Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 216-221).
Livre IV. [1394–1395]

CHAPITRE XLIV.

De un écuyer nommé Robert l’Ermite ; comment il fut mis ès traités de la paix et comment il s’en alla en Angleterre devers le roi et ses oncles.


Avenu étoit à ce Robert l’Ermite qu’en retournant ès parties de France, et parti du royaume de Syrie et monté à Baruth sur la haute mer, une fortune de vent et de tempête de mer à lui et ses compagnons leur prit si grande et cruelle, que deux jours et une nuit ils furent si tempêtés que nulle espérance ils n’avoient à issir hors de ce péril. Et gens qui se tiennent en tel danger et parti sont mieux contrits et repentans et en grand’reconnoissance et cremeur envers Dieu. Et advint que sur la fin de celle tempête et que le temps se prit à adoucir et le vent à apaiser, une forme d’image plus claire que n’est cristal s’apparut à Robert l’Ermite, et dit ainsi : « Robert, tu istras et échapperas de ce péril, et tous ceux qui sont avecques toi pour l’amour de toi, car Dieu a ouï tes oraisons et pris en gré ; et veut et te mande par moi, toi retourné en France, du plus tôt que tu peux, si te trais devers le roi de France ; et tout premièrement conte-lui ton aventure et lui dis qu’il s’incline à paix devers son adversaire le roi d’Angleterre, car la guerre a trop longuement duré entre eux. Et sur les traités de paix qui s’entameront et se feront entre le roi de France, le roi d’Angleterre et leurs consaux, si te mets hardiment et remontre ces paroles, car tu en seras ouï ; et tous ceux qui contrediront à la paix et aux traités et soutiendront l’opinion de la guerre, le compareront en leur vivant chèrement. » Sur celle parole la clarté et la voix s’évanouit, et Robert demeura tout pensif ; et toutefois il tint tout ce qu’il avoit vu et ouï à divine chose ; et depuis celle avenue ils eurent le temps et le vent à souhait, et arrivèrent en la rivière de Gennèves ; et là prit congé à ses compagnons, quand il fut hors du vaissel ; et depuis exploita tant par ses journées qu’il vint en Avignon. Et la première chose qu’il fit ce fut qu’il alla à l’église de Saint-Pierre ; et là trouva un vaillant homme pénitencier, auquel il se confessa dévotement et duement ; et lui conta toute son aventure ainsi que en devant vous l’avez ouï, et demanda à avoir conseil quelle chose il en feroit. Le prud’homme, auquel confessé il s’étoit, lui dit et défendit que de celle chose il ne parlât aucunement, tant qu’il l’auroit remontré au roi de France premièrement, et tout ainsi que la vision lui étoit venue ; et ce que le roi en conseilleroit il le fît. Robert crut ce conseil, et prit et enchargea tout simple habit, et se vêtit et habitua tout de drap gris, et se maintint et ordonna depuis moult simplement ; et se départit de la cité d’Avignon, et exploita tant par ses journées qu’il vint à Paris ; et étoit pour lors le roi à Abbeville, et les traités étoient ouverts entre les François et les Anglois, ainsi comme il est contenu ci-dessus en notre histoire. Tout premièrement il se trait devers le roi, qui pour ces jours étoit logé en l’abbaye de Saint-Pierre ; et lui fit voie pour parler au roi un chevalier de Normandie et de sa connoissance, qui s’appeloit messire Guillaume Martel, lequel étoit chevalier de la chambre du roi et le plus prochain qu’il eût. Robert recorda de point en point, bellement et doucement, toute son aventure, si comme ci-dessus est dit. Le roi s’y inclina et y entendit volontiers[1]. Et pour ce jour, ses oncles, le duc de Bourgogne et messire Regnaut de Corbie, chancelier de France, qui les plus grands étoient du côté de France, sur ces traités n’étoient point là, mais à Lolinghen contre les Anglois. Si dit le roi à Robert, quand il eut bien imaginé et considéré tout le fait : « Robert, notre conseil est encontre les Anglois à Lolinghen. Vous vous tiendrez ici tant que ils retourneront ; et eux revenus, je parlerai à mon oncle de Bourgogne et au chancelier, et ferai ce que pour le mieux ils me conseilleront. » Robert répondit : « Sire, Dieu y ait part. »

