Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 57-60).

CHAPITRE XIII.

De l’entreprise et du voyage des chevaliers de France et d’Angleterre et du duc de Bourbon qui fut chef de l’armée, à la requête des Gennevois, pour aller en Barbarie assiéger la forte ville d’Affrique[1].


Je me suis souffert à parler et de remettre avant une autre haute et noble matière et emprise qui se fit en celle saison des chevaliers de France et d’Angleterre et d’autres pays, outre mer au royaume de Barbarie. Si ne le vueil-je pas oublier ni laisser derrière. Mais pour ce que j’avois commencé à parler des armes faites à Saint-Inghelberth, si comme il est ici dessus contenu, je les ai voulu poursuivre, et puisque je les ai conclues, je me remettrai aux autres nouvelles et m’en rafraîchirai, car tels choses au dire et mettre avant me sont grandement plaisans ; et si plaisance ne m’eût incliné au dicter et à l’enquerre, je n’en fusse jà venu à chef.

Or dit le texte de mon procès, sur lequel je vueil procéder, que, en celle saison, nouvelles s’épandirent en France et en plusieurs pays que les Gennevois vouloient faire une armée pour aller en Barbarie, et de eux-mêmes avoient grand avantage de pourvéances tant que de biscuit, d’eau douce et de vinaigre, de gallées, de vaisseaux, atout chevaliers et écuyers qui en ce voyage voudroient aller. Et la cause qui les mouvoit à ce faire, je le vous dirai. De long-temps s’étoient les Auffriquans avancés par mer et venus guerroyer les frontières des Gennevois, pillé et robé les îles que ils tiennent enclos en la mer, qui à eux obéissent, et mêmement en emblant, quand ils ne s’en donnoient de garde. Toute la rivière de Gennèves gissoit et séjournoit en péril par ceux d’Auffrique ; et avoient et ont encore par devers eux une ville séant sur mer, qui est outre mesure forte ; laquelle ville on appelle Affrique, garnie et pourvue de portes, de tours, de hauts murs durs et épais, et de fossés ; et si comme la forte ville de Calais est clef, et quiconque en soit sire, il peut quand il veut entrer au royaume de France ou au pays de Flandre, et aussi aller par mer, et là retourner et faire soudainement par puissance de gens des maux assez, tout ainsi par comparaison celle d’Affrique est clef et retour des Barbarins, et de ceux du royaume d’Afrique et du royaume de Bougie, et de Thunes et des royaumes incrédules par de-là. Et leur vient ladite ville trop grandement a point. Et trop ressoignoient les Gennevois, qui sont grands marchands, celle d’Affrique, car souvent ils étoient par mer aguettés et atteints des écumeurs d’Affrique, lesquels, quand ils véoient leur plus bel, couroient sur les Gennevois allans et retournans en leur marchandise et les déroboient et mettoient tout à bord[2], et faisoient de la ville d’Affrique leur warenne et font encore. Mais pour y pourveoir, les Gennevois, qui sont riches et puissans par mer et par terre, et qui ont grandes seigneuries, regardèrent et considérèrent le fait des Auffriquans et des Barbarins ; aussi à la complainte de ceux qui demeurent et sont ès îles sujets à eux, enclos de là la mer à la rivière de Gennèves et tels que l’île d’Albe[3], l’île d’Isja[4], l’île de Querse[5], l’île de Bouscan, l’île de Gorgonnens[6] et jusques au gouffre du Lion[7], et aussi les îles de Sardane[8] et de Sécile, et jusques en l’île de Mayogres[9] ; mais ces trois îles obéissent au roi d’Arragon. Si jetèrent leur visée, par commun et général accord que leur fait, par espécial, ils signifieroient en France en l’hôtel du roi ; et feroient offre et présent à tous chevaliers et écuyers qui voudroient passer avec eux pour aller assiéger cette male et forte ville d’Affrique, de galées et de vaisseaux chargés de biscuits et d’eau douce et de vinaigre, pour eux mener et ramener à leurs frais et coûtages, mais que ils eussent les dits voyagiers à chef et à capitaine un des oncles du roi, ou son frère le duc de Touraine qui pour ce temps étoit jeune et à venir, et qui devoit travailler pour conquérir honneur. Et auroient en leur compagnie et aide les pélerins étranges, douze mille arbalêtriers gennevois tous d’épreuve et huit mille gros varlets aux lances et aux pavois ; et tout à leurs dépens. Et le faisoient les Gennevois, pour tant qu’ils sentoient et véoient que trèves étoient données par mer et par terre à durer trois ans entre les royaumes de France et d’Angleterre. Si supposoient et imaginoient que pour celle raison chevaliers et écuyers, tant en France comme en Angleterre, séjournoient, ni apparans n’étoient de nulle part où ils se dussent ni pussent ensonnier ; si en recouvreroient plus légèrement.

