Les Cinq/II/1. Demande en mariage

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Princesse Charlotte.

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I

DEMANDE EN MARIAGE


Au contact du doigt mouillé de Laure, Donat, dit Mylord eut un tressaillement léger, mais il ne s’éveilla pas. La cicatrice était authentique et parfaitement naturelle.

Laure n’avait pas beaucoup de temps à perdre ; nous savons qu’un autre point d’interrogation l’attendait au petit salon où Hély avait introduit M. Vincent, et cependant Laure se laissait aller malgré elle à chercher la solution de ce singulier problème.

Son esprit travaillait. En somme, il y avait là une indication positive. Laure l’admettait, la pesait à sa juste valeur, la discutait de bonne foi, mais n’y croyait pas.

Au bout de quelques minutes, Mylord se mit à sourire et rouvrit ses yeux que le sommeil ne chargeait point.

— Madame, dit-il d’un air goguenard, ma nuque s’engourdit : avez-vous assez regardé ?

— Vous ne dormiez donc pas ? demanda la baronne.

— Non ; je voulais vous laisser la facilité de bien voir.

Il se mit sur son séant et rattacha le bouton de sa chemise en ajoutant :

— Je suis un gentleman. J’apprendrai vite le métier de prince, et la grosse dame qui est ma chère maman pouvait tomber plus mal !

— Quel petit serpent vous faites ! murmura Laure qui avait les yeux baissés.

Mylord sourit orgueilleusement et rétablit avec soin le nœud de sa cravate. Laure continua :

— Je vous avais témoigné beaucoup de confiance, Donat, une confiance absolue.

— C’est-à-dire, madame, que vous comptiez vous servir beaucoup de moi.

— J’avais pour vous une véritable affection…

— C’est-à-dire, traduisit encore l’élève de Jos. Sharp en rougissant pour tout de bon, que vous aviez dirigé vers moi des regards coupables.

Il s’était redressé. La fière sincérité de la vertu éclairait sa prunelle. Laure garda son sérieux.

— Comment se fait-il que vous ayez cassé le vase du grand salon ? demanda-t-elle.

Mylord perdit du coup une notable portion de son arrogance.

— Vous savez, répliqua-t-il d’un air embarrassé, quand on ne connaît pas les êtres… J’ai entendu qu’on venait, je me suis lancé dans l’embrasure. Ce n’est pas la place d’une potiche, soyons juste !

— Vous avez eu du bonheur, de n’être pas découvert, ami Donat !

— Si j’avais été découvert, vous n’étiez que deux femmes et je suis toujours armé.

— Est-ce que vous nous auriez tuées ? s’écria Laure.

— Je ne savais pas encore que la grosse lady était ma mère, répondit Mylord. D’ailleurs, j’appartiens à une école, et il y a les principes. Pour chaque cas donné, la théorie fournit la pratique à suivre. Je n’en suis pas à mon coup d’essai, madame.

— Vous avez déjà tué ? dit Laure qui baissa la voix malgré elle.

— Trois fois, repartit Mylord, et la première…

Il n’acheva pas. Vous eussiez dit qu’une main mystérieuse étranglait la fanfaronnade dans sa gorge.

Assurément, la belle baronne n’en était pas non plus à son coup d’essai. Il est probable même qu’au jeu du mal, elle eût rendu bien des points au disciple de Jos. Sharp. Et pourtant cet étrange compagnon lui faisait froid.

Il y avait pour elle quelque chose de redoutable dans cette créature hybride qui semblait faite de contrastes : enfant et vieillard à la fois, naïf et rusé, amalgamant la pudeur et l’effronterie, plein de gaucheries, mais adroit comme un prestidigitateur, assassin effrayé par un péché véniel, rangé, formaliste, bohémien capable de tout excepté d’un bon mouvement, presque beau garçon quoique contrefait, comique avec gravité, cagot frotté d’athéisme et sinistre sous sa douceur comme un couteau de table qui tuerait entre les repas !

