Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 185-192).

CHAPITRE XXXV.

De la forme de paix qui fut faite et octroyée entre les deux rois de France et d’Angleterre, et par le moyen des quatre ducs, oncles des deux rois.


Vous savez comment les parlemens furent en la cité d’Amiens, et comment les seigneurs se départirent l’un de l’autre et sur quels articles ; et comment on envoya en Angleterre ; et la réponse que on eut des Anglois, qui durs étoient à venir à paix, car il ne tenoit pas du tout au roi Richard d’Angleterre, au duc de Lancastre, au duc d’Yorch, ni à ceux qui les traités et paroles de la paix avoient portés, mais grand’part à la communauté d’Angleterre ; et désiroient les communs, archers et tels gens, à ce qu’ils disoient et montroient, trop plus la guerre que la paix de France et d’Angleterre, et les deux parts des jeunes gentils hommes, chevaliers et écuyers qui ne se savoient où employer, et qui appris avoient à être oiseux et tenir bon état sur le fait de la guerre ; et au fort si convenoit-il qu’ils obéissent là ou le roi, ses oncles et la plus saine partie d’Angleterre s’inclinoit. Le duc de Lancastre considéroit toutes ces choses, tant pour l’amour de ses filles, qui roines étoient, si comme vous savez, l’une d’Espaigne et l’autre de Portingal, que pour ce qu’il véoit que le roi son neveu s’y inclinoit aussi ; et disoit que la guerre avoit assez duré, et étoit de cette opinion, et y rendoit grand’peine, mais qu’il véit que ce fût à l’honneur du royaume d’Angleterre. Du côté du royaume de France, le duc de Bourgogne y rendoit aussi grand’peine, car il véoit qu’il étoit grandement chargé des consaulx et besognes de France, et que ses deux neveux étoient jeunes d’âge et de sens, le roi et le duc d’Orléans ; et si se trouvoit un grand héritier, attendant encore de grands héritages de toute la duché de Brabant ; et si Flandre et Brabant au temps à venir se différoient contre la couronne de France avecques la puissance d’Angleterre, ainsi que autrefois ils avoient fait, le royaume de France auroit trop d’ennemis. Ce duc de Bourgogne étoit moult imaginatif et véoit moult loin en ses besognes, si que il me fut dit par hommes notables qui de ces besognes devoient savoir la certaineté, que il et le duc de Lancastre rendirent grand’peine à ce que les parlemens fussent de rechef mis et assis à Lolinghen, où autrefois avoient été, et y fussent si forts de toutes parties et si bien pourvus de toutes procurations et si puissamment fondés, que pour faire paix si métier faisoit, et si les traités s’étendoient jusques à là, et à être à Lolinghen dedans le mai prochain venant, lequel on compteroit l’an mil trois cent quatre vingt et treize. Accordé et scellé fut de toutes parties, et nommés ceux qui les parlemens tiendroient, et qui de par le roi et leurs consaulx envoyés y seroient.

Premièrement de la partie du roi Richard d’Angleterre y furent principalement élus ses deux oncles, le duc de Lancastre et le duc de Glocestre, lequel étoit grandement en la grâce et amour de toute la communauté d’Angleterre et des chevaliers et écuyers, qui plus aimoient la guerre que la paix, et des prélats l’archevêque d’Yorch et l’évêque de Londres, et aucuns clercs licenciés en droit et en lois, pour entendre et exposer les lettres en latin[1]. Et devoient ces seigneurs venir en la ville de Calais, ainsi qu’ils firent, à la mi-avril, ou tantôt après le jour Saint-George passé, pourtant que le roi et les barons d’Angleterre, qui du bleu gertier sont, en font solennité et fête très grande au châtel de Windesore.

D’autre part, du côté de France, les ducs de Berry, de Bourgogne et les consaux[2], s’ordonnèrent à être et venir, ainsi qu’ils firent, en la ville de Boulogne, et eux tenir là et parlementer à Lolinghen. Le roi de France, qui très grand’affection avoit, à ce qu’il montroit, que paix fût entre eux et les Anglois, car trop guerre y avoit duré, dit à ses oncles et à son conseil : qu’il vouloit aller au plus près des parlemens comme il pourroit par raison, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne et lui touchoit. Donc fut avisé où le roi de France se tiendroit, ou à Saint-Omer, pour être en la marche et frontière de Calais, ou à Therouenne, ou à Montreuil, ou à Abbeville. Tout considéré, il valoit trop mieux le roi se tenir à Abbeville que autre part, car il y a puissante ville et bien aisée de toutes choses, et là y seroient tous seigneurs et gens aisément logés sur cette belle rivière de Somme. Quand ce conseil fut arrêté, on fit les pourvéances du roi grandes et grosses en la ville d’Abbeville ; et pour le corps du roi loger on ordonna l’abbaye de Saint-Pierre, qui est une grand’abbaye et garnie d’édifices et de noirs moines. Et là vint le roi et son frère le duc d’Orléans, et leurs consaux, et messire Regnault de Corbie[3], chancelier de France, les ducs de Berry et de Bourgogne ; et les parlementeurs se tinrent à Boulogne, les ducs de Lancastre et de Glocestre à Calais, et tous leurs consaux.

