Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 179-181).

CHAPITRE XXXIII.

Comment le pape Boniface et les cardinaux de Rome envoyèrent un frère, sage clerc, devers le roi de France et son conseil.


Vous devez savoir et croire que le pape Boniface, qui se tenoit à Rome, et tous les cardinaux et le collége, furent moult réjouis de cette aventure, quand ils sçurent les certaines nouvelles, pourtant que le roi de France et son conseil leur étoient contraires ; et dirent adonc entre eux, car ils entendirent à en tenir consistoire, que c’étoit une seconde plaie envoyée de Dieu au royaume de France, pour eux donner exemple, car il soutenoit cet antipape d’Avignon, Robert de Genève, ce falourdeur, orgueilleux et présomptueux, qui oncques n’avoit bien fait en son vivant, mais deçu le monde. Et eurent conseil, pape Boniface et les cardinaux, que ils envoieroient en France devers le roi secrètement et couvertement, de providence, non par pompes ni par orgueil, un Frère-Mineur grand clerc et bien instruit, pour parler au roi et pour sagement traiter, prêcher et ramener à voie de salut et de raison ; car ils soutenoient et maintenoient entre eux qu’il étoit tout desvoyé, il qui étoit le souverain roi de toute chrétienté, et par lequel la sainte Église devoit être enluminée plus que par nul autre. Si avisèrent un saint homme de religion[1], pourvu de prudence et de clergie[2], et le chargèrent pour aller en France ; et avant son département ils l’indittèrent sagement et pourvuement de tout ce qu’il devoit dire et faire. Ces choses ne furent pas sitôt approchées, ni cil qui envoyé y fut sitôt venu, car le chemin y est grand et long, et moult de divers pas y sont à passer ; et aussi le Frère, qui étoit religieux cordelier, avant qu’il vînt en la présence du roi, il convint savoir si ce seroit bien sa volonté. Or, retournons aux besognes de France, et devisons comme elles se portoient.

Nonobstant toutes ces avenues les ducs de Berry et de Bourgogne et leurs consaulx ne se désistoient point de détruire de tous points le seigneur de la Rivière, ce vaillant prud’homme, et messire Jean le Mercier. Mais étoient au châtel de Saint-Antoine, joignant Paris, en la garde de messire Jean la Personne, vicomte d’Acy. Et disoit-on en plusieurs lieux parmi Paris, et étoient semées paroles que on les feroit mourir, et que de jour en jour on n’en attendoit autre chose et que on les déiivreroit au prévôt du châtel ; et eux là venus, il étoit ordonné sans remède, ils seroient décapités et exécutes publiquement, comme traîtres contre la couronne de France. Et sachez que pour lors je fus informé, si Dieu n’y eût pourvu, et les prières de la duchesse de Berry n’eussent été, on leur eût avancé leur condamnation ; mais la bonne dame rendoit grand’peine et travailloit fort pour le seigneur de la Rivière, qui l’avoit amenée en France et fait le mariage du duc de Berry et d’elle ; lequel sire de la Rivière en avoit eu moult de peine. Et ne pouvoient, lui et messire Jean le Mercier, avoir meilleur moyen que la dite dame, car elle en étoit moult soigneuse ; et disoit à la fois tout en pleurant acertes à son seigneur de Berry que à tort, à péché, et par envie on faisoit cet esclandre et blâme au seigneur de la Rivière, que tant le tenir en prison et tollir son héritage, et disoit : « Ha ! monseigneur ! il eut tant de peine et de travail pour nous mettre ensemble. Vous lui rémunérez petitement, qui consentez sa mort et destruction. À tout le moins si on lui a ôté sa chevance, on lui laisse la vie ; car si il meurt, sur la forme et état dont esclandre est, je n’aurai jamais joie. Monseigneur, je ne vous le dis pas de faint courage[3], mais de grand’volonté. Si vous prie, pour Dieu, que vous y veuilliez pourvoir, et penser à sa délivrance. » Le duc de Berry, qui véoit sa femme prier si acertes, et connoissoit bien que ses paroles étoient véritables, en avoit pitié et s’amollioit grandement de sa félonie ; et eût eu plus hâtive délivrance assez le sire de la Rivière qu’il ne eut ; mais on tendoit à détruire du tout messire Jean le Mercier, et on ne pouvoit aider l’un sans l’autre.

