Les Cinq/II/2. Deux bonnes lames

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II

DEUX BONNES LAMES


Vincent Chanut était de ces hommes qui ne s’ennuient jamais. Pour passer son temps agréablement, il n’avait pas même besoin des Sept parfums du sanctuaire, ni du Jardin de la controverse ; ses petits papiers lui suffisaient. Il portait sa joie dans sa poche, et, dès qu’il avait une minute, il égrenait son chapelet d’informations avec un plaisir toujours nouveau.

Ils sont rares, les heureux qui réalisent pour leur propre usage les poétiques imaginations de Charles Fourrier, ce vaste génie, si mal connu, dont la formule appliquée mettrait fin tout d’un coup aux misérables agitations de notre siècle. Chaque créature humaine, dit-il, a sa vocation et chaque vocation a sa créature : cela ressort de la toute-sagesse de Dieu. Il ne s’agirait donc que de trier parmi les grandes dames celles qui ont des instincts de cuisinières et parmi les cochers ceux qui se résigneraient à être ducs. C’est une affaire de soins. Et une fois que tout Belleville serait inscrit à la Salle des croisades, le monde irait, soyez certains de cela.

M. Chanut était né policier, comme le grand Condé, général d’armée. Il avait eu son Rocroy aux environs de ses dix-huit ans, ainsi que nous avons déjà pu le dire et, déjà revêtu de la dignité d’agent auxiliaire (no 17), il s’était promené dans les dessous de notre histoire dès le temps où elle déroulait ses premières scènes à l’hôtel Paléologue.

Depuis lors, à l’exemple de tous ceux de son métier, il avait été mêlé à une innombrable quantité d’aventures publiques et privées où son sang-froid professionnel coudoyait toutes sortes de passions, où son paisible caractère passait à travers les drames les plus violents, où son honnêteté, j’allais dire sa candeur vivait de pair à compagnon avec le crime.

La salamandre est au frais dans le feu. M. Chanut savait, assurément, le monde sur le bout du doigt, et, mieux que n’importe quel romancier ; mais c’était une science d’État, et qui ne tirait les conséquences, ni en long, ni en large. Il était limier par instinct, en dehors de toute philosophie. Il ne croyait pas aux calculs déductionnistes des charlatans américains et anglais qui essayent d’idéaliser la détection, et de remplacer le témoignage des sens par des probabilités algébriques.

Sans mépriser le raisonnement, il allait vers les faits. Sa force était dans sa mémoire.

La veille, nous nous en souvenons, Vincent Chanut s’était promis de placer capitaine Blunt en face de la française, dont le portrait avait fait naître chez le frère du vicomte Jean une si profonde émotion.

Depuis ce moment-là, l’ancien inspecteur avait travaillé sans relâche. Il était content de lui-même, et pensait être armé de toutes pièces. L’Observation est aussi une science exacte ; M. Chanut arrivait chez Laure sûr de son fait, comme Herschel lorsqu’il agrandissait le télescope pour fouiller le vide apparent où il devinait sa planète invisible.

En entrant, M. Chanut s’était dit : « Voilà la tanière, la bête est là, prenons l’affût. »

L’extrême décence de la maison ne l’inquiétait point, l’air ultra-respectable de la vertueuse Hély ne lui inspirait aucun doute. Une fois assis au petit salon, et malgré la longueur de l’attente, il n’eut pas une minute d’impatience entre ses réflexions et ses petits papiers. Mme la baronne de Vaudré était « la Française » voilà le fait acquis : la porte, en s’ouvrant tôt ou tard, allait lui montrer l’original de la miniature laissée par l’ancien chercheur d’or, Arrégui.

La porte s’ouvrit. Il a été donné à chacun de vous, sans doute, d’admirer, au moins une fois en sa vie, une vraie comédienne. Je dis ceci par politesse et pour ne froisser personne, car elles sont rares. Celles de théâtre (il y en a de magnifiques) ont à leur disposition des moyens matériels que l’art du costumier, l’art du coiffeur et l’art du peintre sur peau, combinés avec l’éclairage d’une part, avec l’éloignement perspectif de l’autre, peuvent pousser jusqu’à la toute-puissance.

Nous ne parlons pas ici de celles-là, mais bien des autres qui ne montent pas sur les planches : de celles qui jouent leur rôle à bout portant, sous la lumière du soleil, et qui n’ont d’autre ressource que leur génie.