Belle chose fut de voir l’ordonnance et état des parlemens, qui en ce temps se tinrent entre les François et les Anglois sur les champs, entre Boulogne et Calais, près d’une place que on dit Lolinghen ; et là étoient de toutes les deux parties tendues tentes, trefs et pavillons pour eux tenir, reposer, rafreschir, boire, manger et dormir, si il convenoit. Et deux ou trois jours en la semaine les François, qui pour le parlement étoient là ordonnés, venoient là de Boulogne ; et les deux oncles du roi d’Angleterre venoient là de Calais ; et souvent entroient en parlement et traité sur le point de neuf heures ; et là se tinrent en une très belle tente, qui par accord de toutes les parties étoit tendue ; et là parlementoient et proposoient plusieurs articles. Or me fut dit : car, pour ce temps et pour savoir la vérité de leurs traités ce que savoir on en pouvoit, je, Jean Froissart, auteur et proposeur de ce livre, fus en la bonne ville d’Abbeville, comme cil qui grand’connoissance avoit entre les seigneurs ; si en demandois à la fois à ceux qui aucune chose en devoient savoir[4] : que sur l’entrée des parlemens les François mirent en termes aux seigneurs d’Angleterre qui là étoient, quand ils eurent vu leurs procurations et la puissance qu’ils avoient de tenir le parlement et de donner trêves, et sur les trêves bonne paix par mer et par terre, de eux principalement, leurs conjoints et ahers, que ils vouloient avoir Calais abattue, par telle manière que jamais nul n’y habitât ni demeurât.

À cette parole et article répondirent les Anglois tantôt, c’est à entendre le duc de Lancastre et le duc de Glocestre, que ils n’avoient que faire de mettre ces paroles en termes, d’avoir Calais abattue, car Calais seroit la dernière ville que la couronne d’Angleterre tiendroit en son domaine et héritage ; et que si on vouloit avoir traité et parlement à eux on doit cette parole, car ils n’en vouloient plus ouïr parler. Quand les ducs de Berry et de Bourgogne ouïrent leurs deux cousins les ducs d’Angleterre parler si acertes, si cessèrent à parler de cette matière, car ils virent bien que ils y travailleroient en vain ; et parlèrent sur autres états. Les Anglois un long temps demandoient avoir en restitution toutes les terres qui baillées et délivrées avoient été au roi Édouard d’Angleterre, leur seigneur de père, ou à ses députés et commis, et de rechef toute la somme de florins, qui demeurée étoit à payer au jour que la guerre fut renouvelée entre France et Angleterre. Cette demande aux François soutinrent les Anglois un long temps ; et montroient bien, et faisoient montrer par leurs clercs, pour mieux en vérité exposer leurs paroles, qu’elles étoient raisonnables. Les seigneurs de France, c’est à entendre les deux ducs qui là étoient et le chancelier de France, répondoient doucement à l’encontre et argüoient du contraire et disoient : tant que de toutes les terres faire retourner arrière au premier point des procès, au gouvernement et domaine du roi d’Angleterre et de ses successeurs, impossible étoit à faire ; car les villes, les terres, les châteaux, les cités et les seigneuries et hommages des pays, qui nommés sont et furent en la chartre de la paix donnée et accordée l’an mil trois cent soixante et onze, à Brétigny devant Chartres, et puis confirmée et scellée à Calais, étoient trop éloignés de ce propos. Car le roi de France, à qui ils s’étoient de volonté et sans contrainte remis et rendus leur avoit donné, juré et scellé si grands libertés et privilèges, et confirmé sur parole de roi, que ce ne se pouvoit ôter, briser ni retourner ; et que si on vouloit venir à paix à eux, il convenoit entrer en traité. Donc fut regardé, par l’avis et délibération des quatre ducs principalement, auxquels il tenoit et du tout pendoit la forme de la paix et de la guerre, que les François de leur côté escriproient tous les articles tels qu’ils voudroient faire et tenir, et les Anglois pareillement de leur côté aussi escriproient ; et baillés et contrebaillés ces écrits outre, à paix et loisir les seigneurs les regarderoient et visiteroient, et feroient regarder et visiter par leurs chanceliers et les prélats, clercs en droit et en lois, qui de leur conseil étoient, et qui à ce entendre étoient habiles et propices ; et ce qui à passer et à tenir feroit, il seroit tenu ; et ce qui à canceler seroit, il seroit cancelé.

