Les Cinq/I/30. Suite de la consultation

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XXX

SUITE DE LA CONSULTATION


Même au faubourg Saint-Germain, il est peu de voies aussi complètement sourdes-muettes que la rue Saint-Guillaume.

Il y a, là, tel noble balcon, où l’on pourrait muser pendant le quart d’une journée sans ouïr d’autre bruit que le passage de l’omnibus au coin de la rue Saint-Dominique.

Dans ce quartier paisible jusqu’à la mort, les métiers se taisent et les colères illustres des deux glaciers qui combattirent en champ-clos, une fois, pour le nom de la reine Blanche ne parvinrent même pas à secouer le sommeil ambiant.

La maison de Mme Laure de Vaudré, située entre deux hôtels que la saison d’été faisait déserts et entourée par derrière de grands vieux jardins à l’aspect humide aurait pu concourir pour le prix de silence dans ce quartier silencieux.

Quand nos deux amies se turent, après la dernière réponse de la marquise Domenica, il se fit dans le petit salon un repos si mat et si profond que, malgré le beau soleil du dehors, l’idée de la nuit venait.

Vous y eussiez entendu, comme disent les locutions proverbiales, la souris courir ou la mouche voler.

Et par le fait (c’est pour cela que nous avons mentionné l’étrange absence de tout bruit) la souris courait chez cette charmante baronne : une souris noble peut-être et dont les preuves remontaient aux croisades.

Cette souris avait dû se tromper d’heure. Elle courait ou bien elle grattait, comme s’il n’eut point été plein jour.

Ou du moins, derrière la porte fermée du grand salon, quelque chose bruissait, mais si faiblement ! Il fallait la fine oreille de Mme la baronne pour l’entendre.

La marquise Domenica n’avait pas saisi ce bruit presque imperceptible.

Ce fut elle qui reprit l’entretien.

— Souvenez-vous, chérie, dit-elle, vous n’avez pu me rien dire depuis lors, car le lendemain du jour où vous dormiez, Charlotte et moi nous partîmes pour Ems. Pendant ces trois semaines, vous et moi, nous ne nous sommes plus revues.

— C’est juste, fit Laure.

— Je ne suis pas superstitieuse, continua la marquise, mais je sors d’une famille où l’on garde la tradition d’événements surnaturels. Je puis croire à certaines choses que la raison humaine ne saurait expliquer. Ce n’est pas pour vous que je dis cela, chérie, c’est pour moi. Il ne s’agit plus de votre sommeil. J’ai vu… comment dire cela ? Vous avez certainement remarqué mon trouble, tout à l’heure, lors de mon arrivée… C’est que j’avais été témoin, enfin, il y a un fait de toute évidence, que j’ai constaté de mes yeux, un fait tellement extraordinaire…

Laure l’interrompit pour demander :

— Ce fait a-t-il eu lieu à Ems ?

— Mais non, c’est ce matin même !

— Alors, vous n’êtes pas revenue à Paris tout exprès pour m’interroger ?

— Non certes… vous n’ignorez pas que j’ai plus d’un sujet de tristesse.

Laure l’arrêta.

— Je ne sais rien, dit-elle avec fermeté, je ne veux rien savoir.

— Et cependant il faut bien que je vous apprenne…

— J’entendrai tout, interrompit encore Mme de Vaudré, mais je ne saurai rien.

Elle ajouta d’un ton de résignation presque douloureux :

— Pour tout entendre et pour ne rien voir, il faut que je dorme. Cela me fait souffrir cruellement, et pourtant, je dormirai, si vous l’exigez, Domenica.

La bonne figure de la marquise exprima sa joie et sa reconnaissance.

— Je n’espérais pas moins de vous chérie, s’écria-t-elle, et je n’osais pas vous le demander. Est-ce que vous avez quelqu’un ici pour vous endormir ?

Par cette question, nous pouvons voir que l’excellente marquise n’était pas tout à fait une innocente en fait de sorcellerie somnanbulesque.

La baronne fixa sur elle son regard mélancolique et répondit avec lenteur :

— Domenica, j’ai confiance en vous et je vous aime. Quelque chose me défend d’accepter votre secret et m’ordonne de vous livrer le mien sans réserve. Gardez-le fidèlement, car nul être vivant ne le possède excepté vous.

D’un geste, elle ferma la bouche de la marquise qui voulut remercier, et poursuivit :

— Un homme a exercé sur ma vie une influence extraordinaire. Ce n’était pas mon mari. Cet homme est mort.

Ses yeux étaient baissés maintenant, mais elle gardait le front haut et sa beauté avait vraiment un caractère solennel.

Domenica la contemplait avec une sorte de respect.

Laure poursuivit :

— Il est des liens que la mort ne saurait détruire. Je ne parle pas ici des choses de l’amour. Peut-être n’y avait-il point d’amour entre cet homme et moi. Du moins, il aimait une autre femme et je ne l’ignorais pas. Quand ma volonté est de dormir ce sommeil auquel nous songeons en ce moment toutes les deux, je n’ai besoin que de cet homme qui a été mon maître.

Un vague frisson glissa le long des veines de la marquise, pendant qu’elle écoutait ces singulières paroles.

Elles furent prononcées avec une émotion contenue, mais si profonde que l’idée de supercherie ne serait pas venue, même à un sceptique.

Tout au plus le sceptique aurait-il pensé que cette charmante femme avait de l’exaltation dans l’esprit et que sa cervelle était un peu malade.

La marquise Domenica ne pouvait passer pour sceptique.

— Est-ce que le mort revient, ma chère ? demanda-t-elle tout bas d’une voix qui tremblait considérablement.

— Il ne s’en va jamais, répliqua Laure avec un triste sourire.

Domenica s’agita sur son siège :

— Ce n’est pas que j’aie peur… murmura-t-elle en glissant à la ronde une œillade inquiète.

Laure la regarda, et son sourire prit une expression plus recueillie pendant qu’elle disait :

— Vous avez raison de ne rien craindre, il ne vous fera jamais de mal, à vous !