Les Cinq/I/52. Tribunal de famille

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LII

TRIBUNAL DE FAMILLE


C’était une vaste pièce, haute d’étage, éclairée par un grand lustre en doré mat, dont la forme lourde accusait la date. La pendule et les candélabres fort riches, mais pareillement laids, rappelaient aussi les premières années du règne de Louis-Philippe.

Les meubles, un peu plus anciens, mais non moins disgracieux, dénonçaient la fin de l’Empire ou le commencement de la Restauration : velours d’Utrecht à ciselures, lisérés étroits de soie mêlée, forêt de pieds grêles qui tous représentaient des serpents.

Aux boiseries peintes en blanc avec trophées de lyres, de bandelettes et de pipeaux, pendaient six tableaux, offrant aux regards six sujets de tragédies froids comme des vents coulis.

Dans ce décor vieillot, mais qui n’était pas sans respirer une certaine fierté, des personnages également vieux, pour la plupart, se groupaient.

Le tableau, du reste, valait mieux que le cadre.

Il y avait quelque majesté dans le groupe formé par les représentants de ces races antiques qui avaient été le bas-empire en Orient, dans l’Occident le dernier ressouvenir de la chevalerie.

Alexis Commène était un beau Roumain ; le Lusignan, descendant des rois de Jérusalem et de Chypre, avait une noble prestance. Le Rohan de Hongrie était superbe, le Moldave Courtenay portait haut comme un petit cousin qu’il était de Bourbon et de Bragance ; le patriarche Ghika étalait en éventail une barbe blanche absolument magnifique.

Au milieu du cercle formé par cette « figuration » imposante la marquise Domenica, toute resplendissante de diamants, semblait avoir recouvré, dans la profondeur de son émotion, sa beauté d’autrefois et comme une auréole de jeunesse.

Nous aurions dû dire cela tout de suite peut-être : il y avait auprès de la marquise deux chers enfants : princesse Charlotte, sa fille d’adoption, qu’elle avait cru perdue, et son fils, tant et si longtemps cherché, son Domenico bien-aimé.

Tel fut le spectacle qui s’offrit aux regards de Mylord quand il passa le seuil après avoir écarté la résistance de Lorenzin et de Zonza.

Il vit deux fantômes : ses deux premières victimes : Édouard et Mlle d’Aleix qu’il croyait ensevelis sous les décombres de la chambre ronde, à Ville-d’Avray, chez Mme Marion.

Et Charlotte venait justement de raconter au milieu d’un silence étonné, les détails de cette sauvage tragédie, avortée par miracle.

La bonne marquise écoutait bouche béante, admirant son fils qu’elle n’avait pas encore osé serrer dans ses bras.

Il y avait bien en elle un doute qui voulait naître : Laure « endormie, » lui avait parlé, ce soir, d’assassinat et d’incendie. Laure avait accusé Charlotte ; Laure avait dénoncé un imposteur…

Mais les impressions de la pauvre marquise étaient plus fugitives que celles d’un enfant.

Et ce beau jeune homme ressemblait si bien à son rêve !

Charlotte achevait son récit. Elle avait dit ses transes de la dernière semaine, les offres d’alliance à elle faites par Pernola, l’instinctive terreur que lui causait la conspiration, double assurément, peut-être triple, de tous ces gens, acharnés autour de la fortune de Sampierre.

Elle avait dit aussi comment elle connaissait le lugubre secret de famille : bien des rumeurs étaient parvenues jusqu’à elle, mais elle avait tout deviné, un jour que son pieux souvenir l’amenait au pavillon, dans la chambre où était mort l’ami de son enfance : le jeune comte Roland.

C’était lors d’un séjour de M. le marquis à Paris : le quatrième portrait était là, faisant pendant à celui de M. de Sampierre.

Dans ces deux cadres, l’histoire de la nuit du 23 mai parlait.

Le portrait de gauche tenait l’arme, le portrait de droite montrait la blessure.

