Les Cinq/II/17. Derrière le pavillon

La bibliothèque libre.


XVII

DERRIÈRE LE PAVILLON


Cette bonne Savta était femme, en définitive, et peut-être curieuse à sa façon. Mais, en cette circonstance, nous pouvons répondre de sa discrétion : elle ronflait avec la sincérité d’un buffet d’orgues.

Mlle d’Aleix ne parla pas plus de dix minutes.

Tantôt M. Chanut l’arrêtait, en homme qui n’a pas besoin de détails, tantôt il l’interrogeait, au contraire, prenant des notes sur ses réponses.

L’entrevue que nous avons racontée, entre Charlotte et le comte Pernola, s’était renouvelée trois fois. Vincent Chanut en voulut savoir les moindres paroles.

Il en fut de même des quelques mots échappés à la taciturnité de la belle-mère de Joseph Chaix.

Quant aux souvenirs personnels de Charlotte, ayant trait à la marquise Domenica et à M. de Sampierre lui-même, Chanut paraissait s’en préoccuper médiocrement.

Il demanda le signalement exact du médecin d’Italie qui était venu pour soigner la dernière maladie du jeune comte Roland.

Il éplucha minutieusement la mémoire de Charlotte au sujet des relations nouées avec tant de précipitation entre Domenica et la belle baronne Laure de Vaudré.

En parlant de celle-là, Mlle d’Aleix dit :

— Elle me fait peur, et j’aurais voulu l’aimer.

Quand elle eut achevé, M. Chanut appuya sa main contre son front plissé. Il songeait profondément.

Mme Chanut entrebâilla la porte pour dire :

— La petite voisine qui travaille pour ce gros M. Preux a ouvert chez elle. Méfiez-vous, quand vous traverserez le carré !

La porte se referma. M. Chanut pensa tout haut :

— S’il pesait seulement cinquante kilos de moins, ce monstrueux coquin nous ferait bien de la misère ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous l’aviez consulté, princesse ?

— J’avais honte, répondit Charlotte. Je ne l’ai vu que deux fois. Je savais que le comte Pernola se servait de lui : j’ai voulu savoir…

— Et vous n’avez rien su, interrompit Chanut qui se leva. Je ne vous blâme pas. Il y a des positions où un saint s’adresserait au diable. D’ailleurs, je suis là, Dieu merci… Vous allez retourner à l’hôtel. Quelqu’un y veillera sur vous. Si Joseph Chaix vous manquait, donnez vos ordres à Lorenzin…

— C’est le valet de Pernola ! s’écria Charlotte effrayée.

— Et dites-lui, continua M. Chanut : « M. Vincent vous souhaite le bonjour. » Là-bas, chez la marquise de Sampierre, faites bien attention à ceci, vous êtes chez vous aussi parfaitement que si vous étiez la fille de Michela Paléologue, et le comte Pernola le sait bien. Il avait ses raisons pour souhaiter votre alliance… ou votre mort. Il se passera de l’une et de l’autre, s’il plaît à Dieu. Quand vous allez revoir Édouard Blunt…

— Ah ! je ne le reverrai jamais ! s’écria Charlotte qui éclata tout à coup en sanglots.

— Pourquoi cela ? demanda Chanut étonné.

— Il aime cette femme de Ville-d’Avray ! Elle est si belle ! je sais tout. Il l’aime ! il l’aime !

— Qui vous l’a dit ?

— Une lettre.

— Anonyme ?

— Qu’importe si elle ne ment pas ? Édouard devait venir hier au soir. La lettre m’a dit : il ne viendra pas… et il n’est pas venu !

Ses joues étaient baignées de larmes.

Vincent Chanut avait aux lèvres un bon sourire.

— Quand vous allez le revoir, continua-t-il, comme si de rien n’eût été, gardez-le. C’est ici votre rôle et vous saurez le jouer, j’en suis sûr. Cette femme a beau être belle, il n’y a pas au monde de plus chère enfant que vous. Celui qu’Édouard appelle son père vous adorera, vous serez non-seulement le salut, mais le bonheur de tous.