Cette ordonnance sembla à toutes les parties être raisonnable et bonne, car en devant ce les corps des quatre ducs avoient trop grand’charge pour ouïr lire et rapporter tant de paroles qui là étoient proposées de la partie des François, et aussi ils n’étoient pas si enclins ni usés de l’entendre et concevoir sur la forme et manière que les François le bailloient comme les François étoient, car en parlure françoise a mots subtils et couverts et sur double entendement ; et le tournent les François là où ils veulent à leur profit et avantage, ce que les Anglois ne sauroient faire ni trouver, car eux ne le veulent entendre que pleinement. Et pour ce que on leur avoit donné à entendre du temps passé que point ils n’avoient bien tenu les conditions conditionnées sur les articles de la paix, vouloient les François dire, montrer et prouver, par paroles escriptes et scellées et jurées, à tenir sur parole de roi et sur sentence de pape, qu’ils les avoient enfreintes et brisées ; et étoient les Anglois plus diligens de l’entendre ; et quand ils véoient escript, en les traités et articles qui là étoient proposés de par les François, aucune parlure obscure et dure, ou pesante pour eux à entendre, ils s’arrêtoient en sus, et par grand loisir le examinoient, et demandoient ou faisoient demander par leurs clercs de droit et de lois, aux prélats de France et au duc de Berry ou au duc de Bourgogne, comment ils l’entendoient ; ni nulle chose ou parole obscure à entendre ne vouloient passer outre les deux ducs d’Angleterre qui là étoient, qu’elle ne fût justement examinée, visitée et mise au clair ; et si rien y avoit de différent ou de contraire à leur entendement, ils le faisoient en leur présence canceler et amender ; et disoient bien qu’ils ne vouloient rien mettre ni laisser en trouble. Et pour eux raisonnablement excuser, ils disoient que le françois qu’ils avoient appris chez eux d’enfance n’étoit pas de telle nature et condition que cil de France étoit, et duquel les clercs de droit en les traités et parlures usoient[5].

Tels obliques et propositions que je vous remontre éloignèrent moult les traités, et aussi ce que les François se tenoient francs de mettre à effet la charge dont ils étoient chargés de par le général conseil d’Angleterre, car ils demandoient à ravoir en restitution toutes les terres et appendances qui à la duché d’Aquitaine appartenoient, et les profits qui levés en avoient été depuis la guerre renouvelée, laquelle chose les François n’eussent jamais accordée. Bien vouloient donner les François aux Anglois le pays de Tarbe et de Bîgorre, le pays d’Agen et d’Agénois, la terre et pays de Pierregord et de Pierreguis[6] ; mais de Cahors, Rouergue, Quercy et de Limousin, ils ne vouloient rien bailler ni délivrer, ni de la comté de Ponthieu, ni de la comté de Guynes, non plus avant que les Anglois en tenoient au jour de ces traités. Si furent les seigneurs sur cel état plus de quinze jours. Et au conclure ce traité tant seulement, les quatre ducs ordonnèrent que, tout ainsi que proposé étoit et ordonné l’avoient, ils le signifieroient aux deux rois. Les deux ducs de France viendroient à Abbeville, et remontreroient ces traités au roi de France ; et si plus élargir il se vouloit de donner aux Anglois, point ils ne le débattroient ; mais ils prioient amoureusement à leurs cousins d’Angleterre que doucement ils voulsissent ces traités escripre et signifier au roi d’Angleterre, lequel montroit et avoit montré depuis deux ans que grand’affection il avoit de venir â paix entre France et Angleterre, leurs conjoints et leurs ahers. Les deux ducs d’Angleterre promirent ainsi de faire ; et devez savoir, si comme je fus adonc informé et de vérité, que le duc de Glocestre étoit trop plus fort à briser que ne fut le duc de Lancastre ; et pour ce que bien savoient son opinion ceux d’Angleterre, qui plus cher aimoient la guerre que la paix, y fut-il envoyé ; car bien savoient que rien ne passeroit que ce ne fût grandement à l’honneur de leur partie. Si se départirent les seigneurs, c’est à entendre les quatre ducs, amiablement l’un de l’autre, et pour être là au neuvième jour de ce département ; et retournèrent à Calais, et les autres ducs à Boulogne, et puis vinrent à Abbeville.