En celle propre semaine retournèrent en Abbeville ceux du conseil du roi ; et apportoient aucuns articles sur la forme de paix que les Anglois avoient mis outre ; et étoient si grands que ceux qui s’entremettoient du traité de par le roi de France, ne les vouloient pas accepter ni passer sans savoir l’intention du roi. Si que, quand ils furent venus, ils lui remontrèrent. Adonc trait à part le roi son oncle de Bourgogne et le chancelier, et leur remontra ce dont Robert l’Ermite l’avoit endité et informé, et leur demanda si c’étoit chose licite à croire et mettre sus. Ils regardèrent l’un l’autre et pensèrent un petit ; puis eux avisés de parler, dirent qu’ils vouloient voir ce Robert et ouïr parler, et sur ce ils auroient avis. Robert fut mandé et vint, car il n’étoit pas loin de la chambre où les parlemens secrets du roi étoient. Quand il fut venu devers le roi et le duc de Bourgogne, il les honora, ainsi comme bien il le sçut faire. Adonc dit le roi : « Robert, remontrez-nous ci tout au long votre parole et de laquelle vous nous avez informé. » Robert répondit et dit : « Volontiers »

Là emprit-il à parler moult doucement, et ne fut de rien effrayé ni ébahi ; et leur recorda les paroles tout au long que vous avez ouïes ci-dessus, auxquelles ils entendirent volontiers. Donc, le firent-ils issir de la chambre et y demeurèrent tous trois ensemble. Le roi demanda à son oncle quelle chose en étoit bonne à faire. « Monseigneur, nous et le chancelier en aurons avis dedans demain. » — « Bien, » dit le roi.

Sur cel état, ils finirent leur conseil. Depuis furent ensemble le duc de Bourgogne et maître Regnaut de Corbie, chancelier de France, et parlèrent de cette matière assez longuement, à savoir qu’ils en feroient ; car ils véoient bien que le roi s’y inclinoit grandement ; et vouloit que Robert fut ajouté avecques eux en ces traités de parlement, car il avoit moult douce et belle parlure, et convertissoit par son langage tous les cœurs qui l’oyoient parler. Conseillé fut et avisé pour le meilleur, au cas que ce Robert remontroit ce par manière de miracle et vision divine, qu’on le lairroit convenir et venir aux traités et parlemens, pour remontrer aux seigneurs d’Angleterre et à tous ceux qui ouïr voudroient, tout ce dont il les avoit informés, et que c’étoit chose bien licite à faire ; et tout ce dirent-ils le lendemain au roi. Sur cel état, quand le duc de Bourgogne et le chancelier de France retournèrent aux parlemens et traités à Lolinghen à l’encontre des Anglois, ils menèrent ce Robert l’Ermite avecques eux, lequel étoit moult bien fondé de parler, ainsi que vous avez ouï ; et quand tous les seigneurs François et Anglois furent ensemble en parlement, voire ceux qui y doivent être, Robert l’Ermite vint parmi eux ; et là commença à parler froidement et sagement, et à remontrer toute l’aventure qui sur mer lui étoit avenue ; et disoit et maintenoit en ses paroles que la vision qui lui étoit avenue étoit inspiration divine, et que Dieu lui avoit transmis pour tant qu’il vouloit qu’il fût ainsi.