Il souleva la main de la jeune fille jusqu’à ses lèvres, puis il ajouta en consultant sa montre :

— À l’heure qu’il est, Édouard doit vous attendre à votre rendez-vous, derrière le pavillon…

— Quoi ! balbutia Mlle d’Aleix stupéfaite, vous savez !…

— Ne l’accusez pas, il ne m’a rien dit, mais mon métier est de tout savoir. Vous m’avez bien entendu : il faut garder Édouard là-bas, près de vous, à tout prix !… Éveillez la bonne dame.

Il ne fut pas besoin d’éveiller la bonne dame. Son sommeil finit tout à coup dans une de ces explosions qui font éclater les ronfleurs comme des chaudières. Elle détonna violemment et sauta sur sa chaise en ouvrant des yeux épouvantés.

— Venez, lui dit Charlotte.

Elle se leva chancelante et vit, comme en un rêve Mme Chanut embrassant Charlotte dans la chambre d’entrée.

Sur le carré, on entendit chanter la petite voisine, dont la porte était grande ouverte.

La petite voisine pour qui Mme Chanut avait dit : Méfiez-vous !

En bas, il y avait trois fiacres le long du trottoir étroit : celui de Charlotte, celui de M. Chanut commandé par Chopé, et un troisième qui était vide.

Vincent Chanut jeta un regard à ce dernier en grommelant :

— La petite voisine va aller au rapport, cité Donon, tant mieux !

Puis, conduisant galamment Mlle d’Aleix jusqu’à sa voiture, il ajouta :

— Veillez de près, ayez bon courage et surtout ne pleurez plus. Vous me reverrez ce soir.

— Où donc ? demanda Charlotte.

M. Chanut se pencha jusqu’à son oreille et dit :

— Au bal. Vous y aurez encore d’autres surprises.

Et comme la jeune fille l’interrogeait d’un regard étonné, il ajouta en riant, mais non sans une certaine suffisance naïve :

— Oh ! quand je m’y mets, j’ai l’air d’un homme du monde. Cocher, conduisez ces dames à l’hôtel de Sampierre.

— Et nous ? fit Chopé.

— Rue Saint-Guillaume, au galop !
Il y avait un « lac » dans le parc de Sampierre et ce lac était entouré par un portique en ruines, copié sur celui du parc Monceau. L’ancienne et illustre maîtresse de ce domaine aimait les vénérables débris du temps passé qu’on fabrique avec du plâtre neuf, souillé à la main, comme les enfants domptent la fougue de leurs coursiers de bois à roulettes.

Le lierre s’entrelaçait aux arceaux rompus, montrant çà et là des statues qu’on avait mutilées avec goût.

Je ne dis pas cela pour prêter à rire. La mode est une reine. Autour de son trône brisé une mélancolie reste, même quand les morceaux en sont de carton.

Bien entendu, cette autre vogue du temps de Louis Philippe ne manquait point : le fameux mausolée avec l’urne et la bandelette de marbre ou se lit, gravée, une phrase froide de madame de Staël…

Mais la nature se vengeait tout à l’entour, grandissant et embellissant ces puériles fadeurs. Nous l’avons dit : ce lieu était abandonné. Les charmilles qu’on ne taillait plus jetaient en tous sens leurs branchages robustes, tel buisson de lilas était devenu forêt et partout la chevelure des lianes pendait en sombres draperies.

Entre le « lac » et le pavillon Roland, un bosquet de tilleuls splendides aux troncs largement espacés et plantés en quinconce suspendait ses voûtes de verdure. Les arbres, plus jeunes que ceux des Tuileries et non moins vigoureux, avaient tous la même hauteur, balançant leurs premières feuilles à trente pieds du sol et recouvrant un sous-bois composé de troënes clairs-semés.

Là, un banc de vrai granit, tout noir d’ombre, disparaissait sous la mousse, adossé qu’il était aux roches de « la grotte. »

Vous n’espériez pas qu’on eût oublié la grotte ? Une superbe grotte avec blocs de Fontainebleau, rivière perdue, stalactites et buste de Jean-Jacques Rousseau regardant patiemment le doux médaillon de Bernardin de Saint-Pierre.

Ici, nous devons rappeler une particularité qui a son importance. Toute cette partie du parc, voisine du pavillon, était entourée d’une grille à hauteur d’appui comme celle qui protège, au bois de Boulogne, la prairie réservée aux antilopes.