Quand ils furent venus en la bonne ville d’Abbeville, ils trouvèrent le roi de France qui là s’ébattoit et tenoit moult volontiers, car en Abbeville et environ Abbeville a tant d’ébattemens et de plaisances qu’en ville ni en cité qui soit en France. Et y a dedans la ville d’Abbeville un jardin très bel, enclos environnément de la belle rivière de Somme ; et là dedans ce clos se tenoit le roi de France moult volontiers ; et le plus des jours y soupoit ; et disoit à son frère d’Orléans et à son conseil que le séjour d’Abbeville lui faisoit grand bien.

Pour ces jours étoit avecques le roi de France, le roi Léon d’Arménie, et étoit nouvellement venu de Grèce et de dessus les frontières de son pays, car dedans n’avoit-il point entré, ni entrer ne pouvoit, si il ne se vouloit perdre ; car les Turcs l’avoient conquis et le tenoient contre toutes nations qui guerre leur vouloient faire, réservé la forte ville de Gourche[7], séant sur la mer, que les Gennevois tenoient et gardoient pour la doutance des Turcs : car si les Turcs avoient ce port, ils feroient moult de maux par mer aux Cypriens et chrétiens sur les bondes de Rhodes et de Candie ; et eût volontiers vu le roi d’Arménie que bonne paix fût en France et en Angleterre, afin que chevaliers et écuyers qui les armes demandent fussent allés en Grèce et lui eussent aidé le royaume d’Arménie à recouvrer.

Quand les deux oncles du roi furent venus à Abbeville, le roi les vit volontiers, ce fut raison, et leur demanda des traités comment ils se portoient. Ils lui recordèrent toute la pure vérité et sur quel état ils s’étoient départis. De tout ce fut le roi content et réjoui, montrant assez qu’il désiroit la paix. Pareillement, les deux ducs d’Angleterre, qui retournés étoient à Calais, escripvirent tous les points et articles des traités proposés, et puis les scellèrent et envoyèrent devers le roi d’Angleterre leur neveu, et depuis en eurent bonne réponse ; et leur rescripsit le roi qu’ils procédassent avant sur forme de paix, car la guerre avoit assez duré, et que ce n’étoit que destruction et perdition de peuple et de pays et occision de chevalerie, dont chrétienté étoit affaiblie. De ce pourroit, au temps à venir, trop grandement toucher aux terres chrétiennes ; et jà s’avançoit fort l’Amorat-Baquin[8] et ses enfans, et les Turcs pour venir au royaume de Hongrie ; et se tenoient sur la terre que l’on dit la Blaquie[9] ; et de ce avoient eu le roi de France et d’Angleterre lettres.

Avint cependant que au terme des jours que les quatre ducs assigné avoient de retourner et venir à Lolinghen pour tenir parlement, tous y furent ; et avecques les seigneurs de France y vint le roi d’Arménie pour remontrer à ceux d’Angleterre la nécessité de ses besognes ; et par espécial il étoit bien connu du duc de Glocestre, car il avoit été en Angleterre en celle saison que l’armée de France s’ordonnoit pour venir à l’Écluse et de là aller en Angleterre ; et l’avoit le dit duc de Glocestre reçu moult honorablement en un sien chastel et belle place qui siéd en Exeses et est nommé le dit chastel Plausti[10]. De rechef les deux ducs de Lancastre et de Glocestre, frères, lui firent là très bonne chère et belle, et par espécial le dit Thomas de Glocestre, pourtant que autrefois il l’avoit vu ; et l’ouïrent les deux ducs volontiers parler de ses besognes ; et lui répondirent doucement et gracieusement, en disant que volontiers et de cœur ils y adresseroient ; et tant que le roi d’Arménie se contenta grandement d’eux.