Quand Laure entra, la bonne Domenica aurait vainement cherché en elle « sa chérie » la gracieuse femme toute brillante de charme et de jeunesse dont nous avons pu dire en toute vérité qu’elle se donnait trente ans, mais qu’elle n’en paraissait pas vingt-cinq. Par un coup de baguette, le portrait de Mme L. de V., si remarqué au dernier Salon était devenu un effronté mensonge, et quant à la miniature d’Arregui, il n’en fallait même pas parler.

Et pourtant, Arregui avait dit : « C’est ressemblant comme deux gouttes d’eau, vous la reconnaîtrez entre mille ! »

On peut affirmer que Vincent Chanut en avait vu bien d’autres, et cependant au premier moment, l’idée lui vint que Mme la baronne, craignant de se montrer à lui, s’était fait remplacer par quelque dame de confiance, encore plus « convenable » et mieux confite en méthodisme que l’austère Hély.

C’était du reste le même genre qu’Hély : une brebis du saint Nicolas Daws, mais d’un étage évidemment supérieur, parvenue au quatrième, ou même au cinquième ordre de purification.

Comment cette métamorphose s’était-elle produite ? Il n’y avait aucun changement appréciable dans la toilette décrite par nous au début de l’entrevue de ce matin, entre Domenica et sa belle petite ; la coiffure seule avait été refaite à la hâte et sans aucune affectation d’austérité. On n’avait même pas ajouté de bonnet pour rendre le front maussade, ni de guimpe pour crier : « Voyez jusqu’où monte ma pudeur ! »

il n’y avait rien par le fait, sinon la comédienne elle-même et son prodigieux mérite. Sa volonté la transformait dans une mesure très-large, mais en même temps très-sobre, sans invraisemblance ni choc par la simple suppression des prestiges qui étaient le fruit de son art, aidé par l’étrange et longue complicité de la nature. Elle était belle à cette heure comme le sont les belles femmes ayant passé quarante ans, tristes de leur jeunesse perdue, et réfugiées aux étages les plus inaccessibles du sérieux.

Elle salua M. Chanut avec une bienveillance grave et l’invita du geste à se rasseoir en disant :

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre.

— C’est bien à madame la baronne de Vaudré que j’ai l’honneur de parler ? demanda Vincent Chanut respectueusement.

— Oui, répondit Laure, qui s’assit à son tour.

Elle tira de sa poche la carte de Vincent, qu’elle relut attentivement, puis elle releva sur lui son regard.

— Tout d’abord, dit-elle, je vous remercie de l’empressement que vous avez bien voulu mettre à répondre à mon appel. C’est ce matin seulement que je vous ai écrit…

— Permettez, interrompit Chanut, je n’ai pas eu l’honneur de recevoir votre lettre.

Laure examina de nouveau la carte et laissa paraître une nuance d’embarras sur son visage.

— Les deux noms qui sont là, murmura-t-elle : Laura-Maria et Tréglave, se trouvaient également dans ma lettre ; cela m’a fait croire que vous étiez le célèbre M. Chanut.

On peut trouver des gens qui ne boivent jamais entre leurs repas, il y en a même encore quelques-uns pour résister à la contagion du cigare, mais je n’ai jamais rencontré celui qui refuse un petit verre de gloire. Vincent eut un sourire entre cuir et chair.

— Bien pauvre célébrité, madame la baronne, répondit-il, mais enfin, telle qu’elle est, je ne puis la renier : Je suis l’ancien inspecteur Chanut, et si je n’ai pas écrit mon nom tout entier sur ma carte, c’est que, généralement, la célébrité dont nous parlons ici, ferme pour moi plus de portes qu’elle n’en ouvre. Quant aux deux autres noms, Laura-Maria et Tréglave, en les inscrivant sur ma carte, je n’ai fait qu’obéir aux ordres exprès de mon client.

— Celui qui vous envoie vers moi ?

— Oui, madame la baronne.

— Alors, monsieur Chanut, au lieu de vous interroger comme je l’espérais, c’est moi qui vais subir un interrogatoire ?

