Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 79-94).

CHAPITRE XV.

Comment les seigneurs chrétiens et Gennevois, étant en l’île de Comminières à l’ancre, se mirent hors pour aller mettre le siége devant la ville d’Afrique en Barbarie, et comme ils s’y maintinrent.


Je me suis mis à parler tout au long de la vie Aimerigot Marcel et de remontrer tous ses faits. La cause a été pour embellir sa lame et sépulture, car des bons et mauvais on doit parler et traiter en une histoire, quand elle est si grande comme celle-ci est, pour exempter ceux qui viendront et pour donner matière et action de bien faire, car si Aimerigot eût tourné ses usages et ses argus[1] en bonnes vertus, il étoit bon homme d’armes, de fait et d’emprise, pour moult valoir ; et pour ce que il fit tout le contraire, il en vint à male fin.

Nous nous tairons à parler de lui et retournerons à la noble, haute et belle emprise que les chevaliers de France et d’autres nations firent en celle saison sur le royaume d’Auffrique, et le prendrons droitement là où je le laissai ; il m’est avis que ce fut ainsi que les seigneurs dessus nommés et leurs charges étoient rassemblés en l’île de Comminières[2], après la grand’tempête et péril qu’ils eurent à passer le Gouffre du Lion ; et attendirent là tous l’un l’autre. Car ils étoient à trente milles de la forte ville d’Auffrique, là où ils tendoient à venir et mettre siége. En celle île de Comminières furent-ils neuf jours et se rafreschirent ; et là dirent aux seigneurs les patrons des galées et leurs gouverneurs qui les menoient : « Seigneurs, nous sommes ici sur la plus prochaine terre qui marchisse à la forte ville d’Auffrique, là où nous tendons par la grâce de Dieu, et là où nous voulons mettre le siége. Si nous faut avis et conseil l’un avec l’autre comment nous entrerons au hâavre d’Auffrique, car point vous ne le connoissez si bien que nous le connoissons ; et aussi vous savez plus d’armes que nous ne faisons et trop mieux comme on s’y doit gouverner que nous ne faisons. Nous avons avisé et regardé que, à l’entrer au hâvre et prendre terre pour eux saluer, nous envoierons premiers et mettrons outre nos petits vaisseaux armés que on appelle brigandins, et nous tiendrons à l’entrée du hâvre le jour que nous approcherons et toute la nuit ensuivant. Et à lendemain nous prendrons terre, par la grâce de Dieu, tout à loisir, et nous logerons au plus près de la ville que nous pourrons, hors du trait de leurs bricoles[3], et accosterons notre ost des arbalêtriers Gennevois, lesquels seront toujours prêts aux défenses et escarmouches. Nous supposons assez que, quand nous devrons prendre terre à l’issir hors des vaisseaux, grand’foison de jeunes écuyers des vôtres, pour leur honneur et avancement, requerront à avoir l’ordre de chevalerie. Si les inditterez doucement et sagement comment ils se devront maintenir, ainsi que bien le saurez faire. Si sachez, seigneurs, que nous sommes en bonne volonté de nous acquitter envers vous, et de vous montrer et enseigner par quel point, manière et ordonnance nous pourrons le plus adommager et gréver nos ennemis, et rendrons soin et peine trop grandement en tous états, que la ville d’Auffrique soit conquise, car par trop de fois elle nous a porté trop de dommages et de contraires ; car au côté par devers nous elle est la clef de tout l’empire de Barbarie et des royaumes qui s’ensuivent ; premièrement du royaume d’Afrique, du royaume de Thunes, du royaume de Maroc et du royaume de Bougie. Et si Dieu consent par sa grâce que nous l’avons et tenons, tous les Sarrasins trembleront, jusques en Nubie et jusques en Syrie, et de ce on parlera par tout le monde ; et, avec l’aide des royaumes chrétiens voisins et des îles que nous tenons marchissans à Auffrique, nous le pourrons trop bien obtenir et rafreschir de pourvéances et de nouvelles gens tous les jours ; car ce sera un commun voyage, mais qu’il soit acquitté, pour faire armes tous les jours sur les ennemis de Dieu et de conquérir toujours terre. Avant, chers seigneurs, dirent les souverains patrons de Gênes en la conclusion de leur procès, nous ne vous remontrons pas ce par manière de doctrine ni de grandeur, fors par amour et humilité, car vous êtes tous vaillans et sages, et savez trop mieux comment ce se peut et doit ordonner et faire, que nous ne faisons, qui mêmement en parlons et devisons. » Adonc répondit le sire de Coucy et dit : « Votre parole dite et remontrée par avis ne nous doit fors grandement plaire, car nous n’y véons que tout bien et toute bonne ordonnance ; et sachez que nous ne ferons rien hors de votre conseil, car vous nous avez ci amenés, et désirons tous grandement à faire armes. »

Ainsi fut proposé et avisé de l’île de Comminières, présens le duc de Bourbon et le comte d’Eu et aucuns hauts barons de France, par les souverains patrons gennevois comment, à approcher la forte ville d’Auffrique et au prendre terre, ils se maintiendroient. Quand tout fut bien avisé et ordonné par l’ordonnance des souverains patrons et de l’amiral de mer, et on vit le temps et la mer en point, et l’air coi, clair, sery et attrempé, on se retrait, chacun seigneur en sa galée entre ses gens, ainsi que ordonnés étoient, en bonne volonté et grand désir de voir celle ville d’Auffrique et de trouver leurs ennemis, c’est à entendre les Sarrasins. Quand tous furent rentrés et par grand loisir en leurs vaisseaux, et la navie toute apprêtée et appareillée, on sonna les trompettes de département et se mit-on en chemin. C’étoit grand’plaisance et grand’beauté de voir ces rameurs voguer par mer à force de rames, car la mer, qui étoit belle, coie et apaisée de tous tourmens, se fendoit et bruïsoit à l’encontre d’eux, et montroit par semblant qu’elle avoit grand désir que les chrétiens vinssent devant Auffrique. De l’île de Comminières, où les chrétiens étoient rafreschis, et derrainement attendus l’un l’autre, peut avoir environ trente milles d’eau. La navie des chrétiens étoit belle et grosse et bien ordonnée. Grand’beauté étoit à voir ces bannières, ces pennons de soie et de cendal, armoyés des armes des seigneurs, ventiler au vent, qui n’étoit pas grand, et reflamboyer au soleil. Environ heure de basse nonne, perçurent les chrétiens les tours de la ville d’Auffrique, car les maronniers leur enseignèrent ; et comme plus avant alloient et plus s’ouvroient, et les pouvoit-on choisir à voir. Toutes gens en étoient réjouis et à bonne cause, au cas que ils y entendoient et désiroient à venir ; et leur étoit avis que leur peine étoit acquittée et leur voyage accompli, si les chrétiens, qui par mer nageoient, véoient Auffrique et l’entrée de la terre du royaume d’Auffrique. Et si, en venant là et approchant, ils en parloient et devisoient, vous pouvez et devez croire et savoir légèrement que les Sarrasins, lesquels étoient en la ville d’Auffrique et sur leurs gardes, aussi en parloient entre eux et devisoient. Et premièrement à vue d’œil ils les virent ; et quand ils connurent la grand’planté des galées et des vaisseaux qui approchoient, si furent tout ébahis, et dirent bien entre eux, par l’apparent que ils véoient, que grand peuple leur venoit sus et que ils auroient le siége. Or se sentoient-ils en ville si forte et si bien garnie de tours et de murs, et si bien pourvue d’artillerie, que ce les reconfortoit et rendoit courage et hardiment grandement.

Quand entre eux la première vue en fut vue, afin que cils qui étoient sus le pays fussent réveillés et avisés, ils sonnèrent, des tours là où ils étoient en leur garde, à leur usage, grand’foison de tymbres et de tabours, tant que la noise et la signifiance des venans s’épartit sur le pays ; car jà étoient venus et logés sur la terre au lez devers eux grand’foison de Barbarins et de mécréans, que le roi d’Auffrique et le roi de Thunes, et le roi de Bougie y avoient envoyés pour défendre et garder la terre, que les chrétiens n’entrassent ni courussent, à ce premier coup, trop avant au pays. Quand la connoissance vint entre eux par la noise des tymbres et des tabours que les chrétiens approchoient, si furent chacun sur leur garde, et s’ordonnèrent à leur usage bellement et sagement, et envoyèrent leurs capitaines les aucuns les plus apperts sur les dunes de la mer, pour voir l’approchement des François et comme pour ce soir ils se maintiendroient ; et aussi pourvurent grandement de tous apperts compagnons les tours, les portes et les murs qui regardoient sur le hâvre d’Auffrique, afin que par leur simplesse et petite garde ils ne reçussent dommage.

