèrent et obligèrent à la tenir, et tout rapportèrent-ils au roi en la présence de tous ceux qui la étoient. Adonc dit le roi : « Je dis et ordonne que le comte Maréchal, pour la cause de ce qu’il a mis ce pays en trouble, et ému paroles et élevé, dont nul n’a la connoissance fors ce qu’il en donne à entendre, ordonne ses besognes et vide le royaume d’Angleterre, et quiere place et terre là où mieux lui plaît pour demeurer, et soit banni par telle manière que jamais n’ait espérance d’y retourner. Après je dis et ordonne que le comte Derby, notre cousin, pour la cause de ce qu’il nous a courroucé et qu’il est cause en aucune manière de ce péché et condamnation du comte Maréchal, s’ordonne à ce que dedans quinze jours il vide le royaume d’Angleterre, et voise quérir et élise place là où il lui plaira ; et soit banni de notre dit royaume le terme de dix ans, sans point y retourner, si nous ne le rappelons. Mais tant que à lui, nous mettons et ordonnons notre grâce de rappel ou de relaxation toutefois et quantes que bon nous semblera et plaira. » Celle sentence contenta assez les seigneurs qui là étoient, et dirent ainsi : « Monseigneur Derby pourra bien aller jouer et ébattre hors de ce royaume deux ou trois ans. Il est jeune. Quoiqu’il ait jà assez travaillé d’aller en Prusse, au Saint-Sépulcre, au Caire et à Sainte-Catherine[1], il reprendra autres voyages pour oublier le temps et il saura bien où aller. Ve-là ses sœurs ; l’une est roine d’Espaigne et l’autre de Portingal, si pourra moult légèrement passer de-lez elles ; et le verront tous seigneurs, chevaliers et escuyers ès dits royaumes volontiers. Et aussi pour le présent les armes sont moult refroidies ; si que, lui venu en Espaigne, avecques ce qu’il est de grand’volonté, de léger il les émouvra et mettra sus. Et se pourra faire un voyage en Grenade et sur les mescréans, parquoi il emploiera mieux son temps que de séjourner en Angleterre. Ou il pourra aller en Hainaut, de-lez son frère et son cousin le comte d’Ostrevant qui le recueillera à grand’joie, et qui bien l’aimera de-lez lui et emploiera, car il a guerre aux Frisons. Et si il est en Hainaut, il orra souvent nouvelles de son pays et de ses enfans. Si que, il ne peut fors que bien aller où qu’il voist. Et le rappellera un de ces jours le roi d’Angleterre, parmi les bons moyens qui s’en ensuivront, car c’est la plus belle fleur de tout son chappel. Si ne l’a que faire de trop éloigner, si il veut avoir l’amour et la grâce de son peuple. Mais le comte Maréchal a trop dur parti, car on lui availle[2] hautement sa peine, sans espérance nulle avoir de jamais retourner en Angleterre. Et à voire dire, bien l’a desservi, car tous ces meschefs sont avenus par lui et par ses paroles. Si faut qu’il le compare. »

Ainsi parloient et devisoient plusieurs chevaliers et écuyers d’Angleterre les uns aux autres, au jour que le jugement fut rendu entre le conte Derby et le comte Maréchal par la bouche du roi et non par autre.

  1. Sur le mont Sinaï.
  2. On fixe, on évalue.