À ces parlemens eut plusieurs procès et traités mis avant ; et s’étoit tenu un grand temps le cardinal de la Lune en la ville d’Abbeville, et logé aux frères cordeliers sur la rivière de Somme ; et étoit là envoyé en légation de par celui qui s’appeloit pape Clément pour le fait de l’église ; et avoit voulu proposer en leurs parlemens et consistoires aucuns articles touchant à la matière de l’église, pour soutenir les opinions de ce Clément, Robert de Genève. Mais quand les deux ducs, frères d’Angleterre, en virent la manière, ils allèrent au devant grandement et sagement, et dirent à leurs cousins de France : « Ôtez-nous ce légat, nous n’avons que faire d’entendre à ses paroles. Ce n’est que toute charge sans profit et sans effet. Nous sommes déterminés à pape auquel nous obéissons et voulons obéir. Si n’avons que faire d’ouïr parler à l’encontre ; et si il venoit avant sur nos traités par la faveur de vous, nous clorrions tous nos parlemens et nous en retournerions arrière. »

Depuis celle parole dite, on ne ouït nulles paroles du cardinal ; mais se tint tout coi en Abbeville et les seigneurs allèrent avant en leurs traités. Finablement tant furent ces traités et parlemens menés que les conclusions furent bonnes ; et se contentèrent toutes parties, car les quatre ducs véoient que les rois s’inclinoient grandement à ce que paix fût entre leurs royaumes, leurs conjoints et leurs ahers ; et moult doucement le roi de France en avoit parlé au duc de Lancastre, quand il fut au parlement à Amiens l’an devant ; et lui avoit dit au département : « Beau cousin, je vous prie que vous exploitiez tant de votre côté que bonne paix soit entre France et Angleterre ; si sera aidé notre cousin le roi de Honguerie contre l’Amorat-Baquin, qui est si fort et si puissant en Turquie. Le duc de Lancastre avoit répondu à ce et dit, que tout son pouvoir il en feroit ; et si fit-il vraiment, car par lui et ses remontrances au roi d’Angleterre, son cousin, à son frère, à tous les consaux du pays et du royaume d’Angleterre, ce second parlement fut remis ensemble à Lolinghen, l’honneur d’Angleterre gardée. Son frère le duc de Glocestre y étoit assez plus froid que lui, et ressoignoit les cavillacions[11] et déceptions des paroles colorées des François ; et disoit que les François vouloient toujours lutter les deux bras dessus, et tant que les parties s’en perçurent. Et vint, ce me semble, un écuyer d’honneur françois, nommé Robert l’Ermite, et étoit du conseil et de la chambre du roi de France, devers le duc de Glocestre ; je ne sais s’il y fut envoyé ou s’il y vint de lui-même, mais il dit ainsi au duc de Glocestre, car le dit duc me conta depuis toutes ces paroles en son hôtel à Plausti : « Monseigneur, pour l’amour de Dieu, ne veuilliez point briser les articles de la paix, car vous véez comme nos seigneurs de France y mettent grand’diligence, et vous ferez aumône, car la guerre a trop duré ; et quand temps est, et que les deux rois le veulent, tous leurs sujets et prochains y doivent bien obéir. » — « Robert, Robert, répondit le duc de Glocestre, je veuil bien atout ce adresser ; et point n’y suis contraire ni rebelle ; mais entre vous de France avez tant de paroles colorées, lesquelles nous sont obscures à notre entendement, que, quand vous voulez, il est guerre, et quand vous voulez, il est paix ; et ainsi nous avez-vous menés jusques à présent ; et ainsi vous déterminerez-vous toujours tant que vous soyez venu à votre entente. Et si monseigneur m’en eût cru, et la greigneur partie de ceux de son royaume qui taillés sont de le servir et aider, jamais paix n’eût été entre France et Angleterre, tant que tout nous eût été restitué ce que tollu on nous a, et sans cause, par cautelles subtiles, ainsi que Dieu sait, et tous autres qui veulent raison connoître et entendre. Et puisque monseigneur s’incline à la paix, de ce avez-vous cause de parler, c’est raison que nous le veuillons aussi ; et si paix est, ainsi que les deux rois le désirent, et pourquoi nous sommes ci assemblés, elle soit bien tenue de votre côté, et elle sera bien tenue du nôtre ! » Sur ces paroles se départit le duc de Glocestre de Robert l’Ermite et prit congé, et vint entre ses gens, et entra en autres paroles.

