Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 195-196).

CHAPITRE XXXVIII.

Comment le roi d’Angleterre et son conseil donnèrent au duc de Lancastre, pour lui et ses hoirs perpétuellement, la duché d’Aquitaine et toutes les terres et sénéchaussées appendantes à icelle ; et comment le roi s’ordonnoit et faisoit faire ses pourvéances pour aller en Irlande et le duc pour aller en Aquitaine.


Vous savez, si comme il est ici dessus contenu et escript en notre histoire, que les trèves qui furent prises et données entre le roi de France et le royaume d’Angleterre, leurs conjoins et adhérens, furent bien tenues et gardées par mer et par terre ; mais toujours y avoit des pillards et des robeurs en Languedoc, lesquels étoient étrangers et de nations lointaines, de Gascogne, de Béarn ou d’Allemagne. Et étoit capitaine du fort chastel et de la garnison de Bouteville messire Jean de Grailly, bâtard, fils jadis au captal de Buch, un jeune et appert chevalier. Et devez savoir que les capitaines de ces garnisons, tant de Lourde qui siéd en Bigorre, sur les parties du royaume d’Arragon, et de Bouteville, sur les frontières de Xaintonge et la marche de la Rochelle, et cils de la garnison de Mortaigne, étoient trop durement courroucés de ce qu’ils ne pouvoient courir ni faire leurs chevauchées, ainsi que accoutumé avoient, pour prendre, piller et gagner sur leurs voisins ; mais on leur avoit clos leurs voies et leurs chemins, et commandé étroitement qu’ils ne fissent ou consentissent chose à faire, pour quoi les trèves fussent enfreintes ni brisées ; car si ce faisoient, ils en seroient punis et corrigés crueusement.

En ce temps fut proposé et conseillé en Angleterre, au cas que le roi d’Angleterre qui jeune étoit avoit pris trèves et données à tous ses ennemis prochains et lointains, réservé les Irlandois, où à l’héritage d’Irlande ses prédécesseurs avoient clamé grand droit, et s’étoit escript roi et sire d’Irlande, et que le roi Édouard, de bonne mémoire, ayeul au roi Richard d’Angleterre, leur avoit toujours fait guerre, combien ensonnié qu’il fût d’autre part, donc pour les jeunes chevaliers et écuyers d’Angleterre, qui les armes désiroient, employer, et pour l’honneur du royaume augmenter et les droits garder, le roi Richard d’Angleterre feroit là un voyage à puissance de gens d’armes et d’archers ; et chevaucheroit si avant, lui et ses gens, qu’ils entreroient au royaume d’Irlande, et jamais ne s’en partiroient qu’ils n’eussent eu aucune honorable composition ou conclusion.

De rechef il fut ordonné en celle même saison que le duc de Lancastre, qui moult avoit travaillé par mer et par terre pour les besognes et augmentations du royaume d’Angleterre, feroit un autre voyage à cinq cents hommes d’armes et mille archers ; et monteroït à Plenmoude[1] ou à Hantonne[2], là où le mieux lui plairoit, et s’en iroit en Guyenne et en Aquitaine. Et fut adonc l’intention du roi Richard telle, et de tout son conseil, que le dit duc de Lancastre, pour lui et pour ses hoirs perpétuellement, demeureroit sire et héritier de tout le pays d’Aquitaine, des terres, sénéchaussées et des domaines, telles et toutes que le roi Édouard d’Angleterre son père, et que les autres rois et ducs d’Aquitaine en devant avoient tenues et obtenues, et que le roi Richard d’Angleterre tenoit à présent, réservé l’hommage que faire en devoit au roi et aux rois venans d’Angleterre ; mais tant que de toutes obéissances, seigneuries, rentes et revenus, le duc de Lancastre en demeureroit sire ; et lui donnoit, confirmoit et scelloit le roi Richard purement et ligement ; lequel don le duc de Lancastre tint à grand et à bel, et à bonne cause, car en la duché d’Aquitaine a bien terre et pays, pour tenir un grand seigneur bon état. Et furent les lettres de ce don faites, grossoyées et examinées et passées par grand’délibération de conseil, présent le roi d’Angleterre et ses oncles, le duc d’Yorch et le duc de Glocestre, le comte de Salsebery, le comte d’Arundel, le comte de Derby, fils au duc de Lancastre, le comte Maréchal, le comte de Rostelant, le comte de Northonbrelande, le comte de Nothinghem, messire Thomas de Percy, le seigneur Despensier, le seigneur de Beaumont, messire Guillaume d’Arondel, les archevêques de Cantorbie et d’Yorch, l’évêque de Londres, et tous ceux présens qui y appartenoient à être, tant prélats comme barons d’Angleterre. Et en remercia le duc de Lancastre, premièrement le roi son neveu, ses frères, les prélats et les barons d’Angleterre, et puis entendit à faire ses pourvéances belles et grandes, pour passer la mer et aller en Aquitaine et exploiter sur le don dont le roi l’avoit revêtu. Pareillement ceux qui commis étoient à ordonner et faire les pourvéances du roi, pour aller en Irlande, les firent grandes et grosses ; et furent escripts et avisés tous seigneurs, qui avecques le roi feroient le voyage, afin qu’ils se pourvéissent.

  1. Plymouth.
  2. Southampton.