La ville d’Auffrique, si comme je vous ai dit autrefois, est malement forte et non pas à conquérir de venue, si ce n’est par long siége par mer et par terre, et pour être si puissant que pour résister, et par bataille, à ceux qui voudroient lever le siége. Et je, Jean Froissart, auteur de ces Chroniques, pourtant que oncques en Auffrique ne fus ni avois été au jour que je m’en laissai informer par les dits chevaliers et écuyers qui au dit voyage furent, à la fin que plus justement en pusse écrire, leur demandai la façon, la manière et la grandeur ; et pour ce que moult de fois en mon temps je fus en la ville de Calais, ceux qui m’en éclaircirent la vérité et qui aussi en la ville de Calais avoient été, le me signifièrent, au plus près qu’ils purent par aucunes manières, non pas de toutes, à la forte ville de Calais, et me dirent que de forme elle est en manière d’un arc, et aussi est Calais, et le plus large devers la mer. Cette ville d’Auffrique, pour le temps que les seigneurs de France et d’autres nations furent devant en grand désir de la conquerre, étoit malement forte et close de hauts murs, et dru semées les tours, et sur l’entrée, au bec du hâvre, a une grosse tour souveraine des autres, et là sur celle tour avoit une bricole pour traire et jeter grands carreaux. Et de ce étoient-ils bien pourvus. Tous les murs de la ville d’Auffrique, au regard des chrétiens, étoient couverts et parés de tapis et à vue d’œil à manière de couvretours de lit, et tous jaunes de couleur, ou la greigneur partie.

Ce soir que les chrétiens approchèrent la ville d’Auffrique, ils se tinrent à l’entrée du hâvre environ une lieue en mer, et geurent là à l’ancre juques à lendemain. Celle nuit fit moult clair et moult sery, car ce fut au mois de juillet, environ la Magdeleine, et se tinrent tout aises de ce que ils avoient ; et moult réjouis étoient de ce que Dieu les avoit ramenés si avant que ils véoient devant eux la ville d’Auffrique.

Les Sarrasins, qui étoient d’autre part sur la terre, et qui la contenance des chrétiens avoient vue, eurent ce soir et celle nuit conseil ensemble comment ils se maintiendroient, car bien véoient et connoissoient que la ville d’Auffrique seroit assiégée ; ils parlementèrent entre eux selon leur usage, et dirent ainsi : « Vez ci nos ennemis venus, qui prendront terre si ils peuvent, et assiégeront celle ville d’Auffrique qui est clef et entrée de tous les royaumes et seigneuries de par-deçà. Si nous faut avoir conseil comment nous nous maintiendrons et déduirons à leur venue à l’encontre d’eux, et si nous leur défendrons à prendre terre. » Là fut dit et proposé entre eux par la parole d’un vaillant Sarrasin, lequel s’appeloit Madifer, que honorable chose leur seroit garder la venue et entrée de la terre, et que si ils ne le gardoient et défendoient, à tout le moins que leur pouvoir et devoir en fissent, à blâme et reproche leur tourneroit, si ainsi ne le faisoient. La parole du Sarrasin fut longuement soutenue ; et sembloit aux vaillans hommes de leur côté raisonnable et honorable, quand un autre ancien Sarrasin parla, qui grand’crédence avoit entre eux, ainsi que on lui montra, et étoit celui sire d’une cité en Auffrique, que on clame Maldages[4], et le Sarrasin on nommoit Belluis. Cil Belluis dit et proposa tout le contraire que Madifer avoit dit et proposé, et à ses paroles mit grand’raison.

« Seigneurs, dit-il, nous sommes ci envoyés pour tenir la frontière et garder le pays ; mais il ne nous est pas du roi d’Auffrique ni de Thunes commandé ni étroitement enjoint que nous courons sus ni combattons soudainement nos ennemis, sans avoir plus grand avis, conseil et ordonnance ; et à la parole que je vous propose et mets en termes, je vous y rendrai vraies raison et solution. Premièrement vous devez croire et savoir que celle armée, que les chrétiens ont faite et font pour venir par-deçà, a été de longtemps entre eux avisée, promue et conseillée. Et ceux qui viennent et sont sur la mer en galées et en vaisseaux sont droites gens d’armes de fait et d’emprise, sages, avisés et confortés, et qui ont grand désir de faire armes. Si nous mettons sur le rivage à l’encontre d’eux, ils sont pourvus de bons arbalêtriers de Gennes à grand’foison, car jamais ne viendroient dépourvus. Contre ceux aurons-nous le premier assaut ; ils ont arcs forts et durs, et loing tirans et jetans. Nous ne sommes pas armés pour résister à l’encontre de leurs traits. Nos gens, qui se verront et sentiront blessés, refuseront et reculeront, et les Gennevois approcheront et prendront terre malgré nous. Les gens d’armes de leur côté, qui se désirent à avancer et qui tendent à venir à terre, ystront hors de leurs vaisseaux et verront notre petit convenant ; si nous assaudront aux lances et aux épées, et nous déconfiront. Et si ce advient, la ville d’Auffrique est perdue pour nous sans recouvrer, car ceux qui sont dedans et qui la gardent se déconfiront d’eux-mêmes, car avant que nos gens soient venus ni rassemblés, ils l’auront prise par assaut ou par traité, et la fortifieront tellement que trop nous pourroit coûter à ravoir ; car François et ceux qui sont venus en leur compagnie pour faire armes sont trop experts en armes et subtils. Pour ce, je dis que il vaut trop mieux, tout considéré, que point à ce commencement ne voient notre puissance ni essaient aussi. Nous n’avons pas gens assez pour eux combattre, et tous les jours nous en viennent et viendront. Si conseille, pour le mieux, que nous leur laissons prendre terre et par loisir. Ils n’ont nuls chevaux pour courir sur le pays, et point ils n’y courront ; et se tiendront tous ensemble et toujours en doute de nous. La ville d’Auffrique n’a garde d’eux ni de leurs assauts, car elle est forte assez et bien pourvue. L’air est chaud et encore sera-t-il plus chaud. Ils seront logés au soleil et nous en feuillées. Ils gâteront leurs pourvéances ; ils n’en auront espoir nulles, si ils logent ici longuement, et nous en aurons assez, car nous sommes sur notre pays ; ils seront souvent escarmouchés et réveillés à leur dommage et non au nôtre. Ils se lasseront et taneront, car point ne les combattrons ; autrement ne les pouvons-nous déconfire, car ils ne sont pas faits ni usés de l’air de ce pays, qui leur est, selon leur nature, tout contraire. Ils n’auront nulle douceur pour eux rafreschir, et nous en aurons assez. La grand’chaleur du soleil et la peine qu’ils auront de être presque toujours en armes, pour la doutance de nous, les mettra légèrement en une infirmité et maladie par incidence aventureuse ; et ce que ils ne sont point forts, ni nourris de notre air, par quoi il mourront communément, ainsi en serons-nous bien vengés et sans coup férir. Je n’y vois de ma part meilleur conseil, et si je le véois ou savois, je le dirois volontiers et mettrois avant. »

À la parole de l’ancien chevalier sarrasin s’accordèrent tous ceux qui a ce conseil étoient, pourtant que ils le sentoient sûr et usé d’armes. Si fut ordonné de par eux et commandé, sur la vie, que nul ne s’avançât d’aller escarmoucher sur la marine aux chrétiens sans commandement ; mais se tinssent tout cois et en paix en leurs logis, et laissassent prendre terre aux chrétiens, et arriver et loger. Cette parole et ordonnance fut tenue, ni nul ne l’eût osé briser ; et envoyèrent de leurs archers une quantité en la ville d’Auffrique, pour le aider à garder et défendre si mestier étoit. Ainsi se tinrent les Sarrasins celle nuit et à lendemain, que oncques ne se montrèrent ; et sembloit qu’il n’y eût nullui sur le pays.