Charlotte avait dit encore comment elle avait retrouvé cette cicatrice, transportée de la toile sur le vif, le soir où Édouard Blunt, blessé, s’était évanoui dans la maison de l’aveugle.

Elle avait dit enfin les efforts et les angoisses de sa dernière journée, le jeu de Pernola, l’entêtement scientifique du marquis et la tentative désespérée qu’Édouard et elle avaient osée à Ville-d’Avray pour opposer au moins l’un à l’autre les deux groupes de conspirateurs.

Elle était femme. Dans ce rapide abrégé, elle évita d’instinct tout ce qui pouvait soulever des doutes dans l’esprit de la marquise, tout ce qui nécessitait des explications ou des preuves : ainsi garda-t-elle le silence sur le double rôle joué par Mme la baronne de Vaudré.

Elle dit seulement l’aventure toute nue : la chambre ronde transformée en prison ; les deux portes, barricadées d’abord, puis embrasées, et l’incendie qui semblait tomber du ciel par la coupole brisée.

Ils étaient là tous deux, dans cette fournaise, Édouard et Charlotte, attendant la mort inévitable, car ils avaient compris que l’incendie avait été allumé volontairement.

Leurs cris ne pouvaient être entendus que par les assassins.

Ils avaient déjà dit le dernier adieu à la vie, lorsque le salut leur arriva, aussi soudain, aussi imprévu que l’avait été le danger.

On a beaucoup médit des petites maisons ou folies, machinées au dix-huitième siècle pour la féerie des soupers d’amour. On a eu raison, sans doute, mais, pour une fois, ces cordes et ces poulies de perdition servirent à une œuvre providentielle.

Au centre de la chambre ronde, une trappe primitivement destinée à faire monter, des cuisines, la table toute servie du traitant Gaucher, et qui ne s’était pas ouverte depuis cent ans, peut-être, souleva son large panneau. La tête de Vincent Chanut apparut, toute noire de poussière, montrant ainsi une issue par où nos amants purent s’échapper, — et l’incendie ne détruisit en réalité que des murailles.

Heureuse époque que la nôtre ! Et régénérée par la pudeur ! On n’y connaît plus ces petits monstres de maisons ! Nous avons, il est vrai, en échange… Mais j’ai parlé ailleurs du théâtre à bascule.

Pour ceux qui nous reprocheraient de n’avoir pas prononcé le nom de l’excellente dame Savta dans cette explication, fournie au galop de la plume, nous constaterons qu’à son retour, creusée par le péril, elle s’était réfugiée dans sa chambre avec une volaille, un pâté, une mayonnaise et un seau de glace, muni de sa bouteille frappée.

Et maintenant, revenons à Mylord, que vous vous représentez sans doute épouvanté et désarçonné à l’aspect de ces deux revenants dont la présence seule était pour lui un coup si terrible.

Mylord avait fait de bonnes études. Il tenait du docteur Jos. Sharp des principes solides et sûrs. Il savait que les combinaisons les mieux préparées rencontrent des obstacles et que nulle route n’est sans fondrières.

Prétendre qu’il ne reçut pas un choc violent serait mensonge, mais nous affirmons qu’il n’en parut rien.

Il était entré le premier. Changeant instantanément sa mise en scène, il s’arrêta près du seuil et s’effaça pour laisser passer le marquis Giammaria.

— Entrez, mon père, dit-il : nous ne sommes pas au bout. L’imposture a pris les devants !

En ce moment, Édouard et Charlotte que la stupeur avait rendus muets d’abord, le désignaient du même geste et disaient ensemble :

— C’est lui ! c’est l’assassin !

Domenica, effrayée, ouvrit de grands yeux. Elle rencontra le regard fixe et hardi de ce pâle jeune homme au col nu, aux cheveux épars, dont la tête se couchait presque sur son épaule.

Elle se souvint des paroles de Laure, qui avait décrit d’avance cette tête inclinée. Un doute entra en elle, et du premier coup la mit à la torture.

Tous les membres du conseil se levèrent à la vue du marquis.

Ce mouvement et la réception qui fut faite à M. de Sampierre par ses nobles parents, donnèrent à Mylord un instant de répit. Il en profita.