En ces paroles remontrant entendoient aucuns seigneurs d’Angleterre qui là étoient présens volontiers, et s’y inclinoient en bien, tels que le duc de Lancastre et le comte de Salsebry, messire Thomas de Percy et messire Guillaume Clanvou, l’évêque de Lincol et l’évêque de Londres ; mais le duc de Glocestre et le comte d’Arondel n’en faisoient nul compte. Et dirent depuis en l’absence des ambaxadeurs de France, eux retournés à leurs logis, que ce n’étoit que fantôme et toutes paroles controuvées et faites à la main pour eux mieux abuser ; et eurent conseil généralement que ils en escriproient devers le roi d’Angleterre, et tout l’état de ce Robert l’Ermite, quelle chose il avoit dite et proposée. Et fut ce conseil tenu ; et renvoyé en Angleterre devers le roi un chevalier et chambellan du roi qui s’appeloit messire Richard Credon ; et trouva le roi d’Angleterre en la comté de Kent, en une place et beau chastel que on dit Ledes ; et la lui bailla le chevalier les lettres que les seigneurs traiteurs de sa partie, qui se tenoient en la frontière de Calais, lui envoyoient ; et dedans étoit contenu toute la certaineté et signifiance de ce Robert l’Ermite. Le roi d’Angleterre lisit tout au long les lettres et y prit très grand’plaisance ; et par espécial quand il vint au point de ce Robert l’Ermite, le roi d’Angleterre dit en soi-même que ce Robert il verroit volontiers et orroit parler, et s’inclinoit assez à croire en vérité que celle chose qu’il remontroit et prouvoit étoit avenue[2] ; et rescripsit le roi fiablement au duc de Lancastre et au comte de Salsebry que, si on pouvoit par nulle voie honorablement faire que bonne paix, fût entre lui et le roi de France, leurs royaumes, conjoints et adhérents à la guerre, ils s’en voulsissent mettre en peine ; car voirement, selon la parole de ce Robert l’Ermite, la guerre avoit trop longuement duré, et que bien étoit temps de y trouver aucun moyen de paix.

Bien est contenu ci-dessus comme les traités se portèrent, et le département que les seigneurs firent l’un de l’autre et comment trèves furent prises et données entre toutes parties à durer quatre ans, et cependant on feroit bonne paix. Telle fut l’intention des traiteurs du roi, réservé le duc de Glocestre ; car bien promettoit, lui retourné en Angleterre, jamais de traité de paix envers le royaume de France ne s’ensonnieroit. Si s’en dissimula adonc tant qu’il put, pour complaire au roi et à son frère le duc de Lancastre. Ainsi par celle manière et ordonnance que je vous ai dit et recordé vint en connoissance Robert l’Ermite.

Assez tôt après que le comte de Rostelant, le comte Maréchal, l’archevêque de Duvelin, messire Hue le Despensier, messire Louis de Cliffort et ceux qui en France avoient été envoyés, furent retournés en Angleterre, et eurent apporté sur l’état de ce mariage nouvelles plaisantes au roi, les parlemens à la Saint-Michel, qui se tiennent à Westmoustier, vinrent ; et ont usage et ordonnance de durer quarante jours ; et sont parlemens et consaux généraux de toutes les besognes d’Angleterre qui là se retrouvent et retournent.

À l’entrée des parlemens retourna en Angleterre le duc de Lancastre du pays de Gascogne et de la cité de Bordeaux où il avoit été envoyé, ainsi que vous savez ; et n’avoit point été reçu sur la forme et manière que il cuida être, quand il se départit d’Angleterre, et il alla à Bordeaux. Je cuide si bien les causes avoir dites et remontrées ci-dessus au dit livre, que peine me feroit de réciter encore une fois. Quand le duc de Lancastre fut revenu en Angleterre, le roi et les seigneurs lui firent bonne chère ; ce fut raison ; et parlèrent de leurs besognes ensemble. Si très tôt que les nouvelles furent venues et sçues en France, que le duc de Lancastre étoit retourné en Angleterre, le roi de France et les seigneurs eurent conseil que Robert l’Ermite iroit en Angleterre, et porteroit lettres de créance au roi d’Angleterre qui le désiroit à voir ; et lui revenu en France, on y envoieroit le comte de Saint-Pol ; et s’accointeroit Robert l’Ermite du roi et des seigneurs, qui l’orroient volontiers parler et des besognes de Syrie et de Tartane, et de l’Amorath-Baquin, et de la Turquie où il avoit long-temps conversé, car de telles matières les seigneurs d’Angleterre oyent volontiers parler. Il fut dit à Robert l’Ermite qu’il se ordonnât et qu’il convenoit aller en Angleterre. De cette commission il fut tout réjoui ; et répondit et dit que volontiers il iroit, car oncques il n’y avoit été. Si lui furent baillées lettres de créance de par le roi de France adressant au roi d’Angleterre et à ses oncles. Robert l’Ermite partit de Paris avecques son arroy à sept chevaux tant seulement, et tout aux coûtages du roi, c’étoit raison ; et chevaucha tant qu’il vint à Boulogne, et là entra en mer, et arriva à Douvres, et tant exploita qu’il vint à Eltem, manoir du roi, à sept lieues anglesches de Londres ; et trouva là le roi et le duc de Lancastre, les comtes de Salsebry et de Hostidonne et messire Thomas de Percy ; et fut de tous, pour l’honneur du roi de France, grandement et joyeusement recueilli, et espécialement du roi d’Angleterre qui le désiroit à voir. Il montra ses lettres de créance au roi qui les reçut en bien et les legit tout au long ; et aussi firent tous les seigneurs l’un après l’autre auxquels il apportoit lettres. Le duc de Glocestre pour ces jours étoit en Excesses, en un chastel que on appelle, ce m’est avis, Plaissy[3].