— Madame, je vous prie de remarquer que je suis dépourvu de tout caractère officiel. Je gagne mon pain en dehors de l’administration, et, je puis le dire, sous l’œil très-sévèrement ouvert de l’administration. Je n’interroge pas, je m’informe. La bonne volonté seule me répond. J’ajoute que me voici tout porté pour prendre vos ordres, au cas où il vous conviendrait de m’accorder votre confiance. Comme je ne venais pas ici en adversaire, rien ne me défend (du moins, jusqu’à plus ample informé) de prendre en main vos intérêts. Je tiens boutique.

Laure tournait et retournait la carte entre ses doigts.

— Qui va commencer ? demanda-t-elle tout à coup.

— Vous, si vous voulez ; moi, si vous le désirez, répliqua M. Chanut : À votre volonté.

Laure hésita pendant le quart d’une minute.

— Il y a ici, dit-elle, en chiffonnant le carton qu’elle tenait à la main, une chose très-extraordinaire : « De la part du vicomte Jean de Tréglave. » Ma croyance est que le vicomte Jean est mort.

— Un mort peut laisser des instructions, répartit Vincent, et alors le mandataire du mort parle régulièrement en son nom.

— Êtes-vous donc le mandataire de feu le vicomte Jean ?

— Non, madame.

— Pouvez-vous me nommer votre mandant ?

M. Chanut salua, et répondit :

— Envers nos clients, madame la baronne, le premier de tous nos devoirs est la discrétion.

— C’est juste, fit Laure. M’est-il au moins permis de vous demander pourquoi votre note porte cette autre mention : « À Laura-Maria. »

— Parce que, répliqua Vincent, celui qui m’envoie vers vous ne connaît pas Mme la baronne de Vaudré.

— Et il connaissait Laura-Maria ?

— Oui, madame.

— Et il prend Mme la baronne de Vaudré pour Laura-Maria ?

Cette dernière question, prononcée à voix basse, fut accompagnée d’un pâle et triste sourire.

Vincent Chanut s’inclina en signe d’affirmation.

C’était un assaut de premier ordre : deux joûteurs, engageant le fer avec une prudence consommée et une science parfaite. Laure venait de marquer la première feinte. Chanut tenait sa garde comme s’il n’eût pas même soupçonné le coup.

L’ardente curiosité éveillée en lui par la dernière parole de Laure n’alluma rien dans la fixité paisible de sa prunelle.

— Moi, reprit la baronne en changeant de main, dans ma lettre que vous n’avez pas encore lue, je vous parlais aussi de Laura-Maria et de M. de Tréglave, mais ce n’était pas du vicomte Jean… Avez-vous rencontré Mme de Sampierre à la porte de chez moi, tout à l’heure ?

— J’ai cru reconnaître madame la marquise.

— C’est pour elle… J’entends, c’est dans son intérêt que j’ai eu la pensée de m’adresser à vous. Nous cherchions un homme à la fois très-honnête et très-habile…

Laure s’arrêta, M. Chanut salua :

— Ma sœur était bien plus parisienne que moi, reprit Laure, c’est peut-être elle qui m’avait parlé de vous dans le temps.

— Dois-je comprendre, dit Vincent, que Mme la baronne est seulement la sœur de Laura-Maria ?

— Seulement ! répéta Laure avec un soupir, n’est-ce pas assez ?… Il n’en faut pas davantage pour gâter une existence, monsieur Chanut… mais nous allons revenir à tout cela. Veuillez m’apprendre le motif de votre visite.

— Volontiers… J’ai mes notes.

M. Chanut mania ses papiers comme un jeu de cartes et dit :

— C’est un simple renseignement et qui ne vous prendra pas une minute. Voici la note. Je suis chargé de vous demander… mais si vous n’êtes pas Laura-Maria, je suppose que ma démarche va rester sans résultat. Enfin, n’importe. Je suis chargé de vous demander si vous connaissez ou si vous avez les moyens de connaître le sort final du nommé Arregui (Antonio-Jose), mexicain de naissance, âgé de quarante-cinq ans environ, taille un mètre quatre-vingts centimètres, brun, cicatrice légère au-dessus de l’œil droit ; parti de New-York pour France en octobre 1806 avec l’intention hautement exprimée de rejoindre à Paris une dame qu’il désignait (peut-être indûment) sous les noms de Maria Strozzi et aussi Laura-Maria et dont (je parle dudit Arregui) on n’a pas eu de nouvelles depuis le 21 avril 1867, présente année.