Ces animaux-là peuvent naître n’importe où, mais le dressage ne s’en fait qu’en Amérique ou en Angleterre.

— La première fois ?… répéta Laure.

Mylord la regarda de travers et répondit sèchement :

— Je ne suis pas ici à confesse.

— C’est juste, dit la baronne ; seulement, mon cher garçon, je vous ferai observer que vous avez mal récompensé ma confiance. Avec les autres, j’ai gardé mon masque, tandis que je vous introduisais dans ma propre maison…

— À combien évaluez-vous le bien de cette marquise ? interrompit Mylord.

Mme  de Vaudré s’assit auprès de lui sur le divan et il se recula aussitôt d’un mouvement plein de pruderie.

— Vous ne répondez pas ? dit-il.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? demanda Laure.

— Puisque je suis l’héritier.

— En êtes-vous bien sûr ?

Elle le regardait en dessous.

— Faut-il ôter de nouveau ma cravate ? dit-il d’un air résigné.

— Non. Peut-être savais-je d’avance ce qu’il y a dessous. Peut-être même avais-je l’intention de m’en servir, mais dans une association il ne peut y avoir deux maîtres.

— C’est clair : je suis le maître.

— Je crois plutôt que vous êtes un employé congédié. Vous ne faites plus partie de l’association, Donat.

— Passez-vous donc de moi ! s’écria Mylord. Je vous en défie !

— Nous essayerons, dit la baronne.

En même temps, elle voulut se lever, mais les doigts de Mylord s’étaient refermés sur son poignet. Leurs yeux se heurtèrent. Laure l’examinait curieusement. Elle était brave. À la première lueur de menace qui s’alluma ans la prunelle de Mylord, elle dit froidement :

— Connaissez-vous M.  Chanut ?

Les paupières de Mylord eurent un frémissement.

— Moi, je le connais très-peu, poursuivit Laure. C’est aujourd’hui sa première visite. Il m’attend de l’autre côté de cette porte, et vous m’excuserez si j’abrège notre entrevue.

Mylord lâcha son poignet. Laure reprit :

— Je ne voudrais pas le faire attendre : c’est un homme à ménager. Vous savez, je ne vous en veux pas du tout pour votre manque de galanterie, ajouta-t-elle en agitant sa main qui portait une légère trace de pression. Le respectable docteur Jos. Sharp n’a pu vous enseigner les usages du monde parisien qu’il ne connaissait pas. Je vous pardonne aussi l’accident arrivé à mon vase et l’indiscrète curiosité qui l’a produit. Quand je vous ai ouvert ma porte, je savais bien que je n’introduisais pas chez moi un modèle de délicatesse…

— Madame, interrompit Mylord piteusement, je suis un gentleman !

— Certes, certes, un parfait gentleman… Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre mère ?

— Je viens de la voir pour la première fois, madame, et je sens que je l’aimerai.

— Pas celle-là, mon camarade, l’autre ; celle qui vous accusera un jour d’avoir retiré l’échelle…

— Madame !… balbutia Mylord épouvanté.

— Votre père en mourut, ami Donat, et c’est cela que vous n’osiez pas dire tout à l’heure.

Mylord baissa la tête franchement.

— Parfait ! dit Mme  de Vaudré. Je reconnais là mon sauvage. Jamais les Iroquois ne continuent la bataille une fois qu’ils sont découverts. Vous aviez cru que vous pouviez vous passer de nos associés, ce qui est, en effet, possible, et même de moi, ce qui est absurde. Mon camarade, vous êtes un jeune serrurier de beaucoup de mérite, mais pour faire un prince, avec cela il faudrait…

— Il ne faudrait que votre volonté, madame, interrompit Mylord en relevant sur elle son regard grave et soumis.

— C’est exactement vrai, dit Laure, et même votre audacieux abus de confiance, le Post-Scriptum ajouté par vous à la lettre que je vous avais confiée, nous aiderait positivement dans cette voie… mais, malheureusement, la place est prise.

