Les Cinq/II/18. Sous les tilleuls

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XVIII

SOUS LES TILLEULS


Ce sont de grandes frayeurs, et ces émotions enfantines sont les plus sérieuses de la vie. Charlotte chancela si fort qu’Édouard fut obligé de la soutenir dans ses bras.

Et savez-vous ce qu’il disait au lieu de la rassurer d’un mot ? Il ne voyait que l’aveu échappé à cette chère bouche pâlie. Le bonheur montait en lui comme une ivresse et il balbutiait sans avoir conscience de ses paroles :

— Merci ! Ah ! vous êtes donc jalouse. Charlotte ! jalouse de moi !

Ses yeux rayonnaient l’amour sans bornes, l’amour naïvement triomphant.

Mlle d’Aleix ne voyait point cela ; ses paupières s’étaient fermées.

Et pourtant de belles nuances roses revenaient doucement à ses joues.

Mais elles veulent être abondamment rassurées. Charlotte répétait en un mouvement charmant :

— Je vous en prie, ne mentez pas !

— Et pourquoi mentirais-je ? s’écria enfin Édouard. C’est vrai que je ne savais pas encore tout à l’heure à quel point je vous appartiens. Regardez-moi, Charlotte, vous verrez bien que je dis la vérité : Jamais je n’ai aimé que vous, jamais je n’aimerai que vous !

Elle souriait déjà, mais elle ne rouvrait pas encore les yeux.

Il fallut, pour relever ses paupières, le souffle même d’Édouard, dont la bouche effleurait presque ses lèvres.

Elle se renversa si belle qu’il ressentit comme une douleur dans la joie qui gonflait sa poitrine.

— Vous la connaissiez avant moi, dit-elle encore ; vous m’avez refusée quand je vous ai prié de ne plus la voir…

— Vrai, fit Édouard, est-ce que vous avez peur d’elle !

— Hier enfin, continua Mlle d’Aleix, hier au soir, vous m’aviez promis de venir…

— Ah ! s’écria Édouard dont la physionomie changea subitement, ce n’est pas elle qui m’a empêché de venir hier au soir !

On aurait dit qu’il avait peine à s’empêcher de rire.

— Soyons justes, reprit-il ; quand je veux vous dire comme je vous aime, vous me coupez la parole pour me parler de mon père, de ma mère, de ma cicatrice qui vaut des millions, de mes paysans de Valachie et de mes palais de Sicile…

— Il faut bien que je vous parle de tout cela, mon cousin ! fit Charlotte qui soupira gros, mais que gagnait la gaîté contagieuse de ce beau regard clair et franc, fixé sur elle avec des candeurs de sauvage ou de chevalier. C’est mon devoir, je l’accomplis.

— Et dès que je me mets à écouter vos récits des Mille et une Nuits, poursuivit Édouard, vous faites semblant de ne plus savoir si je vous aime. Comment m’y prendre alors ?

Il réchauffait la main de Charlotte contre son cœur, et un instant les boucles de leurs cheveux se mêlèrent.

— Il faut vous excuser mieux que cela, monsieur, dit Charlotte. Ce que je veux, ce n’est pas qu’on me parle d’amour.

Et comme son cousin l’interrogeait du regard, elle ajouta tout bas dans un radieux sourire :

— Ce que je veux c’est qu’on m’aime !

Sa taille flexible glissa entre les doigts d’Édouard, mais non pas avant qu’il l’eût pressée contre sa poitrine.

Elle le tint à distance désormais, disant avec toute la gravité voulue :

— Plaidez votre cause, monsieur !

— Eh bien ! répondit Édouard, je ne sais pas si c’est pour n’en pas perdre l’habitude, mais je suis attaqué dans Paris presque aussi souvent que là-bas, au Mexique…

— Vous avez encore eu à défendre votre vie ! s’écria Charlotte qui se rapprocha.

— Bon ! vous voilà déjà toute pâle ! Savez-vous ce qui serait le meilleur et le plus sage, Charlotte, mon adorée chérie ? Au pays d’où je viens et où nous retournerions ensemble, nous serions si heureux et si tranquilles ! Qu’ai-je besoin de continuer cette partie dont l’enjeu n’est rien pour moi ! Les millions, je m’en moque ! Je ne tiens qu’à vous, je ne veux que vous…

— Et capitaine Blunt ? interrompit Mlle d’Aleix en riant à son tour.

— C’est vrai… nous lui écririons et il nous rejoindrait.

— Et votre mère que nous aimerons de la même tendresse ! votre mère dont vous êtes tout le cœur !

— Oui, ma mère, c’est vrai encore. Je me sens tout remué quand ce mot-là est prononcé par vous… Hier au soir donc, j’étais un peu en retard pour notre rendez-vous, parce que capitaine Blunt, à lui tout seul, est autour de moi comme une garnison. Quand je suis arrivé à la petite porte du parc qui donne sur la cité Donon, Joseph Chaix n’était plus à son poste… Et il ne faut pas lui en vouloir, car sa pauvre petite femme est bien malade, et il avait couru chez le médecin… J’ai attendu un bon moment, puis, je me préparais à entrer dans la maison de Joseph où je voyais de la lumière, quand un homme est venu sur moi, un jeune homme qui sortait de l’ombre de la masure voisine. Il faisait noir. Je voyais que sa tête penchait sur son épaule droite. Il m’a dit, et j’ai reconnu tout de suite un anglais, quoiqu’il eût très-peu d’accent : « — Que faites-vous là, M. Blunt ? » et avant que j’eusse répondu, il m’a porté un coup de poing, et très-pur, entre les deux yeux. Je n’aurais pas eu le temps de parer, j’ai baissé la tête. Il a grogné, disant : « C’est bien joué, » et tombant en garde de boxe, il a redoublé.

