Les Cinq/I/53. Triomphe de Mylord

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LIII

TRIOMPHE DE MYLORD


Il y avait parmi les membres composant le conseil judiciaire du marquis Giammaria une très-complète impartialité. Aucun d’eux n’ignorait que la réunion n’avait point qualité pour restituer un état civil régulier à l’héritier de deux grandes races, mais tous comprenaient et mesuraient la haute importance de la décision à intervenir.

L’avis du conseil allait conférer à l’un des deux prétendants une véritable possession d’état, entourée de formes solennelles.

L’élu entrait dans la famille par la bonne porte ; l’autre, le vaincu, restait sous le poids d’accusations vaguement formulées, mais qui effrayaient l’esprit par leur terrible gravité.

C’était la marquise elle-même qui, tout à l’heure, avait présenté Édouard Blunt à la famille assemblée. Son cœur de mère s’était élancé vers ce beau jeune homme qui portait la marque de sa naissance et qui ressemblait à Roland. Elle n’avait alors aucun doute.

Le conseil avait partagé du premier coup sa croyance, et le récit de princesse Charlotte avait achevé de porter la conviction dans tous les esprits.

Mais l’arrivée de Mylord changeait subitement l’aspect des choses. Les préparations accumulées par Laure éclataient en quelque sorte et frappaient avec une violence inouïe l’esprit de Domenica.

Tout venait selon les prédictions de la baronne.

La pauvre marquise avait bien pu oublier au premier instant les mystérieuses et profondes émotions de la matinée précédente, mais elles se réveillaient maintenant toutes à la fois, et sa conscience subjuguée écoutait avec religion la voix du souvenir.

Elle revoyait Laure, toute pâle et toute brisée, qui pliait naguère sous le poids de son pressentiment, dans leur récente et dernière entrevue : Laure, qui l’aimait, qui le lui avait prouvé, et qui était tombée, victime de son dévouement.

Car Mylord avait dit : « Ils l’ont tuée ! »

Pour la marquise, à cette heure, Laure était tout ; elle pensait par les seules suggestions de Laure dont la puissance était décuplée par ce fait que la mort leur imprimait son irrévocable sceau.

Ce jeune homme à la tête inclinée, Laure lui en avait fait le portrait ! Et n’était-ce pas un détail saisissant jusqu’au prodige que l’attraction produite sur lui par la bague ? Et ces paroles dites par Laure endormie, textuellement répétées par l’enfant !…

Domenica croyait. Mais comment exprimer cela ? Elle n’osait pas regarder Édouard Blunt.

Et quelque chose en elle se révoltait à l’idée de condamner Charlotte, qui restait triste désormais et muette à ses côtés.

Édouard, lui, gardait une contenance singulière où il y avait de l’indifférence et quelque pitié. Il semblait se désintéresser de plus en plus des choses qui l’entouraient. Toute sa pensée était dans le dernier reproche adressé par lui à Mlle d’Aleix :

— Si vous m’aviez cru, nous serions loin d’ici !

Parole qui pesait contre lui dans l’opinion de ses juges.

Ceux-ci avaient repris place, présidés par le patriarche Ghika. M. de Sampierre, assis à l’intérieur du cercle, mais le plus loin possible de Mylord, affectait un grand calme, sous lequel sa fièvre perçait.

— Dans mon opinion, dit-il à demi-voix, ni l’un ni l’autre de ces jeunes gens n’est Domenico de Sampierre. Je suis en cela d’accord avec tous les auteurs. Je donnerais beaucoup pour me tromper, car si Mme la marquise retrouvait son fils, elle me pardonnerait peut-être…

— Vous pouvez en jurer, Giammaria ! interrompit la marquise dont les larmes jaillirent ; mais n’arrêtez plus l’épreuve et laissez agir nos seigneurs les juges.

Le regard d’Édouard alla vers elle et il eut un bon sourire.

Le marquis cependant n’obéit pas. Il poursuivit.