Était-ce pour les quatre gazelles ? Était-ce pour l’hôte triste qui venait de temps en temps habiter le pavillon ?

La dernière hypothèse était la plus plausible, car les portes de cette grille étaient presque toujours ouvertes, et il y avait en outre plusieurs brèches, que nul ne songeait à réparer.

Sur le banc de granit Édouard Blunt et Mlle d’Aleix étaient assis. Impossible de présenter dans un cadre plus mystérieux et plus frais deux plus brillantes fleurs de jeunesse. Leurs mains s’unissaient, leurs yeux se parlaient ; l’amour, le bel amour des cœurs enfants, faisait auréole à leurs fronts dans une seule et même couronne de lumière.

Et pourtant, ce n’étaient pas les strophes du lyrisme amoureux qu’ils échangeaient dans cet asile propice, ils causaient affaires.

Il est vrai que toutes les langues, même celle des affaires, parlent d’amour ou mènent à parler d’amour.

— Ordinairement on fait fortune là-bas pour revenir en Europe, disait Édouard. Moi, avant de vous avoir rencontrée, j’avais des rêves d’avenir où je me voyais apportant dans le nouveau monde une immense richesse européenne. Je savais confusément qu’un grand héritage m’appartenait. Les enfants sans parents savent toujours cela, et quand ils ne le savent pas, ils le rêvent… Mon Dieu ! Carlotta, que vous êtes belle !

— Et ne faisiez-vous pas d’autres rêves, Édouard ? n’aviez-vous pas deviné le cœur de cette pauvre femme qui est votre mère ?

— J’ai pensé souvent à mon père et à ma mère, prononça le jeune homme presque froidement.

Il voulut porter à ses lèvres la main de Mlle d’Aleix qui la retira.

— Aimeriez-vous mieux des mensonges ? demanda-t-il. Nous avons déjà causé de tout cela. Les Blunt sont ma famille. J’adore la mémoire de celui qui est mort et qui était mon vrai père.

Charlotte répondit en lui rendant sa main ;

— Vous avez raison. Vous aimerez bien votre mère, quand vous la connaîtrez…

— Oh ! de tout mon cœur ! s’écria Édouard. Et je donnerais tout au monde excepté vous pour l’embrasser !

— Moi ! répéta Mlle d’Aleix dont l’accent eut une nuance d’amertume.

Elle baissa les yeux et reprit :

— Pourquoi vouliez-vous porter la fortune de votre famille en Amérique ?

— Parce que je connais l’Amérique. Il y a des misères mortelles, mais factices, aussi aisées à guérir que les misères de votre vieille Europe sont, à ce qu’il semble, incurables. Ce sont des milliers d’êtres humains dépaysés, jetés dans le désert par le crime des spéculateurs Yankees et succombant à leur détresse au sein des plus riches contrées qui soient en l’univers. Chacune de ces têtes condamnées ajoute quelques dollars à l’inventaire des comptoirs américains qui font la traite des blancs en Allemagne, en Irlande et en France. Ce n’est pas comme chez vous où le fonds manque : ici le fonds abonde, il est inépuisable. L’argent que la charité intelligente et résolue répandrait sur le sol de ces lieux d’exil où le désespoir s’éteint dans le blasphème rendrait la plus merveilleuse des moissons : il en naîtrait un peuple !

— Vous êtes bon ! pensa tout haut Charlotte, et vous êtes grand.

— Oh ! s’écria Édouard en rougissant de plaisir : L’idée n’est pas de moi ; tout ce que j’ai m’a été donné par mes deux pères… Mais c’est vous qui êtes bonne de comprendre cela. Chaque fois que j’en ai parlé, on m’a ri au nez sans miséricorde !… Qu’avez-vous donc, Charlotte ?

Il la regarda avec un étonnement effrayé : il avait senti la main de la jeune fille se glacer entre les siennes.

Un flux de rouge remplaçait la belle pâleur de Mlle d’Aleix. Elle eut comme un sanglot, puis ses joues se décolorèrent, pendant que ces paroles tombaient de sa lèvre frémissante :

— Je ne peux vivre ainsi ! Je veux savoir ! Vous aimez cette femme… Je vous en prie, ne me trompez pas ! Ce qui tue c’est l’incertitude !