Quand il eût été de-lez le roi et le duc de Lancastre à Eltem cinq jours, il se départit pour aller voir le duc de Glocestre ; et sur celle entente prit congé au roi et aux seigneurs et vint à Londres ; et lendemain il s’ordonna de chevaucher, et vint au gîte en une ville à quinze lieues anglesches de Londres, que on dit Brehoude[4], et au lendemain il vint à Plaissy ; et trouva le duc, la duchesse et leurs enfans, qui le recueillirent doucement selon son état. Robert montra et bailla ses lettres, qu’il apportoit de par le roi de France au duc de Glocestre. Le duc les ouvrit et legit tout au long ; et quand il vit qu’elles étoient de créance, si trait à part Robert l’Ermite et lui demanda la créance. Robert répondit que tout à loisir il lui diroit, et que pas il n’étoit venu pour sitôt partir. Adonc dit le duc qu’il fût le bien venu.

Bien savoit Robert l’Ermite que ce duc de Glocestre étoit un homme moult dissimulant et contraire à la paix, et tout hors de l’accord et opinion du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre, qui s’inclinoient assez au traité de la paix : si ne le savoit comment entamer et briser, car il l’avoit vu et connu trop contraire aux traités à Lolinghen.

Pour ce ne demeura pas que Robert l’Ermite ne parlât au duc de Glocestre sur forme de paix ; mais il trouvoit le duc froid en ses réponses ; et disoit que pas il ne tenoit à lui, et qu’il avoit deux frères ains-nés, le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, auxquels de celle matière il appartenoit mieux à parler que à lui. Et aussi si il tout seul le vouloit, espoir ne le voudroient point accepter les consaulx d’Angleterre, les prélats et bonnes villes. « Très cher sire, pour la sainte amour de notre Seigneur Jésus-Christ, ne veuillez point être contraire à la paix, ce répondoit Robert l’Ermite. Vous y pouvez moult ; et jà véez-vous que le roi votre neveu le désire et s’y incline grandement ; et veut par voie de mariage avoir la fille du roi de France ; dont, par cette conjonction c’est une grand’alliance, de paix et d’amour. » À cette parole répondit le duc de Glocestre et dit : « Robert, Robert, quoique vous soyez cru et ouï à présent des rois et des seigneurs des deux royaumes, et que vous ayez grand’voie et audience à eux et en leurs consaux, la matière de la paix est si grande, et que avecques vous plus grands et plus crus de vous s’en entremettent, je vous dis et ai dit ci et ailleurs que jà ne serai contraire à paix faire, mais qu’elle soit à l’honneur de notre partie. Et jà fut-elle du roi notre père et de notre frère le prince de Galles et les autres, jurée et accordée au roi Jean et à tous ses successeurs, et de leur côté jurée, obligée et enconvenancée sur peine et sentence du pape ; et point n’a été tenue ni de nulle valeur ; mais l’ont les François enfreinte, et brisée cauteleusement et frauduleusement ; et ont tant fait que ils se sont remis en possession et saisine de toutes les terres et seigneuries, qui furent rendues et délivrées par paix faisant à notre dit seigneur et père et à nos prédécesseurs. Et en outre, de la somme de trente cent mille francs que la rédemption monta en paiement, encore en sont à payer seize cent mille. Pour lesquelles choses, Robert, tels mémoires et souvenances qui devant nous reviennent, nous angoissent et troublent les courages durement. Et nous émerveillons, moi et plusieurs de ce royaume auxquels il en appartient bien, comment le roi notre sire est de si jeune et si foible avis qu’il ne regarde et considère autrement le temps passé et le temps présent ; et comment il se peut et veut allier à ses adversaires, et par cette alliance déshériter la couronne d’Angleterre des rois à venir. » — « Très cher sire, répondit Robert, notre sauveur Jésus-Christ souffrit mort et passion en croix pour nous, tous pécheurs, et pardonna sa mort à ceux qui le crucifièrent. Il convient aussi tout pardonner, qui veut avoir part et venir à la gloire du paradis. Toutes malivolences, haines et rancunes furent pardonnées au jour que la paix fut faite et scellée à Calais par vos prédécesseurs. Or sont renouvelées guerres moult dures qui ont été entre les vôtres et