— La cicatrice de l’autre jeune homme est absurde : elle blasphème la science. La blessure de celui-ci, au contraire, (il montrait du doigt Mylord) ou du moins les traces de sa blessure laissent quelques doutes, au point de vue anatomique. En outre, il m’a avoué qu’il me hait : c’est naturel. Enfin, il a poignardé Giambattista…

La marquise poussa un cri et s’éloigna de Mylord. Il y eut un silence :

M. de Sampierre reprit en manière d’explication toute simple :

— Puisqu’il vient d’Amérique…

Il ajouta :

— J’ai peur de lui, j’aurais aimé l’autre. Il y a eu, cette nuit, bien des morts. Faites pour le mieux : j’appellerai mon fils celui que choisira Mme la marquise : c’est décidé.

— Domenico de Sampierre ou prétendu tel, dit le patriarche Ghika en s’adressant à Édouard, vous vous êtes présenté le premier, exposez le premier, vos moyens : le conseil vous écoute.

Édouard hésita. Charlotte lui dit à l’oreille :

— N’abandonnez pas votre père et votre mère !

— Est-ce mon père ? murmura Édouard, est-ce ma mère ? Seul capitaine Blunt pourrait le dire.

— Parlez, au nom de Dieu ! supplia Charlotte.

— Je parlerai pour l’amour de vous : Messieurs, je suis venu en France sans connaître le but de mon voyage. Je ne sais pas si j’ai le droit au nom qu’on me donne ici. J’ai été élevé par un vaillant homme du nom de John Blunt ; il est mort. Son frère, capitaine Blunt lui a succédé près de moi. L’un et l’autre ont toujours été muets au sujet de ma naissance, qui, disait-on, me faisait assez riche pour attirer sur moi de grands dangers. Les dangers sont venus malgré mon ignorance. Hier seulement, capitaine Blunt a prononcé devant moi quelques mots ayant trait à la maison de Sampierre.

— Qui donc alors, vous aurait appris votre naissance ? demanda M. de Rohan.

— Deux femmes, dont l’une est Mlle d’Aleix, et deux coups de couteau, dont l’un me fut donné par ce misérable…

Son doigt tendu désignait Mylord, qui ne broncha pas.

À son tour, le président demanda :

— Quelles sont vos conclusions ?

— Je n’en ai pas, répondit Édouard. Je voudrais protéger cette pauvre dame qui n’ose plus tourner les yeux vers moi et dont la première vue m’a fait battre le cœur ; je voudrais être de quelque service à M. le marquis, que je connais depuis plus longtemps et davantage, mais tous les deux me repoussent. S’il vous plaît de savoir sur moi ce que j’ignore moi-même, capitaine Blunt demeure chaussée des Minimes…

— Demeurait, rectifia M. de Sampierre…

Et il ajouta, pendant qu’Édouard pâlissait et tremblait :

— Madame, ce capitaine Blunt était le dernier Tréglave. Le jeune homme semble ignorer cela. Notre fils me l’a montré assassiné.

— Par qui ? balbutia Édouard d’une voix étranglée.

Le marquis répondit :

— Par vous et vos complices. Mon fils l’a dit. Nous lui élèverons une sépulture convenable.

Ce fut plus rapide que l’éclair : Édouard fit un bond de bête fauve et son genou pesa sur la poitrine de Mylord terrassé.

— Mon fils ! cria la marquise en s’élançant ! Ils vont se tuer ! au secours !

Elle prit Édouard dans ses bras. Vous eussiez dit qu’elle le pressait contre sa poitrine.

Et en effet, quand Mylord fut dégagé, elle resta un instant entre eux, ignorant que sa pensée jaillissait de ses lèvres et balbutiant :

— Je ne sais pas ! je ne sais pas !

Édouard mit ses deux mains sur son visage. Il avait des sanglots qui soulevaient sa poitrine. Charlotte vint à lui et le soutint parce qu’il chancelait.

Le marquis dit tout bas :

— Celui-là, je l’aurais aimé, j’en suis sûr. Pourquoi ?…

Mylord s’était relevé, calme comme devant.

Le patriarche Ghika lui dit répétant les propres paroles adressées à Édouard :

— Domenico de Sampierre ou prétendu tel, exposez vos moyens, le conseil vous écoute.

Mylord salua.

— Moi aussi, j’ai un témoin, dit-il, mais on ne l’appellera pas en vain. Ma mère, envoyez, je vous prie, dans la pauvre cité qui confine au mur de votre parc. Il y a une femme aveugle qui demeure juste en face de votre porte. Vous la nommiez autrefois Phatmi…

— Phatmi ! répéta Domenica.