— Par qui ?

— Par le vrai fils de Sampierre.

— Où est-il ?

— Dans ma main.

— Qui est-il ?

— Votre associé et votre maître.

— C’est lui le no 1 ! prononça tout bas Mylord.

La baronne souriait. Mylord était sombre comme la nuit. Il semblait réfléchir profondément.

— C’est bien, reprit-il, je le tuerai ; j’en ai le droit puisqu’il me prend ce qui est à moi. Le vrai Sampierre est mort ; vous avez fabriqué celui-là, et il doit être mieux réussi que moi, car il n’y a rien de si adroit ni de si habile que vous. La femme est la coupe de perdition ! La femme est le serpent, source de tout venin ! La femme est le courtier infatigable qui voyage pour le compte de l’enfer ! La femme…

Il s’arrêta pour reprendre haleine. Il parlait avec une animation extraordinaire. Ses lèvres fiévreuses tremblaient. Quelque chose d’inouï s’agitait dans ce cerveau baroque où la tempête couvait toujours sous l’apparence du calme plat.

Laure se tenait sur ses gardes et elle avait raison, car elle allait subir une rude attaque.

— La femme, reprit Mylord en fermant les poings, est la pierre d’achoppement spirituel, la tentation, la damnation ! Je hais la femme. Jos. Sharp m’avait dit : « Tout est permis excepté la femme ! » il avait raison, mais il ajoutait : « À moins que ce ne soit pour affaires. » Il avait tort !… Écoutez-moi bien ! je suis jeune, j’ai des talents, de la conduite et des agréments personnels. Le léger défaut de symétrie qui incline ma tête n’a rien de répugnant puisqu’il provient d’une blessure. Je possède encore la fleur de ma candeur, je le jure ! Je puis vous sacrifier tout cela si vous voulez mettre de côté le no 1 et me donner sa place.

Il fixait sur la charmante baronne un regard mendiant, tout plein d’une étrange passion, mais plus froid que la glace : regard de Shylock adolescent qui dévore le bénéfice d’un marché.

Ce regard, Mme  de Vaudré l’accueillait, l’enveloppait dans le plus coquet de ses sourires et « jouait avec », pour employer la formule vulgaire qui est académique chez nos voisins les Anglais.

— Est-ce que vous m’aimeriez, Donat ? dit-elle doucement.

Il fut un peu étonné. Le mot lui parut vif et surtout étranger à la question.

— Dans la purification du troisième ordre, répliqua-t-il, le célibat est recommandé comme supériorité d’état, mais le mariage n’est pas défendu. C’est ce qu’on nomme la tolérance du péché d’alliance, et le saint Nicholas Daws admet les excuses fondées sur l’intérêt sérieux. Que serait une religion qui entraverait Les affaires ?

— Un non-sens, répondit Laure… Vous m’intéressez beaucoup, Donat.

Mylord avait quelques gouttes de sueur sous les cheveux.

— Je consentirais donc, poursuivit-il, à contracter mariage avec vous, et alors vous partageriez légalement tous les avantages de ma nouvelle position, aussitôt que je serais reconnu en qualité d’héritier unique des familles de Sampierre et Paléologue. Je pense que ce serait un joli parti pour vous.

— Et que deviendrait le numéro 1 ?

— Je me chargerais de tout ce qui le concerne.

Laure songeait.

— Donat, dit-elle après un silence, vous allez monter en voiture sur-le-champ et vous rendre à ma maison de Ville-d’Avray. Vous y trouverez les nos 2 et 3… et d’autres encore. Soyez discret et que votre obéissance me fasse oublier vos péchés. Votre proposition est raisonnable, je demande le temps d’y réfléchir.

— Réfléchirez-vous longtemps, madame ?

Du revers de ses doigts, Laure lui effleura la joue.

— Quel amoureux ! dit-elle. Un peu de patience : cette nuit verra du nouveau… allez, Donat, je vous aurai rejoint dans une heure.