Quand les chrétiens eurent celle nuit geu à l’ancre, ainsi que je vous ai dit, à l’entrée de l’embouchure du hâvre d’Auffrique, et ce vint à lendemain, le jour fut bel et clair, et l’air sery, coi et attrempé. Le soleil leva, qui fut bel, gent et plaisant à regarder. Donc se commencèrent à réveiller et appareiller toutes manières de gens d’armes ; et avoient grand désir d’approcher de la ville et de prendre terre. Trompettes et clairons commencèrent à sonner en ces galées et vaisseaux et à mener grand’noise. Quand le jour fut tout venu sur le point de neuf heures, et que les chrétiens eurent bu un coup et mangé une soupe en vin grec, malvoisie ou grenache, dont ils s’étoîent largement aisés, si furent plus joyeux et légers. Jà étoit ordonné dès l’île de Comminières, si comme je vous ai ci-dessus dit et recordé, lesquels vaisseaux iroient premiers et lesquels après. Il m’est avis que on mit au premier chef, en entrant au hâvre, une manière de vaisseaux courans, lesquels on nomme brigandins, et cils étoient garnis et pourvus de canons. Quand ils furent arroutés et mis en ordonnance, ainsi que aller devoient, ils ouvrirent le hâvre et entrèrent dedans, en tirant et saluant la ville du trait de leurs bricoles. Les murs de la ville et les tours étoient pavoisés de tapis mouillés pour résister contre le trait. Ces brigandins passèrent outre sans dommage et prirent le hâvre. Après vinrent galées armées et vaisseaux d’une flotte par bonne ordonnance. À voir l’arroi et comment ils entrèrent au hâvre d’Auffrique, c’étoit grand’plaisance. En tournant sur la terre vers la marine a un châtel malement fort et grosses tours ; et par espécial il y a une tour qui garde de leur lez la mer et la terre. En et sur cette tour avoit une bricole qui pas n’étoit oiseuse, mais tiroit et jetoit carreaux contre les naves des chrétiens, et sur chacune des tours de la ville, au lez devers la marine, avoit aussi pour défense une bricole bien jetant. À voir dire les Sarrasins s’étoient pourvus de longtemps, car bien espéroient à avoir le siége devant eux, si comme ils eurent. Quand les chrétiens entrèrent au hâvre d’Auffrique pour prendre terre, ce fut grand’beauté et grand’plaisance au voir leur arroi, et ouïr clairons et trompettes sonner et bondir, si clairement que la mer et la terre en retentissoient. Là boutèrent plusieurs chevaliers et vaillans hommes de France et d’ailleurs hors leurs bannières : premièrement y eut plusieurs chevaliers nouveaux faits ; et par espécial le sire de Ligne du pays de Hainaut devint là nouvellement chevalier ; et étoit cil nommé Jean, et le fut fait de la main un sien cousin et vaillant homme, qui s’appeloit messire Henry d’Antoing ; et bouta là dehors ce sire de Ligne premièrement sa bannière à sa première chevalerie, laquelle est dorée à une bande de gueules ; et étoit de-lez lui son cousin germain, le sire de Haverech en Hainaut. Ainsi s’avançoient de grand’volonté tous chevaliers et écuyers ; et prirent terre et se logèrent sur la terre de leurs ennemis à la vue des Sarrasins, par un mercredi, la nuit de la Magdeleine, qui fut en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt dix. Et tout ainsi que ils arrivoient et prenoient terre. Ils se logèrent à l’ordonnance de leurs maréchaux. Mêmement les Sarrasins qui étoient dedans la ville d’Auffrique et qui l’arroi en véoient, recommandoient et prisoient moult grandement l’ordonnance ; et pour ce que les grosses galées ne pouvoient point approcher la terre, ils se mettoient en bateaux qui les amenoient jusques à terre et suivoient la bannière Notre Dame.

Assez paisiblement souffrirent les Sarrasins, qui pour lors dedans la ville d’Auffrique et dehors étoient, à prendre terre les chrétiens ; car ils véoient bien que d’eux assaillir ils n’avoient pas l’avantage ; et ainsi que les François venoient, bannières déployées et pennons déployés de leurs armes, ils se logeoient et prenoient terre et place de logis par l’ordonnance des maréchaux. Le duc de Bourbon, qui pour lors étoit souverain capitaine de tous eux, fut logé au milieu de tous moult honorablement et très puissamment, selon la quantité de gens qui y étoient et les charges que les seigneurs avoient ; et étoit la devise du dit duc et sa bannière pour lors toute pleinement armoyée de fleurs de lys de France à une blanche image de Notre Dame vierge, mère de Jésus-Christ, au milieu assise et figurée, à un écusson de Bourbon dessous les pieds de l’image ; et premièrement je vous nommerai les seigneurs de nom qui étoient à son dextre. Au côté dextre du duc de Bourbon étoient logés en regardant la ville, premiers messire Guillaume de la Trémoille, à bannière ; le sire de Sully, à bannière ; messire Guy de la Trémoille son frère, à pennon ; le seigneur de Vodenay, à pennon ; messire Hélion de Lignac, à pennon ; le seigneur de Surgières, à pennon ; le seigneur de Rous, Breton, à pennon ; le seigneur de Tors, à pennon ; messire Jean Harpedane, à pennon.

Après étoient en ordonnance les Hainuiers ; et avoient en étendard la devise monseigneur Guillaume de Hainaut, pour ce temps comte d’Ostrevant, fils aîné du duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande ; et étoit la devise en la bannière sur l’étendard d’une haise d’or, assise sur une champagne de gueules. La étoient le sire de Haverech, à bannière ; le sire de Ligne, à bannière ; et puis messire Philippe d’Artois, comte d’Eu, à bannière ; le seigneur de Matefelon, à bannière ; messire Boniface de Calain, à pennon ; le sénéchal d’Eu, à pennon ; le seigneur de Linières, à bannière ; le seigneur de Chim, à bannière ; le seigneur d’Aineval, à bannière ; messire Gautier de Chastillon, à pennon ; messire Jean de Château-Morant, à bannière ; le frère du maréchal de Sansoire, à pennon ; le seigneur de Coucy, à bannière ; messire Jean de Trye, à pennon ; le sire de Coucy, à bannière et plus étoffément que nul des autres, excepté le duc de Bourbon ; le seigneur de Liques, à pennon ; messire Étienne de Sansoire, à pennon, et puis le pennon du roi de France et de sa devise. De-lez le pennon du roi étoit messire Jean de Barrois, à pennon armoyé de ses armes, et puis messire Guillaume Morles, à bannière ; le seigneur de Longueval, à pennon ; messire Jean de Roye, à bannière ; le seigneur de Bours, à pennon ; le vicomte d’Aunay, à bannière ; et monseigneur l’amiral, à bannière, qui s’appeloit messire Jean de Vienne. Après s’ensuivent ceux au lez senestre.

Au côté senestre du duc Louis de Bourbon étoient tous ceux que je vous nommerai, tant à bannières comme à pennonceaux. Et premièrement le seigneur d’Auffemont, à bannière ; messire Jean, dit Beaufort, fils bâtard au duc de Lancastre, à bannière ; messire Jean le Boutillier, Anglois, à pennon ; messire Jean de Crama, à bannière ; le Souldich de l’Estrade, à pennon ; messire Jean de Hangiers, à pennon ; messire Jean de Harecourt, à bannière ; le seigneur de Garencières, à bannière ; monseigneur Beraut, comte de Clermont et Dauphin d’Auvergne, à bannière ; et en bon arroi messire Hugue Dauphin, son frère, à pennon ; le seigneur de Betencourt, à pennon ; le seigneur de Pierre-Buffière, à bannière ; le seigneur de Sainte-Sévère, à bannière ; monseigneur le Louvart[5], maréchal de l’ost, à pennon ; monseigneur le Borgne de Viausse, à pennon ; monseigneur de Lonin, à bannière ; messire Guérard de Lonin, son frère, à pennon ; le seigneur de Saint-Germain, à bannière. Et puis le pennon sur l’étendard de la devise au duc de Bourgogne ; messire Philippe de Bar, à bannière ; messire Geffroy de Chargny, à bannière ; messire Louis de Poitiers, à pennon ; messire Robert de Cabroles, à pennon ; le vicomte d’Usez, à bannière ; le seigneur de Montagut, à bannière ; le seigneur de Villenove, à pennon ; messire Guillaume du Moulin, à pennon ; messire Engorget d’Amboise, à pennon ; monseigneur de Longny, à pennon ; messire Alain de Champagne, à pennon.

Et devez savoir que tous ces bannerets et pennonciers[6], que je vous ai nommés et devisés, étoient en front et en montre devant la forte ville d’Auffrique ; et encore y avoit-il grand’foison de bons chevaliers et écuyers, tous vaillans hommes de courage et d’emprise, qui étoient logés sur les champs, lesquels je ne puis pas tous nommer par nom ni par surnom, car trop y faudroit d’écriture, mais ils étoient quatorze mille tous gentils hommes. À considérer raison, c’étoit une très belle compagnie et pour faire un grand fait et soutenir un grand faix de bataille, si les Sarrasins se fussent traits avant. Mais nennil pour ce jour ils ne montrèrent autre défense que de bricoles, qui jetoient gros carreaux, car ils ne vouloient pas rompre leur ordonnance.

Quand les chrétiens se furent tous logés du mieux qu’ils purent et sçurent, il les convenoit passer de ce que ils avoient apporté avecques eux, car ils ne pouvoient pas courir sur le pays, ni aller cueillir au bois de la ramée ni des arbres pour faire leur logis, car trop leur eût coûté et trop follement se fussent aventurés. Les seigneurs avoient tentes et pavillons et toiles légères fait venir de Gennes, où dessous ils s’esconsoient et logeoient, et se tenoient en bonne ordonnance. Les arbalêtriers gennevois étoient logés en deux ailes tout devant, et encloyoient en leurs logis les seigneurs, et prenoient les deux ailes grand’quantité de terre retournant jusques sur la marine ; car ils étoient grand’foison. Toutes les pourvéances des chrétiens étoient sur les galées et en les vaisseaux, et y avoit certains nautonniers et rameurs de bateaux, qui tout le jour ne faisoient autre chose que eller, venir et amener à terre les pourvéances, qui pour le jour besoignoient aux seigneurs.