Je ne vous veuil plus tenir ni prolonger ce propos, mais venir à conclusion, car la matière le désire. Les quatre ducs qui là étoient et qui pleine puissance et autorité avoient de leurs deux souverains, c’est à entendre les deux rois, proposèrent et parlementèrent tant ensemble, car pouvoir avoient de donner trêves et accorder paix, que renommée générale courut parmi la ville d’Abbeville que paix étoit emprise sur certains articles entre le roi de France et le roi d’Angleterre, leurs conjoins et adhérens ; mais je, auteur de cette histoire, qui pour ce temps séjournois en Abbeville pour ouïr et savoir des nouvelles, ne pus pour lors savoir la vérité[12] comme la paix étoit emprise, fors tant que unes trêves furent prises à durer à quatre ans et tenir fermes et estantes par mer et par terre de toutes parties ; et étoit avisé, imaginé et considéré, en l’avis et imagination de ceux qui à ce parlement avoient été, que, avant les quatre ans accomplis, tout seroit rendu et délivré au roi d’Angleterre et à ses commis, les terres et seigneuries qui en la Languedoc sont, qui devoient venir et retourner au roi d’Angleterre, et à toujours perpétuellement aux rois d’Angleterre venans et descendans, et au domaine et héritage de la couronne d’Angleterre. Et parmi ces ordonnances accomplies, terres, villes, cités, châteaux délivrés aux Anglois sur la forme et ordonnance que escript et nommé étoit entre les parties, les deux frères de Lancastre et de Glocestre devoient faire vider aucuns capitaines et leurs hommes qui tenoient aucuns forts au royaume de France et au domaine, lesquelles villes, terres et châteaux devoient retourner à l’héritage de la couronne de France, et tous ceux faire partir et aller leur voie, qui guerre avoient faite ou faisoient, sous ombre du roi d’Angleterre ou des Anglois, de quelque nation qu’ils fussent. Et de toutes ces paroles et promesses obligées des seigneurs et leurs consaux étant à Lolinghen, furent lettres levées, grossoyées et scellées, et les deux copies envoyées aux deux rois. Et pour ce que le roi d’Angleterre avoit trop grand’affection à ouïr certaines nouvelles de la paix, ses oncles, qui là séjournoient, prirent un hâtif message et certain varlet héraut, que on appeloit Marke et roi d’armes d’Angleterre, et escripvirent au roi par lui toute l’ordonnance du procès dernièrement traité, conclu et conditionné sur forme de paix ; et ainsi l’entendoient et avoient arrêté toutes les parties.

Le héraut dessus nommé, quand il eut les lettres des deux ducs de Lancastre et de Glocestre, fut moult réjoui ; et se départit des tentes des Anglois, et vint à Calais, et loua une nef de pêcheur, et le plus tôt qu’il put se fit passer outre ; et exploita tant le maronnier, à l’aide de Dieu et du vent, qu’ils vinrent à Douvre ; et depuis chevaucha tant le héraut, qu’il vint en un manoir lez Londres où il trouva le roi. Si très tôt comme il fut venu on le mena en la chambre du roi, pour ce qu’il venoit de Calais et des deux ducs qui au traité avoient été et encore étoient. Si lui bailla les lettres. Le roi les ouvrit et legit, et de ce que dedans trouva il eut grand’joie ; et pour les bonnes nouvelles que le héraut avoit apportées, il lui donna grands dons, si comme le dit héraut, nommé le roi Marke, me dit depuis à grand loisir, chevauchant avecques lui au royaume d’Angleterre.

Or retournons aux traiteurs et seigneurs de France et d’Angleterre, qui étoient encore à Lolinghen, Quand ils vouloient, ils séjournoient en leurs tentes et pavillons, qu’ils avoient là fait tendre et parer si grandement que merveille étoit à considérer ; et entendoient à ce que les lettres fussent si vérifiées, que nulle chose de trouble ni d’obscur n’y pût être entendu ni vu ; et de ce avoient les Anglois grand soin et diligence ; et vouloient bien tous les articles voir et examiner avant que ils les scellassent ou voulsissent passer, et toutes les paroles justement entendre.

Or survint un trop grand empêchement, parquoi les traités, où on avoit tant labouré et travaillé, furent sur le point d’être tous perdus et brisés ; et la matière dont ce vint je le vous éclaircirai, car on doit parler justement de toutes choses, afin que les histoires en soient tenues pour véritables.

Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu, que le roi Charles de France eut grand’volonté d’être et séjourner en la ville d’Abbeville un grand temps ; et les longs séjours venoient pour la cause de leurs procès et traités, qui se firent en celle saison entre les parties dessus dites. Sur la conclusion de leurs procès, les ducs de Lancastre et de Glocestre mirent en termes et proposèrent que c’étoit l’intention du roi Richard d’Angleterre et de son conseil que le pape Boniface étant à Rome, lequel les Romains, les Allemands, les Hongrois, les Lombards, les Vénitiens, les Anglois et toutes les nations du monde chrétiennes tenoient à vrai pape, fors seulement la nation de France, fût tenu à pape. Et cil qui Clément se nommoit et escripsoit, fût dégradé et condamné. Et dirent les deux ducs d’Angleterre et proposèrent que de ce ils avoient charge espéciale des trois états d’Angleterre.

Quand les ducs de Berry et de Bourgogne entendirent ces procès, pour leurs cousins d’Angleterre complaire et que les traités de trêves et de paix à supposer, qui tant leur avoient coûté, demeurassent et pussent demeurer fermes et entiers, ils demandèrent très aimablement à avoir conseil de répondre. On leur accorda ; ils se conseillèrent et tantôt répondirent. Et parla et remontra la matière moult sagement le duc de Bourgogne, et bien le sçut faire ; et pour adoucir et modérer l’imagination de leurs cousins d’Angleterre, qui ce avoient proposé, il dit ainsi : « La matière et question des papes n’est pas convenable pour mettre en forme ni en voie sur nos traités. Et nous émerveillons, mon frère de Berry et moi, pourquoi vous l’avez mise ni proposée en termes ; car, au premier chef de nos traités, vous proposâtes et fîtes proposer que du cardinal de la Lune, le légat qui se tient et séjourne en Abbeville, vous ne vouliez point voir ni ouïr nulles de ses paroles ; et sur ce nous nous sommes fondés et arrêtés, nous fondons et arrêtons ; et disons ainsi que, quand les cardinaux de Rome élurent à pape Urbain et puis Boniface, Urbain mort, à l’élection nul de notre côté ni du vôtre n’y furent appelés. Pareillement aussi de celui qui s’appelle Clément, qui pour le présent se tient et séjourne en Avignon. Nous ne contredisons pas que grand’aumône seroit eux apaiser et unir qui pourroit, mais que entendre ils y voulussent. Nous le mettrons derrière, et en laisserons convenir les clercs de l’université de Paris ; et quand toutes nos besognes seront conclues en bien, et ferme paix de notre partie, avecques le moyen du conseil et consistoire de notre cousin roi d’Allemagne, nous y entendrons volontiers et adresserons, et aussi vous de votre partie. » Celle réponse, que le duc de Bourgogne fit, plut assez à ses cousins d’Angleterre, et leur sembla raisonnable et acceptable ; et répondirent les deux ducs d’Angleterre : « Vous avez bien parlé, et ainsi soit que proposé et remontré l’avez. » Si demeura la chose en bon état comme au devant. Mais encore y eut sur la conclusion de tous leurs procès et traités un grand empêchement ; car le roi de France, qui tout l’été, jusques près de la Saint-Jean-Baptiste, s’étoit tenu en la ville d’Abbeville, pour cause des beaux et grands ébattemens qui y sont, retourna en la maladie de frénésie, si comme l’année en devant avoit été ; et se tenoit et étoit tenu en l’abbaye de Saint-Pierre. Et cil qui premièrement s’en aperçut fut messire Guillaume Martel, un chevalier de Normandie, et pour son corps le plus prochain que le roi eût en sa chambre. Encore étoient les ducs de Berry et de Bourgogne à Boulogne ou à Lolinghen sur la fin de leur parlement ; et avoient ainsi que tout conclu de ce qui faire et conclure se pouvoit pour la saison ; et sitôt que le duc d’Orléans, frère du roi de France, fut informé de celle incidence, et il eut vu le roi au parti où il étoit, il le signifia à ses oncles ; et y envoya un sien écuyer le plus prochain que il eut, que on appeloit Boniface, gracieux homme grandement.

