Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 137-140).

CHAPITRE XXV.

Comment le comte de Blois et Marie de Namur sa femme vendirent la comté de Blois et toutes leurs terres au duc de Touraine frère au roi de France.


Vous avez bien ici dessus ouï parler et recorder en notre histoire comment Louis de Blois, fils au comte Guy de Blois, étoit mort jeune enfant en la ville de Beaumont en Hainaut ; dont madame Marie de Berry, fille au duc de Berry, demeura veuve ; et à cela perdit-elle, tant que des biens de ce monde, grand’foison ; car l’enfant étoit un grand héritier, et eut au temps à venir été un grand seigneur. Je vous en traite et parle, pourtant que au temps à venir je vueil que on sache à qui les héritages, qui à autrui furent, sont revenus, et par quelle manière et condition cil comte de Blois et Marie de Namur, sa femme, n’étoient pas taillés ni proportionnés à engendrer jamais enfans ; car par bien boire et fort manger douces et délectables viandes, ils étoient malement fort engraissés. Le comte ne pouvoit mais chevaucher, mais charier se faisoit, quand il vouloit aller d’un lieu en un autre, au déduit des chiens ou des oiseaux ; et tout ce savoient bien les seigneurs de France.

Or avint, cependant que le roi et les seigneurs dessus nommés séjournoient à Tours en Touraine, que le duc de Touraine eut une imagination, laquelle il mit à effet : je vous dirai quelle. Il sentoit de-lez lui grand’finance, espoir un million de florins, lesquels il avoit eus et pris par mariage avecques madame Valentine de Milan sa femme, fille au comte de Vertus. Ces florins il ne savoit où employer. Si regarda que le comte Guy de Blois tenoit grands héritages, et après sa vie ils iroient tous en diverses mains. La comté de Blois devoit retourner à Jean de Bretagne, car il étoit son cousin germain ; les terres de Hainaut au duc de Juliers ou au duc de Lancastre, excepté Chimay qui devoit retourner à ceux des Conflans de Champagne ; la comté de Soissons, qui avoit été au comte de Blois, et aux comtes de Blois anciennement étoit aliénée, car le sire de Coucy en étoit en héritage pour sa délivrance d’Angleterre, la terre de d’Argies et de Nouvion retournoient aussi aux autres hoirs ; les terres de Hollande et de Zélande retournoient au comte de Hainaut. Ainsi se dépeçoient ces grands et beaux héritages ; et tout ce savoient bien les seigneurs de France ; pourquoi le duc de Touraine, qui mise et finance avoit assez pour acheter et payer tous ces héritages du comte de Blois, si par achat raisonnable et vendage les pouvoit avoir, s’avisa qu’il en feroit traiter devers ce comte de Blois ; et par espécial s’il pouvoit parvenir à la comté de Blois, c’est une terre et un pays bel et noble et qui bien lui seroit séant, car la comté de Blois marchist à la duché de Touraine ; et à la comté de Blois appendent moult de beaux fiefs.

Le duc de Touraine sur celle imagination ne reposa ni cessa point ; et en parla premièrement au roi de France son frère, puis au duc de Bourgogne et au seigneur de Coucy, pour cause de ce que le seigneur de Coucy étoit un grand traiteur et bien en la grâce du comte Guy de Blois, et il avoit à femme la fille de son cousin germain le duc de Lorraine. Bien se gardèrent le duc de Touraine et les dessus dits et leurs consaulx que ils n’en parlassent, ni en rien se découvrissent de leur intention, ni de ce que ils vouloient promouvoir et faire au duc de Berry ; pourquoi, je le vous dirai. Madame Marie sa fille étoit douée sur toute la comté de Blois de six mille francs par an. Si pensoit bien le duc de Berry que, parmi le moyen de ce douaire et la charge dont la terre étoit chargée, la comté de Blois seroit sienne, car plus convoiteux de lui on ne pouvoit trouver. Le duc de Bourgogne aussi ; pourquoi ? Pour ce que Marguerite, son ains-née fille, avoit à mari Guillaume de Hainaut, fils au comte de Hainaut, et les terres de Hollande, Zélande et Hainaut, pouvoient bien encore retourner par aucune incidence, fût par achat ou autrement, à son fils le comte d’Ostrevant, ou à son fils Jean de Bourgogne, qui pour lors avoit à femme Marguerite, l’ains-née fille au comte de Hainaut. Si proposèrent ces quatre, le roi et les dessus nommés, que au département de Tours en Touraine ils viendroient en Blois voir leur cousin le comte Guy de Blois, qui se tenoit à huit lieues petites de Tours, en un moult bel châtel que on appelle Châtel-Reynaud, et traiteroient de celle marchandise à lui et à la comtesse sa femme, Marie de Namur, qui étoit moult convoiteuse. Or étoit avenu que un vaillant homme et de grand’prudence, chevalier en lois et en armes, bailli de Blois, lequel se nommoit messire Regnault de Sens, fut informé de toutes ces besognes. Je ne vous sais pas bien dire par qui. Quand il le sçut, il en eut pitié pour l’amour de son seigneur le comte de Blois qui, en ces ventes faisant dont il n’avoit que faire, se pourroit déshonorer et ses loyaux hoirs déshériter, et que tout ce seroit à la condamnation de son âme. Il, pour obvier à ces besognes, se départit de Blois et chevaucha toute nuit, et vint à Châtel-Reynaud : et fit tant qu’il parla au comte et lui dit : « Monseigneur, le roi de France, le duc de Touraine, le duc de Bourbon, et le sire de Coucy viennent ici. » — « Si est-ce vérité, répondit le comte, pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis pour ce que vous serez requis et pressé de vendre votre héritage. Si ayez avis sur ce. »