Quand cils des îles voisines et du royaume de Naples, de Sicile, et aussi de terre ferme, Pouille et Calabre, sçurent que les chrétiens avoient assiégé la forte ville d’Auffrique, si se mirent en peine très grande de eux avitailler, fournir et pourvoir, les uns pour gagner, les autres pour l’amour et affection qu’ils avoient aux Gennevois. De l’île de Candie leur venoit-il très bonnes malvoisies et grenaches, dont ils étoient largement servis et confortés. Et sans ce confort ne pussent-ils longuement avoir duré, car ils étoient grand peuple, bien vivans et bien mangeans. Et sachez que les pourvéances ne leur venoient pas ouniement. À la fois en avoient-ils grand’largesse, à la fois grand’deffaute.

Or vous parlerons un petit des Sarrasins, autant bien comme je vous ai parlé des chrétiens, et c’est raison pour atteindre et conclure toutes choses. Vous devez savoir, et vérité fut, que ceux d’Auffrique et de Barbarie avoient bien sçu de long temps que les Gennevois les menaçoient, et espéroient assez en celle année que ils auroient le siége, ainsi qu’ils eurent. Si étoient pourvus pour résister à l’encontre ; et quand les nouvelles furent épandues sur le pays que les chrétiens étoient venus, toutes manières de gens des leurs, ès royaumes prochains et lointains, furent en doute, car cil n’est pas sage ni bien conseillé qui ne craint ses ennemis tant petits qu’ils soient ; avec ce que les Sarrasins ne tiennent pas les chrétiens à petits, mais à vaillans et bons guerroyeurs, et moult les doutent et craignent. Et à l’encontre d’eux, pour obvier encore et garder leurs terres et frontières, ils se cueillirent et assemblèrent des royaumes voisins d’Auffrique, en laquelle terre et seigneurie la ville d’Auffrique siéd, du royaume de Thunes, du royaume de Maroc et du royaume de Bougie, tous les meilleurs guerroyeurs, les plus apperts et usés d’armes, et qui le moins ressoingnoient la mort ; et s’en vinrent loger sur les champs et sur le sablon à l’encontre des chrétiens ; et prirent l’avantage derrière eux d’un haut bois, afin que de ce côté ils ne reçussent dommage par embûche ou escarmouche ; et se logèrent les dits Sarrasins moult sagement ; et étoient bien, par avis et considération de gens d’armes, trente mille bons archers et dix mille ou plus à cheval. Les plusieurs disent, qui en ce voyage furent et qui en peine se mirent d’eux voir pour nombrer leur force, que on n’en put oncques savoir la vérité ni quel nombre de gens ils étoient ; et supposoient les chrétiens que il y en avoit grand’foison logés ès bois. Bien pouvoient être, à considérer raison, grand’gent, car ils étoient sur leur pays et pouvoient aller et venir en l’ost à toute heure, sans péril et dommage. Ainsi que ils vouloient, ils étoient rafreschis souvent de nouvelles pourvéances, car on leur amenoit à sommes et à cameaux. Et le second jour que les chrétiens furent logés, droit sur le point du jour, et celle nuit avoit fait messire Henry d’Antoing le guet à deux cents hommes d’armes et mille arbalêtriers gennevois, vinrent les Sarrasins réveiller l’ost et escarmoucher ; et dura l’escarmouche plus de deux heures ; et là furent faites plusieurs appertises, comme de traire et lancer, car oncques de près, pour assembler à la main de glaive ou d’épée, ne se trouvèrent ni joignirent. Et sagement trayoient et lançoient Sarrasins, ni point follement ne s’abandonnoient. Aussi ne faisoient les chrétiens. Et quand ils eurent assez escarmouché, ils se retrairent. L’ost des chrétiens s’estourmit. Donc allèrent voir les escarmouches aucuns grands seigneurs de France et le contenement des Sarrasins, pour être mieux duits et appris une autre fois, quand escarmouche se feroit entre eux. Si se porta celle escarmouche assez bien ; et se retrairent sagement les Sarrasins en leurs logis et les chrétiens au leur aussi.

Et vous dis que le siége la étant devant la ville d’Auffrique, les chrétiens ne furent oncques assurés pour les Sarrasins, car tous les jours, ou du soir ou du matin, ils les venoient réveiller, traire et lancer sur eux. Entre les Sarrasins il y avoit un jeune chevalier des leurs, lequel s’appeloit Agadinquor d’Oliferne[7]. Et étoit toujours ce Sarrasin monté sur un cheval appert et léger, et bien tournant en la main ; et sembloit, quand le dit cheval couroit, qu’il volât. Agadinquor, qui le chevauchoit, montroit bien à être homme d’armes par les appertises qu’il faisoit. Et portoit par usage toujours trois javelots empennés et enferrés ; et très bien en savoit jouer, lancer et retraire. Et selon l’usage d’eux il étoit armé de toutes pièces, et avoit en manière de une blanche touaille liée parmi le chef[8]. Et étoient ses parures toutes noires, et il de sa couleur brun et noir, et bien séant en selle de cheval. Et disoient les chrétiens que les appertises d’armes que il faisoit, c’étoit pour l’amour d’aucune jeune dame de leur côté. À considérer raison, vérité étoit que Agadinquor aimoit parfaitement et de bon cœur la fille au roi de Thunes, une moult belle dame, selon ce que aucuns gennevois marchands disoient, qui vue l’avoient en la ville de Thunes. Et appeloit-on la dame Alsala, et étoit héritière du royaume son père après son décès ; et cil Agadinquor étoit fils au duc d’Oliferne[9]. Je ne sais si depuis ils se marièrent ensemble, mais il me fut dit que le chevalier, pour l’amour de la dame, le siége étant des chrétiens devant la ville d’Auffrique, il fit plusieurs appertises d’armes. Et volontiers lui véoient faire les jeunes chevaliers de France. Et mit-on grand’entente et cure pour lui enclorre et attraper, mais chevauchoit si sagement, et avoit cheval si bon et si à main, que on ne le pouvoit avoir ni retenir.

La greigneur entente que les seigneurs de l’ost des chrétiens avoient étoit telle, que ils pussent prendre en vie pour amener devers eux un Sarrasin, afin que par icelui on pût savoir la vérité et le secret de leur convenant ; mais oncques n’y purent advenir. Trop s’en gardoient les Sarrasins, et aussi s’en étoient-ils bien aperçus. Si avoient pourvu et remédié à l’encontre de ce. Et par conseil les Sarrasins ressoignoient moult grandement les arbalêtriers gennevois ; et contre leurs traits très bien se pavoisoient[10]. Et devez savoir que les Sarrasins ne sont pas si bien armés ni si forts comme sont les chrétiens, car ils n’ont pas l’art, ni la manière, ni les ouvriers pour faire forger les armures en la forme et manière que les chrétiens ont ; et aussi les étoffes, c’est à entendre le fer et l’acier, ne sont pas entre eux communément. Et s’arment le plus de cuiries[11], et portent targe à leurs cols moult légères, couvertes de cuir bouilli de Capadoce, où nul fer ne s’y peut prendre ni attacher, si le cuir n’est trop échauffé. Et pour lors, si comme je fus informé de leur affaire et convenance, quand ils venoient à bataille devant les chrétiens, et que les arbalêtriers gennevois les apercevoient et montroient visage, les Sarrasins tout d’un trait trayoient. Et sitôt que trait ou jeté leurs dardes avoient, et que les Gennevois arbalêtriers leurs arbalètres montroient, tout au devant du trait ils se couchoient, et sur leurs têtes leurs larges tournoient. Par ainsi la force et le péril du trait ils eschevoient, car les flèches sur ces targes tout outre rondeloient, et le trait passé, tantôt se mettoient sur pieds et relevoient. Et au traire et lancer leurs dardes entendoient.

Ainsi tous les jours, par le terme de neuf semaines que le siége se tint devant Auffrique, escarmouchoient et ébattoient ; et des blessés et des navrés ne pouvoit être que de toutes parties il n’y eût, et par espécial de ceux qui légèrement s’aventuroient. Et en la forme et manière que les Sarrasins près se gardoient, pareillement faisoient les chrétiens et les seigneurs de France et d’autres pays qui, pour leur honneur et pour la foi chrétienne exaucer, venus étoient. La manière et l’état des mécréans moult volontiers regardoient, car au voire dire, entre seigneurs d’état et d’honneur toute nouvelleté plaît ; et si les chrétiens plaisance à eux avoient, autant bien ou plus volontiers les mécréans les véoient ; car vous devez croire et savoir que entre eux des jeunes gentils hommes, selon leur loi, là étoient, qui grand’plaisance à voir l’arroy des chrétiens, leurs armes, leurs pennons et bannières, avoient et prenoient, et pour grand’richesse et noblesse le tenoient ; et entre eux, au soir, quand à leurs logis étoient retournés, en parloient et devisoient. Mais d’une chose, si comme il me fut dit, entre eux moult s’émerveilloîent, et je vous dirai de quoi ce fut, pour mieux éclaircir la matière.

