Les Cinq/I/55. Destin d’une cause célèbre

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LV

DESTINS D’UNE CAUSE CÉLÈBRE


Une demi-heure s’était écoulée.

Il n’y avait plus dans la chambre que la famille de Sampierre et les braves seigneurs du conseil qui, probablement, ne s’étaient jamais trouvés à semblable fête.

Domenica, Édouard et Charlotte formaient un groupe à part. La bonne marquise, entre ses deux enfants, était tout entière à la joie.

Grâce à la condition presque enfantine de sa nature intellectuelle, les terribles impressions de cette nuit allaient déjà s’effaçant. Elle ne se souvenait plus des innombrables déceptions qui avaient égaré sa route, elle triomphait naïvement, non pas seulement de son bonheur, mais encore, mais surtout de sa sagesse.

Elle disait parmi ses sourires baignés de bonnes larmes et en partageant ses baisers :

— Mon fils ! Charlotte mes enfants ! On m’accusait de folie parce que je te cherchais, mon Domenico : S’est-on assez moqué de moi ! mais je n’ai pas faibli. Et malgré la trahison de ceux que je payais, te voilà retrouvé, mon pauvre ange ! Il y a un pouvoir surnaturel dans l’amour des mères !

Elle tenait dans ses mains les mains jointes des deux jeunes gens. Tout le reste disparaissait pour elle. Elle s’étonnait presque de trouver au fond de son cœur un poids confus qui était le souvenir déjà lointain de l’heure précédente.

Il n’en était pas de même dans le groupe respectable formé par les membres du conseil. Le marquis Giammaria avait raconté à sa manière la tragédie du pavillon. Cette nuit avait une effroyable odeur de sang, et tous ces bruits de fête que salons et jardins persistaient à envoyer grinçaient désormais d’une façon lugubre.

On ne songeait plus guère à régler l’état civil du dernier Sampierre.

Seul, M. le marquis était à la question. Grave, discret, sûr de lui-même, il disait à ces gens effarés qui ne l’écoutaient pas :

— Je suis peintre comme je suis légiste et profondément versé dans la science médicale. Je vous montrerai un portrait des plus curieux qui est mon œuvre : Il représente le cher jeune homme que vous allez déclarer, selon toute apparence, comte de Sampierre et prince Paléologue. J’ai vu ce jeune homme aujourd’hui pour la première fois, entre deux et trois heures de l’après-midi, mais le portrait date de plusieurs années. Ce phénomène vous sera expliqué. N’ayant plus besoin de me cacher derrière une apparente folie, je reprends, bien entendu, l’exercice public de mes facultés. Giambattista me manquera, malgré ses torts : je n’ai jamais eu pleine confiance en lui, parce qu’il était de Sicile, comme moi. Quant à l’autre jeune homme, celui qu’on vient d’arrêter, il avait l’œil mauvais : j’ai cru qu’il venait aussi de chez nous. Et sa cicatrice était fort bien faite : plus vraisemblable que l’autre, même, au point de vue traumatique. Mais je vous prie de considérer l’état nerveux où je devais être au moment de l’opération, qui eut lieu il y a vingt ans. J’adorais Mme la marquise, messieurs. La science n’a rien à voir à cela ; c’est un défaut d’exécution : les carotides n’avaient pas été entamées suffisamment, voilà tout.

Il reprit haleine et, souriant à la ronde :

— Excusez-moi, poursuivit-il, je vais causer un instant avec Mme la marquise. Mes sentiments pour elle sont aussi vifs qu’autrefois, et comme elle n’aura plus à me reprocher la perte de son fils, j’espère que nous ferons désormais un heureux ménage.

Au moment où il traversait la chambre, on frappa doucement à la porte du corridor, et M. Morfil entra, ans attendre la réponse, avec son visage rose et rond dans ses cheveux fouettés à la neige.

Il salua, et son geste persuasif rassembla toutes les personnes présentes en un seul groupe.

Il y avait de la tristesse sur ses traits, bien qu’il gardât un petit grain de goguenarderie, bureaucratique et parisienne à un degré qui ne se peut rendre.

— Pardon de vous déranger, dit-il je ne suis pas un homme du monde. Il y a eu dans les bosquets, là-bas, plus de dégâts encore que je ne l’avais craint. C’est tout uniment épouvantable. Il faut faire quelque chose.