Quand les deux ducs, oncles du roi, sçurent les nouvelles de celle incidence, si en furent moult déplaisans, et se départirent le plus tôt qu’ils purent ; et jà avoient pris congé à leurs cousins d’Angleterre, lesquels s’étoient retraits et retournés à Calais, et là attendoient à ouïr nouvelles du roi de Navarre et du duc de Bretagne ; car proposé avoit été en ces parlemens, que le chastel de Chierbourch séant sur mer et sur le clos de Contentin en Normandie, lequel le roi d’Angleterre avoit en garde et en gage, ce m’est avis, pour soixante mille nobles d’Angleterre, le roi de France devoit payer les deniers, et le chastel devoit retourner au roi de Navarre ; et aussi le fort chastel de Brest pareillement, que les Anglois tenoient, devoit retourner au duc de Bretagne. Les ducs de Berry et de Bourgogne n’attendoient pas la conclusion de ces procès, mais s’en vinrent en Abbeville ; et trouvèrent le roi en petit état de santé, dont ils furent tous courroucés, et aussi furent ceux qui l’aimoient. La maladie du roi de France fut celée et tenue secrète tant comme on put, mais ce ne fut pas trop longuement, car telles aventures sont tantôt eschandelisées[13] et sçues. Si s’épandirent partout. Si se départirent tous seigneurs qui en Abbeville étoient venus l’un après l’autre tout bellement et s’en retournèrent sur leurs lieux. On ordonna à entendre au roi ; ce fut raison. Et fut regardé et avisé où il seroit mis et amené. Avisé fut que il seroit en litière amené à Cray, un chastel sur la rivière d’Oise où autrefois il avoit été. Là fut-il amené et tout de nuit ; car les jours, pour la chaleur et force du soleil, on séjournoit, et les nuits on cheminoit. Les ducs de Berry et d’Orléans chevauchèrent en la compagnie du roi jusques à Cray, et le duc de Bourgogne s’en alla en Artois et en Flandre visitant ses pays ; et trouva sa femme la duchesse au chastel de Hesdin. On ne parloit mais du seigneur de la Rivière ni de messire Jean le Mercier. On les avoit, ainsi que tout oubliés, ni nul ne proposoit pour leur grévance ni pour leur délivrance, car encore la seconde maladie où le roi Charles de France étoit ré-encheu, les excusoit et disculpoit grandement de la renommée du peuple ; et avoient bien les sages du royaume de France cette connoissance que le roi, par incidence corporelle et les grands excès que du temps passé il avoit faits, et par foiblesse de chef il s’inclinoit trop fort à cheoir en maladie. Or étoit regretté moult, de ceux qui la santé du roi désiroient à voir, maître Guillaume de Harselli qui mort nouvellement étoit ; et ne savoient les plus prochains du roi où prendre médecin prudent qui se connût en sa maladie : toutefois il se convenoit passer et aider de ce que on trouvoit et avoit.

  1. On voit dans les Fœdera de Rymer que les commissaires anglais étaient : le duc de Lancastre, le duc de Glocestre, Walter, évêque de Durham, Thomas, comte maréchal, gouverneur de Calais, sire Thomas Percy, sire Lewis Clifford et Richard Row-Hall, docteur ès-lois.
  2. D’après un sauf-conduit donné dans Rymer, on voit que les commissaires français étaient : le duc de Berry et d’Auvergne, le duc de Bourgogne, comte de Flandre et d’Artois, oncles du roi ; Nicole, évêque de Bayeux ; Jean, évêque d’Arras ; Valeran, comte de Ligny et de Saint-Pol ; Guillaume, vicomte de Melun ; Raoul, sire de Raineval ; Guillaume de la Trimouille ; Guillaume de Neuillai et Yve Derian.
  3. Jones, dans son édition, croit voir une erreur dans cette phrase où Froissart désigne Arnaud de Corbie comme chancelier de France en 1393, croyant que Pierre de Giac, auquel Arnaud de Corbie succéda, était mort en 1407. Le fait est que Froissart a parfaitement raison. Pierre de Giac mourut le 17 août 1387 et non 1407, et Arnaud de Corbie succéda cette année à Pierre de Giac dans cette dignité.
  4. Le moine de Saint-Denis raconte qu’il fut aussi présent à la conférence solennelle, et eut ordre du duc de Berry d’en dresser procès-verbal.
  5. On voit que déjà le français des hommes de loi était un français barbare et inintelligible.
  6. Périgueux.
  7. Gorhigos.
  8. Mourad ou Amurath Ier était mort en 1389 à la bataille de Cossova et avait eu pour successeur son fils Bajazet, dont il est question ici. Froissart applique le titre de Amorath-Baquin (Mourad-Bey) à tous les souverains ottomans.
  9. Valachie.
  10. Jones, dans sa traduction, l’appelle Plesby.
  11. Ruses.
  12. Le moine de Saint-Denis dit de même que le traité fut verbal et tenu si secret que, quoiqu’il fût en personne à la suite des princes, il ne lui fut possible d’en rien découvrir alors.
  13. Divulguées.