Les Sarrasins, qui dedans la ville d’Auffrique et dehors étoient et se logeoient, grand’merveille avoient à quel titre ni instance les chrétiens si efforcément là venus étoient et guerre leur faisoient. Si me fut dit que entre eux ils prirent un drugemen[12] qui bien et bel le gennevois parler savoit et lui dirent : « Va, pars d’ici et chemine vers les chrétiens, et fais tant, avant ton retour, que tu parolles à aucun seigneur d’état ou de nom, ou de plusieurs des chrétiens, et leur demande, de par nous, en quel nom ni instance ils nous font guerre, ni pourquoi ils sont venus par-deçà si étoffément en l’empire de Barbarie et en la terre du roi d’Auffrique, et que rien nous ne leur avons fait. Bien est vérité que du temps passé nous et les Gennevois nous sommes guerroyés, mais cette guerre par raison ne doit en rien toucher ni regarder à eux, car ils sont de moult lointaine nation et les Gennevois nous sont voisins. Nous prenons sur eux et ils prennent sur nous : ainsi anciennement nous sommes-nous démenés, et a toujours été, voire si nous n’avions trèves ensemble. »

Sur cel état et ainsi informé le drugemen se départit de ses maîtres ; et chevaucha tant que il vint en l’hôtel des chrétiens ; et trouva premièrement un Gennevois auquel il parla, et lui dit qu’il étoit message aux Sarrasins et là envoyé pour parler à quelque grand baron de France. Le Gennevois auquel il s’adressa, on l’appeloit Antoine Marc, et étoit un centurion d’arbalêtriers. Il le prit sur son conduit et en eut grand’joie, et l’amena tout droit devers le duc de Bourbon et le seigneur de Coucy, lesquels le virent et ouïrent volontiers parler ; et les paroles que les seigneurs ne pouvoient entendre le centurion leur exposoit en bon françois, car bien l’entendoit. Quand il eut parlé aux seigneurs et remontré ce dont il étoit chargé de dire, et que il en eut demandé réponse, les seigneurs de France dirent que il l’auroit, et que ils se conseilleroient. Ils se conseillèrent, et se mirent ensemble jusques à douze des plus grands barons de l’ost en la tente du duc de Bourbon. La réponse fut telle, et lui conta le centurion gennevois ; et dit au drugemen, de par les seigneurs de France : que la matière et la querelle de leur guerre étoit telle, pour ce que le fils de Dieu, appelé Jésus-Christ et vrai prophète, leur lignée et génération l’avoient mis à mort et crucifié. Et pour ce que leur Dieu ils avoient jugé à mort et sans titre de raison, ils vouloient amender sur eux ce méfait et le faux jugement que ceux de leur loi avoient fait. Secondement, ils ne créoient point au saint baptême et étoient tout contraires à leur loi et à leur foi. Aussi en la vierge Marie, mère de Jésus-Christ, ils n’avoient point de créance ni de raison. Pourquoi, toutes ces choses considérées, ils tenoient les Sarrasins et toute leur secte pour leurs ennemis, et vouloient contrevenger les dépits que on avoit faits à leur Dieu et à leur loi ; et faisoient à leur pouvoir encore tous les jours. »

Quand la réponse fut faite, retourna et se départit de l’ost sans péril et sans dommage, et vint devers ses maîtres, et leur dit ce que vous avez ouï. De celle réponse ne firent les Sarrasins que rire, et dirent qu’elle n’étoit pas raisonnable ni bien prouvée ; car les Juifs avoient mis ce Jésus-Christ à mort, et non eux.

Et demeura la chose en ce parti ; et se tint le siége devant la ville d’Auffrique, et chacun des osts sur sa garde.

Assez tôt après avint que les Sarrasins eurent un conseil entre eux, que sept ou huit jours ils se reposeroient, ni point l’ost des chrétiens ne réveilleroient ni escarmoucheroient, et quand les chrétiens tous à repos être cuideroient, sur le point de mie-nuit, soudainement sur eux viendroient et les assaudroient, et grand’discipline d’eux ils feroient. Si comme ils le proposèrent ils le firent ; et séjournèrent huit jours ou environ que point acertes ne escarmouchoient. Au neuvième jour, devant mie-nuit, tout secrètement ils s’appareillèrent et armèrent de tels harnois, selon leur usage, qu’ils avoient, et puis s’en vinrent tout serrés et le pas, sans sonner mot, devers les logis des chrétiens ; et avoient empris à faire un grand fait, car ils vouloient l’ost assaillir à l’opposite du guet, pour porter trop grand dommage ; et fussent venus à leur entente si Dieu proprement n’eût veillé pour eux et montré miracles toutes appertes, et vous dirai quelles.

Ainsi que les Sarrasins approchoient, ils virent devant eux une compagnie de dames toutes blanches, et par espécial une au premier chef, qui sans comparaison étoit trop plus belle que toutes les autres, et portoit devant elle un gonfanon tout blanc et une croix vermeille par dedans. De celle encontre et de la vue furent les Sarrasins si effrayés que ils furent d’esprit, de force et de puissance tout éperdus ; et n’eurent pour l’heure, selon leur emprise, pouvoir ni hardiment d’aller plus avant, et se tinrent tout cois et les dames devant eux. Avec tout ce, il me fut dit que les gennevois arbalêtriers avoient amené de outre la mer un chien en leur compagnie, et ne savoient d’où il étoit venu, car nul ne clamoit le chien pour sien. Ce chien leur avoit fait, et à tout l’ost, plusieurs services, car les Sarrasins ne pouvoient venir si coiement escarmoucher que ce chien ne menât si grand bruit qu’il réveilloit les plus endormis, et savoient bien toutes gens que, quand ce chien glapissoit ou aboyoit, les Sarrasins venoient, dont on se pourvéoit à l’encontre d’eux ; et l’appeloient les Gennevois le chien Notre Dame. Encore à celle heure que signifiance avint en l’ost, le chien ne fut pas oiseux, mais mena trop malement grand bruit, et s’en alla premièrement devers le guet ; et le faisoient pour celle nuit le sire de Courcy, Normand, et messire Henry d’Antoing ; et pour ce que de nuit on oit plus clair que par jour, toutes gens qui l’ouïrent saillirent sus et s’armèrent, et se mirent tantôt en arroy et en ordonnance, et connurent bien que les Sarrasins approchoient et venoient pour réveiller l’ost. Vérité étoit ; mais la vierge Marie, et sa compagnie qui les avoit en garde, leur fut au devant, et celle nuit ils ne prirent point de dommage, car les Sarrasins n’osèrent approcher, et retournèrent en leurs logis sans rien faire ; et depuis les chrétiens furent plus soigneux de leur guet.

Les seigneurs, chevaliers et écuyers, qui en ce temps devant la ville d’Auffrique se tenoient, grand’affection et imagination au conquérir avoient, et ceux de dedans pour la bien garder très-soigneux étoient. En ce temps faisoit moult sec et moult chaud, car le soleil étoit en sa greigneur force, et si comme il est au mois d’août, et les marches de par delà du royaume d’Auffrique sont moult chaudes pour les sablons ; aussi ils sont trop plus près du soleil que nous ne sommes ; et les vins que les chrétiens avoient, et qui de Pouille et de Calabre leur venoient, étoient secs et chauds, et hors de la contemplation françoise, dont plusieurs le comparoient, car de léger en fièvre et en chaleur chéoient. À considérer raison, je ne sais comment la peine et le gros air et sec, sans nulle douceur, par espécial les François porter pouvoient, car de nulle bonne douce eau ils ne recouvroient ; et ce qui leur fit trop grand bien, ce fut ce que ils firent fontaines et fouirent au sablon selon la marine en plus de deux cents lieux, dont ils eurent eau douce et en furent servis et rafreschis, mais encore étoit-elle pour la grand’chaleur du soleil toute tempêtée moult souvent. À la fois avoient-ils grand’deffaute de vivres, et par fois ils en avoient assez et abondamment, qui leur venoient du royaume de Sicile et des îles prochaines. Les haitiés confortoient et visitoient les malades, et les plantureux de vivres adressoient ceux qui disetteux en étoient, autrement ils n’eussent point duré ; et aussi en celle compagnie ils étoient tous frères et amis. Le sire de Coucy par espécial avoit tout le retour des gentils hommes ; et bien savoit être et doucement entre eux et avecques eux, trop mieux sans comparaison que le duc de Bourbon ne faisoit ; car ce duc étoit haut de cœur, et de manière orgueilleuse et présomptueuse, et point ne parloit si doucement ni si humblement aux chevaliers et écuyers étranges que le sire de Coucy faisoit. Et séoit le dit duc de Bourbon par usage le plus du jour au dehors de son pavillon, jambes croisées, et convenoit parler à lui par procureur et lui faire grand’révérence, et ne considéroit pas si bien l’état ni l’affaire des petits compagnons que le sire de Coucy faisoit ; pourquoi il étoit le mieux en leur grâce, et le duc de Bourbon le moins. Il me fut dit des chevaliers et écuyers étranges que, si le sire de Coucy eût seulement empris le voyage souverainement et été capitaine de tous les autres, leur imagination et parole étoit telle que on eût fait autre chose que on ne fit, et demeurèrent, par celle deffaute et par l’orgueil de ce duc Louis de Bourbon, plusieurs belles emprises à non être faites, et la ville d’Auffrique, ce fut le propos de plusieurs, à non être prise.