M. Morfil parcourut de l’œil l’assistance et choisit la marquise pour arrêter sur elle un regard à la fois courtois et plein d’autorité en répétant son dernier mot :

— Quelque chose : c’est nécessaire… absolument !

Puis il continua :

— Le jeune scélérat est en sûreté, mais on ne peut improviser des mesures pour tant de victimes. En bas, la fête va toujours. Il y court des bruits, mais on ne sait rien de positif. Il faut occuper la fête et lui donner une fin : vous allez comprendre… On désire que la famille descende et présente le nouvel héritier… sans apparat, mais enfin un peu officiellement, ce qui expliquera ou paraîtra expliquer bien des émotions.

Domenica rougit, mais ne protesta pas. Il n’y eut que le marquis à parler.

— Qui vous a donné cet ordre ? demanda-t-il.

M. Morfil salua de nouveau.

— Il va vingt ans, répondit-il, j’ai déjà enterré une cause célèbre qui aurait porté votre nom, monsieur de Sampierre. J’ai eu du mal. Le règne de Louis-Philippe vieillissait. Les causes célèbres sont les maladies des vieux règnes. On n’en veut pas. Personne n’a le droit de dire à des gens tels que vous : « Allez-vous-en », c’est clair, mais vous partirez demain, comme vous êtes partis en 1847. Ça tombe sous le sens, hé ?

Domenica passa devant son mari et dit :

— Nous partirons demain.

— Voilà, fit M. Morfil : Paris ne vous porte pas bonheur, et vous ne portez pas bonheur à Paris. Le règne présent à dix-neuf ans, deux ans de plus que celui de Louis-Philippe, et les causes célèbres commencent à lui pousser à la peau. On n’espère pas étouffer celle-ci tout à fait, mais on la veut le moins célèbre possible.

Il gagna la porte, l’ouvrit et se tint chapeau bas à droite du seuil.

Tout le monde passa, et M. Morfil, descendant le dernier, assista, perdu dans les groupes, à la présentation qui fit grand effet.

L’annonce du départ eut lieu en même temps. Personne ne s’en étonna.

Le lendemain, Paris écoutait d’une oreille des rumeurs sinistres, — de l’autre cette merveilleuse légende du beau jeune aventurier qui venait de gagner à la loterie un lot gros comme le portefeuille de M. de Rothschild.

Imitant la discrétion de M. Morfil, nous dirons qu’on avait assez adroitement ressuscité le passé pour couvrir le présent et que Paris, bavardage de bouche et bavardage de plume, radotait en chœur la vieille histoire de la rue Pavée, qui était comme le prologue de la présente aventure.

Cela occupait.

Cela aurait-il suffi pour tromper Paris, à cette époque où le reportage, tout jeune et déjà glorieux, faisait la révolution d’Espagne et chutait la grande voix de la justice française dans l’instruction de l’affaire Troppmann ?…

Nous répondrons, mais achevons d’abord en deux mots notre drame intime.

Domenico de Sampierre, prince Paléologue, épousa Charlotte d’Aleix en Hongrie, à la fin de cette année 1867.

Le marquis Giammaria mourut un peu après la guerre de France.

Domenica, grand-mère, dispute aujourd’hui à dame Savta les baisers de ses petits-enfants.

Personne n’a jamais dit à Charlotte, princesse Paléologue et marquise de Sampierre, le lien qui l’unissait à cette créature monstrueuse, mais si belle, Mme la baronne Laure de Vaudré.

Quand elle prie pour sa mère, princesse Carlotta regarde en haut, cherchant une sainte au ciel…

Et maintenant que tout est dit, voici pourquoi la catastrophe de l’hôtel de Sampierre n’a pas fait une cause célèbre : la plus célèbre peut-être de toutes les causes célèbres qui ont effrayé ces dernières années.

Non, on n’aurait pas pu tromper Paris qui entrait sourdement en fièvre, rien n’aurait dépisté le flair proverbial de nos rapporteurs, si le hasard n’était venu au secours de M. Morfil et de ON, son supérieur.

Ils avaient bien fait tout le possible, séparant le crime en trois tronçons distincts, isolant l’incendie de Ville-d’Avray du meurtre de la rue des Canettes, et ce dernier assassinat du massacre de la grotte.

Ce massacre lui-même avait été dissimulé en partie, et le départ de la domesticité de Sampierre enlevait au concert de rumeurs ses instruments les plus sonores.