— Ah ! fit le marquis avec une émotion soudaine : la Tzigane ! elle doit se souvenir !

Charlotte serra la main d’Édouard, qui restait désormais immobile et impassible.

— Est-ce Phatmi qui est ton témoin, mon fils ? demanda la marquise riant et pleurant à la fois : Elle a tout vu, en effet ; elle sait tout, elle était là !

— Qu’elle vienne, répondit Mylord, vous l’entendrez.

Zonza fut aussitôt dépêché à la maison de l’aveugle.

Mylord reprit la parole, et, quoique sa cause fût gagnée d’avance, il la plaida admirablement. Il dit tout ce que l’autre n’avait pu dire, depuis la remise de l’enfant à l’homme du fiacre dans la nuit du 23 mai, jusqu’aux aventures des deux frères de Tréglave.

Laure lui avait fait la leçon complète.

Mais là où il fut véritablement magnifique ce fut dans l’explication du sanglant mystère de cette nuit, au pavillon.

Il divisa les morts en deux camps. Laure de Vaudré, capitaine Blunt, qu’il appelait toujours de son nom de Tréglave et lui, Mylord, étaient là pour sauvegarder la vie du marquis, condamné à périr. L’autre camp était composé des scélérats à gages, armés par Pernola, Édouard et Mlle d’Aleix, qu’il représentait comme associés ensemble tous les trois.

Charlotte avait embauché les serviteurs même de la marquise : entre autres Mœris et Moffray, qui avaient payé cette trahison de leur vie.

Ce matin même princesse Charlotte avait rendu visite à François Preux, surnommé le Poussah, banquier de la criminelle association : on pouvait interroger dame Savta…

Mylord acheva ainsi :

— J’ai frappé, je ne m’en cache pas. Je n’ai pas même pris la peine de réparer le désordre du combat et mes mains sont encore rouges : voyez ! Ceux que j’ai frappés en voulaient à la vie de mon père. M. le marquis a dit vrai, je viens d’Amérique, de cette partie de l’Amérique, où chacun met son droit sous la protection de son bras. Maintenant, je ne frapperai plus : j’ai mon bien, mon nom et mon père !

Il alla vers le marquis, dont il ouvrit lui-même le sac de voyage, il prit le portefeuille de Pernola et le tendit au patriarche, en ajoutant :

— Prince archevêque, voilà mon dernier mot : ceci était le prix du sang de mon père. Un beau prix, vous pouvez voir. Comptez combien de millions !

Le portefeuille passa de main en main. Chacun supputa la somme énorme que Pernola avait su mobiliser, et M. de Sampierre répétait.

— Giambattista était un garçon capable. Je le regretterai.

Dans toute la force du terme, Mylord triomphait. Il était entre les bras de sa mère, qui le dévorait de baisers, en lui reprochant déjà sa froideur.

— Madame, répliqua-t-il, donnant ici à son rôle le suprême cachet de perfection ; nous reparlerons de cela. Je ne puis oublier que mon père n’a pas été heureux dans sa maison.

Domenica courba la tête.

— Alors, dit-elle, vous ne m’aimez pas, mon fils, et vous allez repousser ma prière : je voulais vous demander la grâce de ces deux infortunés…

Elle montrait Édouard et Charlotte : un groupe de marbre.

Mylord rougit comme on fait à un coup de fortune inattendu.

— Non ! s’écria-t-il, je ne vous refuserai pas. J’obéirai au premier vœu de ma mère ! Cette jeune fille qu’elle a aimée, ce jeune homme vers qui sa tendresse maternelle s’est égarée un instant, sont sacrés pour moi : ils seront libres : je le veux ! je l’exige !

Avant que le conseil pût répondre, Édouard dit :

— Je ne veux pas être libre, M. Donat, tout n’est pas fini entre nous !

Et princesse Charlotte ajouta :

— Votre témoin tarde bien à venir, no 1 !

Le bruit de la porte, qui s’ouvrait en ce moment, couvrit une exclamation, arrachée à Mylord par ce dernier mot.

Zonza parut au seuil et dit avec un singulier accent :

— Voici l’aveugle, mais elle n’est pas seule !