Le siége étant devant la ville dessus dite, qui dura par droit compte et ordonnance soixante et un jours, y eut plusieurs escarmouches faites des chrétiens aux Sarrasins et aussi aux barrières de la ville, laquelle fut moult bien gardée et deffendue ; et grandement il besognoit aux Affriquans que ce fussent gens de garde et de deffense ; car là étoit toute fleur de chevalerie et d’écuyerie. Et disoient les chevaliers et écuyers aventureux ainsi : « Si nous pouvons prendre celle ville d’assaut ou autrement et qu’elle soit nôtre, nous la pourvoierons, garnirons, rafreschirons et reconforterons cel hiver, et à l’été un grand voyage des chrétiens se fera par deçà, lesquels auront l’avantage de prendre terre légèrement et d’entrer par ici en Barbarie, en Auffrique et au royaume de Thunes ; et si le voyage y étoit acoursé, les chrétiens y viendroient communément, toujours conquérant avant. » — « Ha ! disoient les autres, plût à Dieu que il fût ainsi ! car chevaliers et écuyers qui ici demeureroient se logeroient honorablement, car tous les jours, si ils vouloient ou malgré eux, ils auroient les armes. »

De ce propos et affaire se doutoient bien les Sarrasins, et pourtant mettoient-ils grand’peine et entente d’eux bien garder. La grand’chaleur et ardeur du soleil qui descendoit du ciel donnoit trop grand’peine et travail aux chrétiens, car les Sarrasins les tenoient toujours en doute et en soin de celle escarmouche ; et quand les armures étoient échauffées, ils ardoient tous là dedans. Merveille fut, à parler par raison, que oncques nul ne s’en pût sauver ni issir que il ne mourût de chaleur et de l’air, qui au mois d’août étoit tout échauffé et corrompu. Encore leur advint une incidence merveilleuse ; et si longuement elle eût duré, ils fussent tous morts et perdus sans coup férir, et je vous dirai que ce fut. Une semaine, par la grand’chaleur qu’il faisoit et la corruption de l’air, ils vinrent et descendirent généralement tant de mouches que tout leur ost en fut chargé, et ne s’en pouvoient ni savoient comment garder. Et tous les jours ils multiplioient. Si en furent plusieurs moult ébahis ; mais par la grâce de Dieu et de la vierge Marie, à qui ils étoient tous donnés et voués, pourvéance de remède y vint. Car un jour fut que un effoudre et un grésil du ciel descendit si grand et si fort que tous ces moucherons furent morts et perdus, et par ce grésil l’air grandement refroidi et attrempé ; et chevaliers et écuyers en meilleur état et ordonnance de leurs corps et santé assez que en devant.

Qui est en tel parti d’armes que les chrétiens pour lors étoient, il faut que il prenne en gré ce que le temps lui envoie. Il ne le peut pas avoir pour souhaiter ni demander. Qui chéoit en maladie, il convenoit que il fût diligemment gardé et soigné, ou il alloit outre jusques à la mort ; mais ils étoient là venus de si bonne volonté et grand’affection qu’ils avoient à accomplir honorablement leur voyage, que ce les aidoit et supportoit contre toutes peines très grandement. De toutes douceurs propices à leurs complexions, les François étoient tout espains, car rien ne leur venoit du royaume de France, vivres, pourvéances ni nouvelles ; ni on ne savoit en France qu’ils étoient devenus, non plus que s’ils fussent entrés dedans terre. Il leur vint une fois, des parties du royaume d’Arragon et de la cité de Barcelonne, pourvéances en une galée armée ; et par dedans cette galée il y avoit le plus de pommes d’orange et de demies graines. Ces pommes à leur appétit les rafreschirent et aisèrent trop grandement. Et quelque galée ou nave qu’il vînt nulle n’en retournoit, tant pour la doute des rencontres des Sarrasins sur mer que pour attendre la conclusion du siége et voir si les chrétiens prendroient celle forte ville d’Auffrique. Le jeune roi Louis de Sicile les faisoit de ceux de son royaume souvent visiter et rafreschir de vivres, car il leur étoit plus prochain que nul autre, et si les Sarrasins eussent été forts pour eux clorre la mer, et détourner les vivres et les pourvéances qui leur venoient de Pouille, Calabre, Naples et de Sicile, ils les eussent morts sans coup férir. Mais nennil ; ils leur faisoient guerre et destourbier ce que ils pouvoient par terre. Aussi Sarrasins ne sont point puissans sur mer de galées ni de vaisseaux, ainsi que sont Gennevois et Vénitiens. Et quand Sarrasins courent par mer ce n’est rien, fors en happant et en larcin, ni ils ne savent attendre chrétiens, si ils ne sont grandement au-dessus d’eux, car une galée armée des chrétiens en déconfiroit quatre de Sarrasins. Vérité est que les Turcs sont les plus forts et meilleurs gens d’armes par mer et par terre de toute la secte des mécréans contraires à notre foi, mais ils demeuroient trop loin du royaume d’Auffrique. Si n’en pouvoient les Auffriquans être aidés ni confortés. Bien en avoient les Turcs ouï parler, comme la ville d’Auffrique étoit assiégée des chrétiens. Si souhaitoient souvent les Turcs être au siége.

Si les chrétiens subtilloient sur les Sarrasins pour eux porter dommage et contraire, autant bien les Sarrasins subtilloient nuit et jour comment ils les pourroient déconfire pour en délivrer leur terre. Une fois s’avisèrent Agadinquor d’Oliferne, Madifer de Thunes, Belluis, Maldalges, et Brahadin de Bougie et aucuns autres de leur côté, et dirent ainsi : « Véez-cy ces chrétiens nos ennemis qui sont et gisent trop vaillamment en la présence de nous et ne les pouvons déconfire, et si ne sont que peu de gens au regard de nous ; et si faut qu’ils soient gardés, conseillés et confortés par aucuns vaillans hommes des leurs ; et ne pouvons, pour escarmouche ni envahie que nous fassions, tant faire que un seul chevalier des leurs nous puissions avoir, prendre ni amener vers nous pour prisonnier ; car si nous tenions un ou deux des plus vaillans, nous en serions grandement honorés, et si saurions leur convenant et puissance par celui ou ceux, et quelle chose ils ont proposé faire. Or regardons quel conseil nous pourrons mettre sus. » Ce dit Agadinquor : « Je suis le plus jeune, mais je parlerai devant. » — « Nous le voulons, » répondirent les autres. « Par ma foi ! dit-il, je désire trop grandement à faire armes à eux. Et me semble que, si j’avois mon pareil en bataille, je le déconfirois ; et si vous voulez demeurer de-lez moi, et que en notre ost nous nous puissions trouver jusques à dix, vingt et trente vaillans hommes, je me mettrai en peine d’eux appeler, et de traire autant des leurs en bataille. Nous avons juste querelle, car ils n’ont nulle cause ni raison de nous guerroyer ; et le droit que nous avons, avec le bon courage que il me semble que j’ai et que nous devons avoir, nous donnera victoire. »

Donc répondit Madifer de Thunes, qui étoit un vaillant homme, et dit : « Agadinquor, en votre parole n’a que tout honneur. Chevauchez de matin et soyez au premier chef des nôtres, et approchez sur votre cheval les ennemis, et menez un drugemen de-lez vous, et faites signe que vous voulez parler et proposer quelque chose à eux, et si vous les trouvez en volonté, si prenez et acceptez la bataille de dix des nôtres à dix des leurs. Nous verrons et orrons quelle chose ils diront ni répondront. Toujours, quoique la chose soit acceptée, aurons-nous bien conseil et ordonnance que nous en ferons. Et en tiendront les chrétiens plus de bien et de vaillance de nous. »