De cette parole fut le comte moult émerveillé et répondit : « Bailli, je ne puis pas les gens défendre à parler ni à faire leurs requêtes ; mais avant que je fisse ce marché pour vendre mon héritage, déshériter ni frauder mes hoirs et moi déshonorer, il ne me demeureroit plat d’argent ni écuelle à vendre ou engager, » — « Monseigneur, répondit le chevalier, or vous en souvienne quand temps et lieu seront. Car vous verrez tout ce que dit vous ai. » — « N’ayez nulle doute, bailli, dit le comte ; je ne suis pas encore si fol ni si jeune que je me doive incliner à tels traités. »

Sur cel état se départit le bailli de Blois, car il ne vouloit pas que les dessus dits seigneurs le trouvassent là ; et retourna en la ville de Blois et là se tint.

Dedans deux jours après que il se fut départi du comte, vinrent le roi de France à privée maisnie, le duc de Touraine son frère, le duc de Bourbon leur oncle, et le sire de Coucy à Châtel-Reynaud. Le comte et la comtesse leur firent bonne chère, ce fut raison. Et furent moult réjouis de la venue du roi, de ce que tant s’étoit humilié de venir en un chastel du comte. Adonc le roi, pour attraire le comte de Blois à amour et pour amener à son entente, lui dit ; « Beau cousin, je vois bien que vous êtes un seigneur en notre royaume garni d’honneur et de largesse, et avez eu du temps passé plusieurs frais et coûtages ; et pour y récompenser, nous vous donnons et accordons une aide qui vous vaudra bien vingt mille francs en votre comté de Blois. » Le comte dit : « Grands mercis ! » Il retint ce don qui oncques profit ne lui fit, car il n’en eut rien. Après ce don fait, on commença à entrer en traités pour vendre et acheter la comté de Blois pour le duc de Touraine. Et en ouvrirent premièrement la matière le roi et le duc de Bourbon ; et trouvèrent sur ces procès le comte de Blois assez froid. Donc se trairent ces seigneurs à la comtesse de Blois, et lui remontrèrent tant de paroles colorées, et comment au temps à venir ce seroit une povre femme, et que mieux valoit qu’elle demeurât une dame riche et garnie d’or et d’argent et de beaux joyaux, que toute nue et toute povre, car elle étoit trop bien taillée de survivre le comte, et que elle conseillât au comte son mari que cette marchandise se fît.

La comtesse, qui étoit et fut une des convoiteuses dames du monde, pour la grand’ardeur de convoitise et les florins avoir, s’y inclina ; et tant procura avec autrui, ce fut un varlet de chambre que le comte avoit, lequel on appeloit Sohier, et étoit de nation de la ville de Malines, et fils d’un pauvre tisserand de draps. Ce Sohier avoit tellement surmonté ce comte de Blois que par lui étoit tout fait et sans lui rien n’étoit fait. Et lui avoit jà le comte de Blois donné plus de cinq cents francs de revenue, que à sa vie que à héritage. Or regardez le grand meschef et comment les aucuns seigneurs sont menés. En ce Sohier n’avoit sens ni prudence qui à recorder fait, fors la folle plaisance du seigneur qui ainsi l’avoit enchéri, et ainsi que le duc de Berry en ce temps avoit Take Thiébault, un garçon aussi de nulle valeur, auquel par plusieurs fois il avoit bien donné la somme de deux cent mille francs et tous perdus. Si ce Sohier voulsist, de ce ne se peut-il excuser, de la marchandise que le duc de Touraine fit au comte de Blois il n’eût rien été ; mais il, pour complaire au roi et à son frère, au duc de Bourbon, au seigneur de Coucy et aussi à la comtesse de Blois, qui jà y étoit du tout assentie et inclinée, pour la grande convoitise de l’argent voir et avoir, bouta son seigneur en l’oreille, et brassa tant que le comte se dédit de ce que premièrement avoit dit et certifié à son bailli, et fut la comté de Blois vendue, après son décès, la somme de deux cent mille francs ; et devoit le duc de Touraine délivrer du douaire la dame de Dunois, qui assignée de six mille francs tout son viage[1] étoit sus. Encore y dut avoir fait un autre vendage de toutes les terres de Hainaut ; et en devoit le duc de Touraine payer deux cent mille francs. Bien est vérité que le comte Guy de Blois réserva la volonté du comte de Hainaut, son naturel seigneur, duquel en foi et hommage il tenoit les terres, et ne s’en voult oncques charger ; mais le roi de France et le duc de Touraine s’en chargèrent, et prirent tout ce qui avenir en pouvoit et qui en appartenoit à faire sur eux, et loyèrent, avant leur département, le comte Guy de Blois si avant en paroles, en lettres, et en scellés, comme faire le sçurent et purent ; car il n’avoit là nully de son conseil fors Sohier, qui oncques ne fut à l’école ni ne connut lettres ; et jà étoit-il aussi tout tourné pour eux. Ainsi ou près se portèrent ces marchandises, et je les ai écrites au plus justement que j’ai pu, afin que au temps à venir, par la mémoire de mon écriture, la vérité en soit sçue ; car le comte Guy de Blois, mon seigneur et mon maître, comme jeune, ignorant et mal conseillé le plus par sa femme et ce varlet de chambre Sohier, fit ce povre marché ; et quand les choses de ces vendages et achats furent tous bien et sûrement mis à l’entente du roi et du duc de Touraine son frère, et de leurs consaulx, les seigneurs prirent congé et s’en retournèrent en France. Si fut grand’nouvelle de celle vente en plusieurs pays.

  1. Pendant toute sa vie.