Quand les premières nouvelles en vinrent en France de celle emprise et en l’hôtel du roi, vous devez savoir que les seigneurs et les chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer en furent moult réjouis. Et fut dit aux ambassadeurs de Gennèves, qui la certification de ces besognes avoient apporté, que point ne s’en retourneroient arrière sans être ouïs et secourus, car leur requête, pour aider la foi chrétienne à augmenter, étoit raisonnable. Si les fit on séjourner à Paris pour pourveoir à ces besognes, et examiner les points et articles de leur requête, et pour regarder qui pourroit être chef souverain de ce voyage auquel tous chevaliers et écuyers obéiroient. Le duc de Touraine de trop grand’volonté s’y offroit et représentoit ; mais le roi et son conseil, le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne lui vouloient nullement accorder, et disoient que ce n’étoit pas voyage pour lui. Or fut regardé et avisé au cas des Gennevois, que le frère ou l’un des oncles du roi iroit, ou que le duc de Bourbon, qui oncle étoit du roi, seroit chef et souverain de ce voyage et auroit à compagnon le seigneur de Coucy. Quand les Gennevois, qui en ambassade étoient venus en France, eurent la réponse certaine du roi comme conclu et accordé étoit que sans faute ils seroient celle saison secourus des chevaliers et écuyers de France et auroient le duc de Bourbon à souverain capitaine, qui étoit oncle du roi, si se tinrent grandement à contens et prirent congé au roi et à son conseil ; et dirent que ils vouloient retourner en leur pays et recorder ces nouvelles, par quoi on se pourvoiroit sur ce. Répondu leur fut que ce seroit bien fait. Ils se départirent et mirent au retour.

Or s’épartirent ces nouvelles parmi le royaume de France que le voyage se feroit d’aller en Barbarie. Aux aucuns chevaliers et écuyers étoit plaisant et acceptable, et aux aucuns non. Et sachez que tous ceux qui y voulsissent bien aller n’y allèrent pas. Premièrement on alloit à ses frais, ni nul haut seigneur ne délivroit fors ceux de son hôtel. Secondement, ordonné fut que nul ne passeroit outre de la nation de France sans le congé du roi, car on ne vouloit pas que le royaume de France fût trop desnué de chevaliers et d’écuyers ; et si fut dit et ordonné, et bien l’avoient mis en termes les Gennevois, que ils ne passeroient nuls varlets, fors que tous gentils hommes et gens de fait et de défense ; et aussi regardé fut pour le meilleur, et pour complaire aux autres nations hors du royaume de France, que aussi bien à cet honorable voyage devoient partir chevaliers et écuyers, comme faisoient cils du royaume de France. Cette ordonnance fut bien comprise et bien assise, et en sçurent chevaliers et écuyers hors du royaume de France grand gré au roi et à son conseil.

Le duc de Bourbon, qui chef étoit de ce voyage, envoya tantôt ses officiers en la cité de Gennes, où les pourvéances se devoient faire, pour pourvoir ce que à lui et à son état appartenoit. Le gentil comte Dauphin d’Auvergne, qui en ce voyage aussi devoit et vouloit aller, envoya à Gennes faire ses pourvéances. Le sire de Coucy ne demeura pas derrière, mais y envoya aussi. Messire Guy de la Trimouille, messire Jean de Vienne, amiral de France, et tous les barons et seigneurs qui ordonnés étoient de là aller, y envoyèrent aussi grandement et puissamment, selon que chacun sentoit son affaire et vouloit montrer son état. Messire Philippe d’Artois, comte d’Eu, messire Philippe de Bar, le sire de Harecourt et messire Henry d’Antoing ne se mirent par derrière, mais envoyèrent faire leurs pourvéances ainsi comme à eux appartenoit. De Bretagne et de Normandie aussi s’ordonnèrent grand’foison de gens d’armes et de seigneurs pour aller au voyage. Le sire de Ligne et le sire de Haverech, en Hainaut, s’ordonnoient et ordonnèrent en ce temps aussi grandement pour aller au dit voyage. Le duc de Lancastre avoit aussi un fils bâtard, qui s’appeloit messire Beaufort de Lancastre ; si eut grâce et dévotion qu’il l’envoyeroit au dit voyage. Si le pourvut grandement de chevaliers et d’écuyers d’Angleterre et de toutes gens de bien et d’honneur pour le accompagner en ce voyage. Le comte de Foix n’eût jamais son fils bâtard Yvain de Foix laissé derrière ; mais le pourvut de chevaliers et d’écuyers de Béarn grandement, et voult que il tînt bon état et bien étoffé. Tous les seigneurs, qui se ordonnoient pour là aller, se pourvéoient et étoffoient moult grandement, et chacun l’un pour l’autre. Et, sur la moitié du mois de mai, les plus lointains demeurant de la ville de Gennes se départirent de leurs hôtels et se mirent au chemin pour venir à Gennes, où l’assemblée devoit être et où les galées, vaisseaux et les naves se chargeoient. Si mirent bien un mois ou environ à là venir avant que ils fussent tous assemblés. Les Gennevois de leur venue étoient grandement réjouis, et faisoient aux chefs des seigneurs grands dons et beaux présens pour eux tenir en plus grand amour ; et quand ils furent tous venus à Gennes, et sur la rivière de Gennes, ils suivirent tous l’un l’autre. Il fut sçu et nombre par l’ordonnance des maréchaux que ils étoient quatorze cents chevaliers et écuyers. Si entrèrent ès galées et vaisseaux, frétés et appareillés de tous points, si bien que vaisseaux courans parmi la mer pouvoient être, et se départirent du port de Gennes et d’une venue, environ la Saint-Jean-Baptiste, que on compta pour lors en l’an de grâce de Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et dix.