Ce messire Jean le Mercier avoit tant pleuré en prison que moult en étoit débilité de sa vue. Qui eût cru la duchesse de Bourgogne, on les eût exécutés honteusement et sans déport, car trop fort les hayoit, pour cause de ce que eux et messire Olivier de Cliçon avoient conseillé le roi d’aller en Bretagne, pour guerroyer son cousin le duc de Bretagne. Et disoit la dite duchesse que le Mercier, Cliçon et la Rivière étoient cause de la maladie du roi de France, car par eux il étoit enchu en infirmité de maladie, et pour le voyage que conseillé lui avoient à faire, à aller sur le duc de Bretagne.

Vous devez savoir, quoi que le roi de France fût retourné assez en bon point et bon état, si ne se départoient point les ducs de Berry et de Bourgogne du gouvernement du royaume, mais en avoient le faix et la charge, et vouloient avoir, pour le grand profit qui leur en sourdoit ; et avoient mis de-lez le roi toutes gens à leur plaisance et séance. Le roi pour ces jours avoit le nom de roi, mais des besognes touchant et appartenant à la couronne de France, on ne fit que trop petit pour lui ; et vouloient les dessus dits tout voir et savoir. La duchesse de Bourgogne étoit la seconde de la roine ; dont la duchesse d’Orléans n’étoit pas joyeuse, car elle prenoit volontiers les honneurs, et disoit ainsi à celles de son secret : « La duchesse de Bourgogne ne peut, ni nullement ne doit, par nulle condition devant moi venir à la couronne de France, car j’en suis plus prochaine qu’elle ne soit ; monseigneur mon mari est frère du roi : encore pourroit avenir qu’il seroit roi et moi roine ; je ne sçais pourquoi elle s’avance de prendre les honneurs et nous met derrière. »

Nous nous souffrirons à parler de ces dames quant à présent, et parlerons des ordonnances de France et de messire Olivier de Cliçon, connétable de France, comment il fut mené et traité.

Vous avez bien ouï recorder comment il fut ajourné en parlement par quinzaines, et aussi comment il fut envoyé quérir et mandé par les chevaliers de France messire Philippe de Savoisis et autres, qui furent en Bretagne ; et le quérirent et demandèrent en toutes places, et point ne le trouvèrent ; car il se cela à cautelle, et point ne se voulsist laisser trouver ; car si ceux qui envoyés y furent l’eussent vu et parlé à lui et ajourné de main mise, ils eussent fait ce que ordonné et commandé leur étoit. À leur retour en France, et eux fait la vraie relation de leur voyage, parlementé fut et arrêté, de par la chambre et les seigneurs de parlement, que messire Olivier de Cliçon étoit tout forfait, et que il seroit banni et expulsé hors de tous services et offices, et perdroit ses héritages par tout où ils les avoit, au ressort et domaine du royaume de France ; et au cas que on l’avoit sommé par lettres ouvertes, scellées du grand scel de la chambre de parlement, et mandé qu’il renvoyât le martel, c’est à entendre l’office de la connétablie de France, et que point ne l’avoit fait, mais désobéi, l’office vaquoit. Si regardèrent les ducs de Berry et de Bourgogne et leurs consaulx, qui tous étoient contraires au seigneur de Cliçon, et qui ne vouloient fors sa destruction, que on y pourvoieroit et que l’office de la connétablie de France étoit de si noble condition et de si grande renommée, que il ne pouvoit longuement être sans gouverneur, pour les incidences qui en pouvoient venir. Si fut avisé que le sire de Coucy feroit bien cet office ; et y étoit propre et idoine, et lui fut parlé ; mais il se excusa grandement ; et dit que jà ne le feroit ni s’en entremettroit, pour partir du royaume de France. Quand on vit qu’il n’y vouloit entendre, on regarda d’autre part.

  1. Un moine.
  2. Instruction.
  3. De faible cœur.