Mais restait le crime et surtout le criminel.

Nous ne sommes plus au temps où ON faisait disparaître les gens par crainte du scandale, et la suppression de M. de Praslin, vraie ou fausse, est le dernier trait qui soit cité en ce genre par la chronique judiciaire.

M. Morfil était au bout de son latin.

C’est le bon moment pour le Deus ex machina.

Le Dieu du dénouement fut ici un gentleman d’une quarantaine d’années, parfaitement convenable et bien couvert, qu’on introduisit un soir à la préfecture de police dans le cabinet du chef, après qu’il eut fait passer sa carte.

La carte du gentleman était ainsi figurée :

« Dr. Jos. Sharp, m. p. divis. Insp. »

Traduction : Docteur Jos. Sharp, inspecteur divisionnaire de la police métropolitaine.

Dans tous les états, on se respecte entre virtuoses. Jos. Sharp jouissait à Londres d’une belle réputation comme « détective. »

Ces messieurs de Paris le connaissaient très-bien de nom.

M. Morfil le fit asseoir. C’était un anglais maigre à la physionomie presque ascétique, caractérisée par deux superbes côtelettes de favoris blonds, peignés en éventail.

— Je suis très-content, dit-il, de l’occasion qui me met en présence d’un praticien de votre mérite, monsieur Morfil.

— Et moi, enchanté, répondit celui-ci, du bon hasard qui me permet de serrer la main à un confrère aussi distingué.

Jos. Sharp tira de son portefeuille un beau papier de chancellerie et reprit :

— Je viens réclamer un sujet anglais, condamné à mort par la cour du banc de la reine et réfugié en France.

— Nous chercherons… voulut dire M. Morfil.

— J’ai trouvé, fit Jos. Sharp.

Et il ajouta avec le bon gros rire de la joyeuse Angleterre :

— C’est une épine longue comme le maître-mât du Great Eastern, confrère, que je vous extirpe du pied !

— Est-ce que ce serait ?… s’écria Morfil.

— Tout à fait ! interrompit Jos. Sharp. C’est lui-même.

Et dépliant son papier diplomatique, il en mâchonna le préambule pour lire ensuite tout haut :

— « … Avoir à remettre au délégué du service métropolitain de Londres, le nommé Yanuz, né à Paris, 1847, de parents Roumains, naturalisé Anglais, 1861, sous le nom de Smith, religion grecque, converti à la Foi ; troisième degré de purification consolidée-Nicholas-Daws, Ave Maria Corner, 1865, maître serrurier (de luxe), voleur après études, sous les noms de « Little Tichborne » et « Cruel-pour-les-Dames, » condamné à la déportation, 1865, évadé, condamné à mort, 1866, évadé, passé en France, dit Donat, dit Torticolis, dit Mylord, entré dans l’association des Cinq comme serrurier, sous le no 4, dit Domenico de Sampierre, devient no 1… »

— Mais c’est d’hier, cela ! fit observer M. Morfil, écrasé par l’admiration.

— Non, d’avant-hier, répartit Jos. Sharp. Feu la baronne de Vaudré, qui portait le no 5, avait une femme de chambre appartenant, comme le jeune Donat et moi, à la purification consolidée du troisième degré… Permettez que j’achève : « Note particulière : Ledit Donat a tué son père vers l’âge de quatorze ans. Signes à reconnaître : Tête penchée à droite, et portant au cou une cicatrice valant plusieurs millions sterling. »

— Ah ça, ah ça ! balbutia M. Morfil, vous êtes donc des sorciers, vous autres, en Angleterre ? Ma parole ! vous en savez plus long que nous sur ce coquin-là !

— Je m’intéressais à lui, répondit Joseph Sharp avec une fierté modeste. Je suis docteur : c’est mon élève.

— Vous dites ?…

— Je dis : c’est mon élève… et comme il ignorait que des revers de fortune m’avaient forcé d’accepter une position dans la magistrature militante, il continuait de m’écrire toutes ses petites affaires pour avoir mes conseils gratuits.

M. Morfil comprit cela.

ON s’était arrangé de manière à ce que les actes d’extradition fussent en règle. Mylord fut rendu à nos bons voisins.

Et pendu.

Beaucoup d’historiens éminents admettent cette version.

D’autres prétendent qu’il a travaillé en France après la guerre, et que, finalement, il s’est fait homme politique quelque part.


FIN