Tous s’arrêtèrent sur cel état et passèrent la nuit jusques au matin. Ordonné fut que, ainsi que plusieurs fois ils avoient fait, ils iroient voir et escarmoucheroient leurs ennemis ; mais toutefois, à celle escarmouche, Agadinquor seroit tout devant monté sur son cheval et un drugemen de côté lui. Ce jour fit moult clair et bel ; et un petit après soleil levant, les Sarrasins, qui approcher les chrétiens dévoient, furent tous prêts et se mirent en bataille. Pour celle nuit de la partie des chrétiens avoient fait le guet messire Guillaume de la Tremoille et messire Guy son frère, et étoit ainsi que sur le département du guet que on devoit se retraire. Et vécy les Sarrasins, tant que à la vue des chrétiens, et se tinrent tous cois, ainsi que l’espace de trois traits d’arbalête. Agadinquor et son drugemen de-lez lui se départirent de leur route et chevauchèrent les galops en approchant les chrétiens, et s’en vinrent sur une aile en signifiant et montrant que ils venoient là pour parlementer. Et chéirent d’aventure sur le pennon d’un gentil écuyer pour lors et bon homme d’armes qui s’appeloit Chiffrenal. Quand il vit le convenant du Sarrasin et les signes que il faisoit, si chevaucha hors des siens, environ vingt pas, et dit : « Demeurez ici tous cois. Je vais parler à ce Sarrasin qui chevauche et vient vers nous. Il a un drugemen avecques lui ; il vient pour proposer aucune chose. » Tous se tinrent cois. L’écuyer, que je nomme Chiffrenal, vint jusques au Sarrasin, qui étoit arrêté sur les champs, et se tenoit sur son cheval et indittoit son drugemen quelle chose il diroit. Quand ils furent l’un devant l’autre, le drugemen parla et dit et demanda : « Chrétien, êtes-vous noble homme de nom et d’armes, et prêt de faire réponse à ce que on vous demandera, » — « Oil, répondit Chiffrenal, dites ce qu’il vous plaît. Vous serez ouï et recueilli. »

Dit le drugemen : « Vécy un gentil homme des nôtres qui demande la bataille à vous corps à corps ; et si plus en y voulez mettre et avoir, vous en trouverez dix des nôtres tous appareillés qui se combattront contre dix des vôtres. Et la querelle est telle, que les nôtres proposent et disent que notre loi vaut mieux, et est plus belle que la vôtre, car elle est, dès le commencement du monde faite et estorée, et la vôtre n’est fors une loi trouvée et donnée par un homme que les Juifs pendirent et firent mourir en une croix. » — « Ho ! répondit Chiffremal, drugemen, ne parle plus avant de cette matière. À toi n’en appartient point à parler ni disputer notre loi. Mais dis au Sarrasin qui te fait parler que il jure sur sa loi et sa créance et affirme la bataille, et il l’aura dedans quatre heures. Et amène jusques à dix de ceux de son côté, qui soient tous gentils hommes de nom et d’armes, et autant je lui en mettrai au devant. »

Le drugemen récita toutes ces paroles au Sarrasin, qui par semblant avoit grand’joie de accepter et affirmer la bataille ; et fut affirmée et prise entre eux d’eux. Et ainsi que le Sarrasin s’en retournoit, et que Chiffrenal revenoit aussi devers les siens, les nouvelles étoient jà venues à messire Guy de la Tremoille et à messire Guillaume son frère. Si encontrèrent Chiffrenal et lui demandèrent d’où il venoit et quelle chose il avoit faite à ce Sarrasin, et que le Sarrasin avoit proposé et parlé. Chiffrenal leur recorda tout et ainsi que les paroles avoient été démenées. De ce qu’il avoit affirmé et accepté la bataille furent les chevaliers moult réjouis ; et dirent les deux frères : « De grand’volonté ! Chiffrenal, parle aux autres, car nous serons des dix. » Chiffrenal répondit : « Dieu y ait part. Je crois bien que j’en trouverai assez qui combattre voudront aux Sarrasins. » Assez tôt après Chiffrenal trouva et encontra le seigneur de Chim. Si lui conta l’aventure, et lui demanda si il vouloit être en la compagnie. Le sire de Chim ne m’eût jamais refusé, mais l’accepta de grand’volonté ; et à ceux que Chiffrenal rencontroit, il leur en parloit ; car pour un il en eût eu cent s’il eût voulu. Il trouva messire Boucicaut le jeune qui l’accepta de grand courage. Aussi firent messire Helion de Lignac. messire Jean Roussel Anglois, messire Jean Harpedane, Alain Bude et Bochet. Quand le nombre des dix fut accompli, on n’en demanda plus. Donc se trait chacun vers son logis pour soi armer et appareiller, ainsi que pour tantôt aller combattre. Quand les nouvelles s’épartirent aval l’ost et que on nommoit ceux qui combattre aux Sarrasins devoient, si disoient tous chevaliers et écuyers : « Par le corps Dieu ! velà gens à bonne-heure nés, qui si belle aventure d’armes auront aujourd’hui. » — « Plût à Dieu, faisoient plusieurs, que il m’eût coûté ce et quoi, et je fusse l’un des dix. » Toutes manières de gens dedans l’ost s’en tenoient à réjouis, par espécial chevaliers et écuyers ; et recommandoient moult l’aventure, excepté le gentil sire de Coucy.

Il m’est avis que le sire de Chim étoit de la compagnie du seigneur de Coucy. Si que, quand il eut enconvenancé à Chiffrenal à être l’un des dix, pour lui appareiller il s’en retourna à son logis, et trouva en sa tente le seigneur de Coucy, lequel il tenoit bien à seigneur et à maître ; si lui conta toute l’aventure, ainsi que Chiffrenal avoit marchandé aux Sarrasins, et aussi comment il s’étoit aloyé à être de sa compagnie. Tous ceux qui autour de lui étoient, louoient et prisoient grandement l’aventure ; mais le sire de Coucy n’en fit compte, et répondit sus et dit : « Entre vous, jeunes gens, qui ne connoissez le monde et qui pas ne pesez ni savourez les choses, exaulsez tantôt une folie plus que un bien. En celle ahatie ni entreprise je n’y vois nulle raison, par plusieurs voies. L’une si est que, dix chevaliers et écuyers des nôtres, tous nobles et gentils hommes d’armes et de nom se doivent et veulent aller combattre à dix Sarrasins. Comment sauront les nôtres, si ceux qui viendront contre eux, encore si ils y viennent, seront gentils hommes ? Ils pourront mettre à l’encontre d’eux, si ils veulent, pour combattre, dix ribaux ou varlets. Et si on les déconfit, au mieux venir on n’aura rien gagné ni conquêté que dix varlets. Pour ce n’aurons-nous pas la ville d’Auffrique, et si mettrons nos bonnes gens en aventure. Espoir feront-ils embûche sur nous. Et quand les dix seront sur les champs attendant les leurs, ils les pourront enclore et prendre, dont nous serions de tant affoiblis. Je dis, dit le sire de Coucy, que Chriffrenal n’a pas sagement, ni avisément ouvré de cette matière. Et quand il eut la première aventure de trouver le Sarrasin qui le défi d’armes demandoit, il dut avoir autrement répondu et dit : « Je ne suis pas chef de l’ost, mais je suis le moindre. Et vous, Sarrasin qui parlez à moi et qui blâmez notre loi, vous n’êtes pas, pour répondre de cette matière, bien adressé. Je vous mènerai devant les seigneurs, et vous prends sur mon sauf-conduit que jà mal vous n’y aurez ni recevrez, allant et venant, mais vous orront les seigneurs volontiers parler. » Si les eût Chiffrenal amenés devant monseigneur de Bourbon et le conseil de l’ost, là eussent-ils été ouïs à loisir, et on eût sçu leur entente, et eux répondu selon ce que ils eussent parlé et proposé. Celle deffiaille d’armes pour celle querelle ne se devoit point passer, fors par grands traités et délibération de bon conseil. Et quand les armes eussent été accordées à faire des nôtres aux leurs, on eût sçu de leur côté véritablement quelle gent se fussent combattus par nom, et par surnom, et de nom et d’armes ; et nous eussions aussi avisé et élu les nôtres à notre entente pour notre honneur et profit, et de ce pris aux Sarrasins cran et ôtages, et aussi livré, ce fût raison, pour faire plus duement. Si la chose eût été démenée par ce parti, sire de Chim, il vaulsist mieux que par la deffiance dont vous m’avez parlé. À qui le pourroît, par aucun moyen et traité ramener à raison, ce seroit bien fait ; et j’en vueil aller parler au duc de Bourbon ; et en ferai mettre le conseil de l’ost ensemble, pour savoir par science qu’ils en diront. » Lors se départit le sire de Coucy du seigneur de Chim et se mit en voie ; et s’en vint devers la tente du duc de Bourbon, où jà tous les barons se recueilloient, car on étoit informé de cette matière, pour avoir avis et conseil comment on s’en cheviroit.