les nôtres, espoir par l’action et coulpe des deux parts. Car quand le prince de Galles et d’Aquitaine fut issu hors d’Espaigne et retourné en Aquitaine, une manière de gens qui s’appeloient Compagnies, dont la greigneur partie étoient Anglois et Gascons, tous tenans du roi d’Angleterre et du prince de Galles, se mirent sus et recueillirent ensemble, et entrèrent au royaume de France sans nul titre de raison ; et firent mortelle et crueuse guerre, aussi dure et forte comme elle avoit été en devant ; et appeloient le royaume de France leur Chambre ; et étoient si entalentés de mal faire que on ne pouvoit résister à l’encontre d’eux ; et pour ce, quand le royaume de France se vit ainsi foulé et guerroyé, et plus venoit le temps avant, plus se multiplioient les ennemis du royaume, le roi Charles de France, fils au roi Jean, fut conseillé de ses vassaux qu’il allât au devant de telles offenses et y pourvût, fût par guerre ou autrement. Et avec ce plusieurs grands barons de Gascogne s’allièrent avecques le roi de France, lesquels le prince de Galles qui devoit être leur sire, vouloit trop soumettre et faisoit moult de grands injures, si comme ils disoient et montroient par plusieurs raisons ; et ne le vouloient ni pouvoient plus souffrir. Et commencèrent la guerre pour la cause du ressort à l’encontre du prince. Et le roi Charles de France, par le conseil que il eut de ses vassaux, s’aherdit à la guerre avecques eux, pour obvier à l’encontre de ces Compagnies. Et se retournèrent devers le roi de France en son aide, en celle nouvelle guerre, plusieurs grands seigneurs et leurs seigneuries, cités, villes et châteaux, pour la grand’oppression que le prince de Galles leur faisoit ou consentoit à faire par ses commis. Ainsi a été la guerre renouvelée moult dure, par laquelle moult de grands meschefs en sont encourus de destruction de peuple et de pays ; et la foi de Dieu et chrétienté affoiblie et moult foulée ; et s’en sont réveillés et relevés les ennemis de Dieu ; et ont jà conquis moult de Grèce et de l’empire de Constantinoble ; et ne peut l’empereur de Constantinoble[5] résister contre la puissance d’un Turc qui s’appelle Baassach[6] dit l’Amorath-Baquin ; et cil a conquis et mis en subjection tout le royaume d’Arménie, réservé une seule ville séant sur la mer, et ainsi comme seroit Hantonne ou Bristo en ce pays, laquelle ville on appelle Gourch[7] ; et la font tenir contre les Turcs les Gennevois et Vénitiens ; et ne peut longuement durer contre la puissance de l’Amorath-Baquin, l’empereur de Constantinoble, qui est de votre sang, car il fut fils à l’empereur Hugue de Luzignan et madame Marie de Bourbon[8], cousine germaine a madame la roine votre mère. Et si paix est, ainsi qu’elle sera, s’il plaît à Dieu, entre France et Angleterre, chevaliers et écuyers qui les armes demandent et désirent pour leur avancement, se trairont celle part et aideront le roi Léon d’Arménie à recouvrer son héritage et mettre hors les Turcs, car la guerre a trop duré entre France et Angleterre ; et Dieu veut que fin s’en prenne. Et tous ceux, tant d’un royaume comme de l’autre, qui le contrediront et qui empêchement y mettront, chèrement le comparront ou à mort ou à vie. » — « Comment pouvez-vous ce savoir, » répondit le duc de Glocestre ? À cette parole dit Robert l’Ermite : « Cher sire, ce que j’en dis et fais, il vient par inspiration divine et par une vision qui me vint sur la mer, en retournant de Baruth, un port en Syrie, en l’île de Rhodes. » Adonc lui conta-t-il de mot à mot toute la vision qui avenue lui étoit, pour mieux émouvoir le cœur du duc de Glocestre en pitié et en raison. Mais ce duc étoit dur et haut contre la paix ; et vouloit toujours retourner à ses opinions et condamnoit durement en ses paroles les François en toutes choses, quoique Robert lui eût dit et remontré. Mais pour la cause que cil Robert étoit étranger, et montroit en ses paroles et en ses œuvres qu’il ne vouloit que tout bien, et sentoit aussi le roi d’Angleterre, son seigneur, qui s’inclinoit de tous points à la paix, il s’en dissimuloit ce qu’il pouvoit, et tournoit d’une autre partie ses paroles que le cœur ne lui adonnoit.