Grand’beauté et grand’plaisance fut à voir l’ordonnance du partement, comment ces bannières, ces pennons et ces estrannières, armoyés bien et richement des armes des seigneurs, ventiloient au vent et resplendissoient au soleil, et de ouïr ces trompettes et ces claironceaux retentir et bondir, et autres ménestrels faire leur métier de pipes et de chalumelles et de naquaires, tant que du son et de la voix qui en issoit, la mer en retentissoit toute. Le premier jour que ils entrèrent eu leurs vaisseaux, en eux assemblant, ils ancrèrent ; et se tinrent la nuit et le vêpre à l’ancre en l’embouchure de la haute mer. Et devez savoir que tous les varlets et les chevaux demeurèrent derrière. Un cheval de soixante francs on l’avoit à Gennes, à leur département, pour dix francs ; car plusieurs chevaliers et écuyers, qui en ce voyage alloient et se mettoient, ne savoient quand ils retourneroient ; et si n’avoit-on que cinq chevaux à Gennes gouvernés pour un franc ; et pour ce au départir ils en faisoient argent, mais c’étoit petit. Et étoient en nombre environ six vingt galées et deux cents vaisseaux toutes garnies et pourvues de gens d’armes et d’arbalêtriers, et de pavescheurs[10], et plus de cent vaisseaux garnis de pourvéances de ce qui leur besognoit.

À lendemain, droit au point du jour, ils désancrèrent du lieu où ancrés étoient et nagèrent tout ce jour à force de rivières, côtoyant les terres, et la nuit aussi. Le tiers jour de leur département ils vinrent à Portefin, et là ancrèrent et furent la nuit au port. Et au lendemain au point du jour ils désancrèrent et nagèrent, et vinrent à un autre port et ville que on dit Port-Vendres, et la ancrèrent et se rafraîchirent, et à lendemain au point du jour ils se désancrèrent et passèrent outre ; et se boutèrent au parfond en la garde de Dieu, de Notre Dame et de Saint George ; et trouvèrent premièrement l’île d’Albe, et puis l’île de Querse, et puis l’île de Gorgonne, et l’île de Sardine, et passèrent le gouffre du Lyon, qui est moult périlleux et doutable à passer. Mais le chemin qu’ils alloient, ils ne le pouvoient eschever. Là furent-ils en grand péril d’être tous perdus, et par fortune de vents d’hiver, d’orages et de temps. Et n’y avoit si sage patron ni maronnier qui y sçût mettre ni donner conseil, fors que attendre la volonté de Dieu et l’aventure ; et s’épartirent généralement et s’en allèrent l’un çà et l’autre là. Et dura celle tempête un jour et une nuit. Quand celle tempête fut passée et la mer apaisée, et les vents revenus plus souefs, les patrons et les nautonniers, qui la mer connoissoient, prirent le chemin comme près ou comme en sus que ils en sçussent pour venir en l’île de Coumières, qui siéd à trente milles d’Afrique, la ville là où ils vouloient et tendoient à aller ; car à l’entrée au gouffre du Lyon les patrons et les meneurs des galées et des vaisseaux avoient eu conseil et relation ensemble, et avoient dit et proposé ainsi : « Si nous avons fortune trop diverse, et que nous perdons notre chemin et la vue l’un de l’autre, si nous redressons en l’île de Coumières et là attendons tous l’un l’autre. » Ainsi, comme proposé l’avoient, ils le firent, et les premiers qui au dit île vinrent attendirent les seconds et les derniers. Et avant que tous fussent venus, cils qui épars étoient parmi la mer, ils mirent bien neuf jours. En l’île de Coumières a de plusieurs beaux ébattemens, combien qu’il ne soit pas grand. Si se rafraîchirent les seigneurs ; et louèrent Dieu, quand ils eurent la connoissance que tous, sans perte ni dommage, ils se trouvoient là assemblés ; et quand ils se voulurent départir, les patrons et les seigneurs de France, qui souverains étoient des autres, eurent conseil et collation ensemble pour eux pourvoir de conseil et d’avis, quand ils sçurent que si près de la ville d’Affrique étoient, comment au venir sus ils se maintiendroient.

Nous nous souffrirons pour le présent à parler des seigneurs de France et de leur arroy, car temprement nous y retournerons, et parlerons de’plusieurs autres besognes qui en celle saison avinrent en France, et par espécial au pays d’Auvergne, en la marche de la terre le comte Dauphin, lequel étoit en ce voyage dont je parlois présentement.

  1. Ville maritime du royaume de Tunis.
  2. C’est-à-dire, jetaient tout dans la mer.
  3. Elbe.
  4. Ischia.
  5. Corse.
  6. Gorgonnen.
  7. Golfe de Lyon.
  8. Sardaigne.
  9. Mayorque.
  10. Hommes couverts de boucliers ou pavois.