Quoique le sire de Coucy eût parlé au seigneur de Chim sur forme de bon avis et en espèce de bien, le sire de Chim ne se laissa point pour ce à armer et à appareiller, et s’en vint en l’état, ainsi que il devoit être pour combattre avecques les autres aux Sarrasins. Tous furent appareillés et en bon arroi, et messire Guy de la Trémoille au chef tout devant. Entretant proposèrent les seigneurs de France en la tente du duc de Bourbon plusieurs paroles ; et ne sembloit pas à aucuns celle deffiaille raisonnable ; et soutenoient grandement la parole et l’opinion du seigneur de Coucy, qui vouloit que on y allât par autre traité. Et les aucuns disoient, et par espécial messire Philippe d’Artois, comte d’Eu, et messire Philippe de Bar : puisque les armes étoient entreprises et encommencées à faire, de leur côté trop grand blâme seroit de les briser, et que au nom de Dieu et de Notre Dame on laissât les chevaliers et écuyers convenir. Ce propos fut tenu et soutenu, car autrement du briser on n’en fût venu à chef. Or fut regardé, tout considéré pour le mieux, que on feroit armer et appareiller tout l’ost généralement et mettre en arroi et ordonnance de bataille ; par quoi si les Sarrasins vouloient faire leur mauvaiseté, que on fût pourvu à l’encontre d’eux. À cette ordonnance ne désobéit nul ; ce fut raison. Et s’armèrent et appareillèrent toutes gens chacun selon son état ; et se trairent sur les champs, et se mirent moult convenablement en ordonnance de bataille, ainsi que pour aller combattre, les arbalêtriers gennevois d’une part et les chevaliers et écuyers d’autre part, chacun seigneur dessous sa bannière et son pennon armoyés de ses armes. Et fut du commencement et de l’ordonnance belle chose à regarder ; et montroient bien les chrétiens que ils avoient grand désir que les Sarrasins vinssent pour aller combattre ; et étoient les dix chevaliers et écuyers chrétiens sur les champs traits à une part, et attendoient les dix Sarrasins qui devoient venir ; mais ils n’en avoient, si comme ils le montroient, nulle volonté ; car quand ils virent l’arroi des chrétiens, et comment sagement et bellement ils étoient mis en ordonnance de bataille, ils doutèrent et n’osèrent traire avant, quoique ils fussent de peuple trois fois plus grand’foison que les chrétiens n’étoient. À la fois ils faisoient faire voyage par aucuns des leurs bien montés, et chevaucher devant les batailles pour voir le convenant ; et puis tantôt se retrayoient ; et tout ce faisoient-ils par malice et pour donner aux chrétiens peine. Ce jour fit si très âprement chaud de grand’ardeur d’air et de soleil, que devant ni depuis nulle chaleur pour un jour ne fut pareille, et tant que les plus durs et les plus jolis et frisques en leur armures étoient si échauffés que peu qu’ils n’éteignoient par deffaute d’air, de vent et d’haleine.

Et toudis attendoient les dix chrétiens les dix Sarrasins, mais nuls n’en venoient ni nulles nouvelles on oyoit d’eux. Or fut avisé que on approcheroit la ville d’Auffrique et la iroit-on assaillir ; car puisque chevaliers et écuyers étoient armés et appareillés, ils feroient armes et emploieroient la journée ; et toudis tiendroient pour leur honneur les dix chevaliers et écuyers les champs jusques à la retraite du soir. Donc allèrent à l’assaut chevaliers et écuyers de grand’volonté, car tous désiroient à faire armes ; et plus étoient échauffés et travaillés, et plus encore se travailloient ; et si les Sarrasins eussent bien sçu le convenant des chrétiens, ils leur eussent porté grand dommage, espoir levés hors du siége et tout délivré et eu la victoire, car tant étoient lassés et travaillés les chrétiens que en eux n’avoient point grand’force ni défense ; et conquirent par assaut la première muraille de la ville d’Auffrique, au-dehors de la souveraine fermeté, en laquelle muraille nul ne demeuroit. Donc se retrairent les Sarrasins dedans la seconde force de la ville, lançant et escarmouchant. Ils furent là, à la chaleur de l’air et du soleil et sur le sablon jusques à la nuit, dont plusieurs bons chevaliers et écuyers le comparèrent jusques à mort, desquels ce fut pitié et dommage. Et là demeurèrent ceux que je vous nommerai, premièrement messire Guillaume de Gacelli, messire Guichart de la Garde, messire Lyon Scalet, messire Guy de la Calveste, messire Guillaume de Stapelle, messire Guillaume de Guiret, messire Rofroy de la Chappelle, le seigneur de Pierre-Buffière, bannerets ; le seigneur du Bloc, messire Robert de Hanghest, messire Étienne de Sarebière, messire Aubert de la Motte, messire Alain de la Champagne, messire Geffroi Fresier, messire Raoul de Conflans, messire Eustache de Clervaux ; le seigneur de Bours, Artisien ; messire Jean de Trie, bâtard ; messire Bertrand, dit d’Espalt ; messire Guichart de la Mouleraie et messire Tristan, son frère ; messire Amé de Cousay, messire Ame de Tournay, messire Jean de Champagne, messire Fouques d’Escaufours, messire Jean de Dignant, messire Jean Catenas.

Après s’ensuivent les noms des écuyers : Foucaut de Liége, Jean des Îles, Blondelet d’Arenton, Jean de la Motte, Blonberis, Floridas de Rocque, le seigneur de Bellefrie, Guillaume Foudrighay, Gautier d’Escaufours, Floridas de Vilnove, Jean Morillon, Pierre de Mamines, Guiot Villain, Huguequin Huniquet, Jean de la Lande, Jean Perrier, Jean le Moine, Jean Villain, Jean de Lanay, Franqueboth, Guillaume du Parc et Guillaume Audenay ; et tant que là en y eut morts et déviés jusques à soixante chevaliers et écuyers. Or considérez le dommage et la grand’perte. Et si le sire de Coucy en eût été cru, tout ce ne fût point avenu, mais se fussent les François tenus bellement et coiement chacun en son logis, ainsi que on avoit fait au devant.

De celle avenue et de la mort de cils chevaliers et écuyers furent tous ceux de l’ost courroucés et ébahis ; ce fut raison. Chacun plaignit ses amis. On se retrait sus le tard ès logis, et fit-on plus grand guet celle nuit que on avoit fait au-devant, pour la doute des Sarrasins. La nuit se passa sans autre dommage ; et s’ordonna chacun plus sagement. Et devez savoir que de celle avenue et aventure les Sarrasins ne sçurent rien ; car si ils eussent sçu le convenant des chrétiens, ils avoient bien avantage d’eux porter dommage et contraire ; mais toujours les doutèrent-ils, et ne se osoient aventurer ni avancer, ni fier trop en leur puissance, fors que sur l’ordonnance d’escarmoucher et de traire deux ou trois fois et eux bien pavoiser. Et cil de leur côté qui faisoit le plus d’armes et d’appertises, et qui en avoit le plus grand nom de faire, c’étoit Agadinquor d’Oliferne, car il aimoit par amour la fille au roi de Thunes, pourquoi il en étoit plus gai et plus joli et appert en armes.

Ainsi se persévéra et continua le siége devant la ville d’Auffrique. Et devez savoir que au royaume de France, ni en Angleterre, ni ès pays dont les chevaliers et écuyers étoient issus qui devant Auffrique se tenoient, on ne savoit plus nouvelles d’eux que si ils fussent entrés en terre, dont les amis des seigneurs étoient tout ébahis et n’en savoient que dire ni que penser. Si en furent en plusieurs lieux en France et en Hainaut processions faites, en instance de prier Dieu qu’il les voulsist sauver et ramener à joie et à santé en leurs lieux. L’intention des chrétiens étoit telle, que ils se tiendroient là tant devant Auffrique que ils l’auroient conquise, fût par force, par affamer ou par traité. Le roi de Sicile eût très volontiers voulu que ce fût advenu, et aussi eussent tous ceux des îles, voisins et prochains, car cette ville d’Auffrique leur étoit trop fort ennemie et contraire ; et par espécial les Gennevois rendoient grand’peine à servir les seigneurs à gré et à plaisance, afin que ils ne se tannassent du long siége. Nous nous souffrirons un peu à parler du siége d’Auffrique et nous nous rafreschirons à conter de une fête qui fut en ce temps en Angleterre.

  1. Finesses.
  2. Commine.
  3. Fronde en cuir qui servait à jeter des balles de plomb et des pierres
  4. Ces noms sont si défigurés que je ne puis former de conjecture certaine sur les noms auxquels ils correspondent. J’ai vainement eu recours à un atlas de l’année 1375, en langue catalane, que j’ai fait lithographier de manière à en offrir le fac simile parfait, et qui sera publié cette année.
  5. Lever.
  6. Chevaliers porteurs de pennons.
  7. Par le changement que Froissart fait subir aux noms des langues européennes, on a pu juger quelles mutilations il aura fait subir aux noms de la langue arabe.
  8. Il veut parler de son turban.
  9. Froissart met des ducs, des chevaliers et de l’amour partout.
  10. S’abritaient.
  11. Objets faits en cuir pour les armes défensives.
  12. Drogman.