Deux jours et deux nuits fut Robert l’Ermite à Plaissy lez le duc de Glocestre, sa femme et ses enfans ; et lui fit-on par semblant très bonne chère. Au tiers jour il se départit et prit congé au duc, à la duchesse et à leurs enfans et aux chevaliers de l’hôtel, et puis s’en retourna à Londres et de là à Windesore, où le roi étoit retrait, qui lui fit grand’chère ; et l’avoit moult en amour, pour cause de ce que le roi de France lui avoit envoyé, et pour ce qu’il étoit bien éloquent et sage et plein de bonnes paroles, douces et courtoises.

On doit bien croire et supposer que le roi d’Angleterre demanda tout secrètement au dit Robert l’état de son oncle de Glocestre et tout ce qu’il y avoît trouvé ; et Robert lui en répondit bien et à point. Bien savoit le roi d’Angleterre que le duc de Glocestre ne s’inclineroit jà à la paix tant qu’il pût, et que plus aimoit la guerre que la paix. Si tenoit en amour tant qu’il pouvoit ses deux autres oncles, les ducs de Lancastre et d’Yorch, et plusieurs prélats et barons d’Angleterre, desquels il pensoit à être servi et aidé.

Quand Robert l’Ermite eut été environ un mois de-lez le roi d’Angleterre et les seigneurs, il prit congé et s’ordonna pour partir. À son département le roi d’Angleterre, pour l’amour et honneur du roi de France qui là l’avoit envoyé, lui donna grands dons et beaux ; et aussi firent les ducs de Lancastre et d’Yorch, les comtes de Hostidonne et de Salsebry et messire Thomas de Percy ; et le fit le roi reconvoyer jusques à Douvres ; et là monta et trouva le roi et la roine et ses oncles à Paris. Si se trait devers eux et recorda au roi de son voyage comment il avoit exploité, et de la bonne chère que le roi d’Angleterre lui avoit fait.

Presque toutes les semaines avoit messagers de France et d’Angleterre allans et retournans de l’un roi à l’autre, qui s’escripsoient doucement et aimablement l’un à l’autre. Et ne désiroit autre chose le roi d’Angleterre qu’il pût parvenir par mariage à la fille du roi de France ; et le roi de France espécialement y avoit très bonne affection, car avis lui étoit que sa fille seroit grande assez, si elle étoit roine d’Angleterre.

  1. La propension du roi à ajouter foi à toutes ces apparitions fit que sous son règne un grand nombre d’intrigants eurent recours à ces fourberies pour abuser de sa simplicité.
  2. On voit que les deux monarques de France et d’Angleterre étaient doués à peu près de la même capacité intellectuelle.
  3. Peut-être Plaistow. Jones dit Plesby.
  4. Brentwood.
  5. Emmanuel, fils de Calo Jean.
  6. Bajazet. Il lui donne le nom d’Amorath Baquin, comme si c’était un titre des souverains turcs. C’est ainsi qu’il a défiguré le nom de Mourad, appelé d’abord Mourad-Bey, le prince Mourad, avant son élévation à l’empire.
  7. Gorhigos.
  8. J’ai déjà relevé cette erreur dans les volumes précédens.