Comme Domenica ne pouvait détacher de lui son regard, il lui montra de loin et d’un geste impérieux M. de Sampierre. Celui-ci venait à elle et s’inclinait, sollicitant sa main à baiser.

Domenica donna sa main, mais ne détourna point ses yeux qui semblaient rivés au regard de Mylord.

— C’est mal ! prononça-t-il très-bas : la femme se doit à son mari, même avant de se devoir à son fils !

Et se mettant en marche d’un pas délibéré il vint droit à la marquise dont il prit la main.

C’était la main qui avait la bague chevalière en or. Comme l’avait prédit Laure : il venait à la bague.

— Elle m’a attiré de bien loin, murmura-t-il en baisant l’écusson aux trois glaives. La vérité triomphera, car Dieu le veut.

Puis il ajouta tout haut en se redressant :

— Ma mère, je vous reconnais et je vous salue !

C’étaient les propres paroles annoncées par le sommeil de Laure.

— C’est lui ! répéta Édouard : c’est l’incendiaire et l’assassin !

MM. de Rohan et de Courtenay le contenaient, car il avait fait un mouvement pour s’élancer.

Mylord croisa ses bras sur sa poitrine.

— Je croyais, dit-il sans élever la voix et en mettant son regard froid sur les deux jeunes gens, que ma vue vous aurait fait rentrer sous terre. C’est vous qui êtes les incendiaires, c’est vous qui êtes les assassins ! Vous avez sur moi sans doute l’avantage de l’habileté et de l’endurcissement. Vos moyens sont préparés. Vous avez volé mes preuves, vous avez mis à mort mes témoins…

— Oh ! Madame ! Madame ! s’écria Charlotte. Un miracle de Dieu n’a pu sauver votre fils pour le jeter en proie à ce monstre !

— Tout ce que Laure avait annoncé arrive ! murmura la marquise. C’est trop, c’est trop pour moi !

Puis elle ordonna tout à coup :

— Qu’on cherche madame la baronne de Vaudré ! qu’elle vienne sur le champ ! Je suis capable d’en mourir !

Elle chancela. Ce fut Mylord qui la soutint dans ses bras.

Édouard ne se débattait plus. Il dit à Charlotte amèrement :

— Si vous m’aviez cru, nous serions loin d’ici.

Ce mot fut entendu et interprété.

Les membres du conseil entourèrent M. de Sampierre.

Mylord mit sa bouche toute contre l’oreille de la marquise qui se redressa tremblante et balbutia :

— Laure est morte ! avez-vous dit cela ! Laure qui était ici tout à l’heure !

Charlotte était la vaillance même. Elle se révoltait contre ces choses extravagantes et impossibles comme un mauvais rêve. Elle fit un pas en avant, mais la marquise, énergique pour une fois, l’arrêta d’un geste qui valait une malédiction.

— Laure m’avait tout dit, prononça-t-elle avec une véritable horreur. Ah ! malheureuse ! malheureuse ! Est-ce ainsi que vous avez payé mes bienfaits !

— Messieurs et honorés parents, disait pendant cela le marquis d’un ton grave, je ne suis pas fou, je n’ai jamais été fou. J’ai pris, vis-à-vis de moi-même, une mesure conservatoire. En principe, mon fils cadet, Domenico, est décédé ; la science le veut ainsi, mais…

— La providence vous l’a rendu, Giammaria ! interrompit la marquise. L’amour de sa mère l’a ressuscité !…

Elle se tut, bâillonnée par un baiser de ce fils bien-aimé ; puis Mylord marcha vers le conseil.

Il y avait dans toute sa personne une fierté décente et modeste.

— La parole n’est pas aux femmes, dit-il. Vous êtes, messieurs, un tribunal chargé de choisir entre moi et celui qui m’a tout pris, jusqu’à mon pauvre nom d’Édouard Blunt. L’un de nous deux est un criminel, l’autre est le fils de Sampierre. Interrogez-nous tous les deux et décidez entre nous.