— Mais pourquoi ? demanda Charlotte.

— Vous allez voir, répondit Édouard qui s’animait en racontant. Avant de frapper le premier coup, moi, je lui ai demandé : « Ne vous trompez-vous point, mon ami ? » Il m’a répondu par une série si régulièrement détachée qu’on aurait dit un feu de peloton. J’ai paré, je connais le jeu de ceux de Londres, et, prenant mon temps, je l’ai touché ou creux de l’estomac. Il a reculé sans rien dire. J’ai repris : « Est-ce de l’argent qu’il vous faut ? » Il est revenu et j’ai vu quelque chose qui brillait dans sa main. C’est rare chez les Anglais, mais pourtant ça arrive. Il n’y avait plus à plaisanter, j’ai évité le couteau…

— Le couteau ! répéta Carlotta qui n’avait pas compris tout de suite.

— Et j’ai assommé l’homme, conclut Édouard Blunt en la recevant pour la seconde fois dans ses bras.

— Ils sont trop ! murmura-t-elle, et vous ne pourrez pas toujours vous défendre.

— Ah ! mais si fait, chérie : c’est mon métier, cela ! ma vie entière en a été l’apprentissage. C’était le tout d’être averti. Et pourtant, je suis bien de votre avis : Paris est beaucoup moins sûr que le pays des Peaux-Rouges. Comme je vous emporterais dans mes bras, toujours courant, si vous vouliez !…

— Mais après ? interrogea Charlotte qui tremblait.

— C’est juste. Défense de parler raison, à ce qu’il paraît ? Et pourtant, si vous me laissiez une bonne fois vous montrer le fond de mon cœur, vous ne pourriez plus me désoler par vos reproches… Eh bien ! après, il n’y a pas grand chose. Au moment où je me penchais sur mon nouvel ami, qui avait bien en effet dans la main droite un bon couteau anglais d’excellente qualité, un bruit de pas précipités s’est fait dans la ruelle et l’aveugle, la Tartare, comme ils l’appellent, a paru au seuil de sa porte en disant : « Pas de bruit : notre Éliane s’est endormie. » Je me suis alors glissé jusqu’au saut de loup, car on m’aurait reconnu et j’avais crainte de vous compromettre. J’avais vu, du reste, que mon boxeur n’était qu’étourdi.

— C’était le médecin qui arrivait ? demanda Mlle d’Aleix.

— Oui, avec ce bon Joseph.

— Et c’est bien certain que vous n’avez pas été blessé, cette fois ?

— Pas une égratignure !… Le docteur a failli culbuter en donnant du pied contre mon Anglais, et il a dit : « Ah ! ça, on se massacre donc tous les soirs, ici ! » Il a ajouté, après avoir examiné le corps : « Un maître coup de poing ; son couteau ne lui a pas servi ! »

— Est-il entré voir Éliane ?

— Attendez donc. Il y a un petit coin curieux dans mon histoire. Ne me le gâtez pas, j’y tiens. Je souriais tout à l’heure quand nous avons parlé de la fameuse cicatrice que j’ai le bonheur de porter et qui vaut, selon vous, plusieurs millions de revenus ; vous allez voir pourquoi je souriais. Vous rappelez-vous le geste que fit l’aveugle (c’est vous qui me l’avez rapporté) pendant que j’étais évanoui dans sa maison, l’autre soir ? Elle s’approcha de moi, sa main tâta rapidement ma figure puis ma gorge. Ce fut ce mouvement qui dirigea vos yeux vers le bienheureux endroit où je tiens mon acte de naissance, ordinairement caché sous ma cravate…

— Édouard, interrompit Charlotte, je vous en prie, ne raillez pas cela !

— Comme vous voudrez, princesse. Et pourtant, cet obstiné fonds de gaîté que j’ai gardé malgré tout dans ces pays d’or où l’on ne rit guère, est peut-être aussi un acte de naissance, ou tout au moins de patrie qui en vaut bien un autre… Mais voilà où j’en voulais venir. Le docteur et Joseph sont entrés dans la maison. L’aveugle a franchi alors rapidement la distance qui la séparait de mon Anglais, et s’est agenouillée près de lui. Elle a fait pour lui comme elle avait fait pour moi, exactement le même geste : sa main a passé sur le visage et s’est arrêtée au cou…

— Et alors ?

— Elle s’est relevée chancelante, et j’ai cru entendre qu’elle murmurait : « C’est lui ! » En ce moment, le docteur et Joseph sont ressortis avec de la lumière. J’ai pu voir mon homme, qui est un tout jeune gars de jolie figure, et portant au cou, cela, je vous l’affirme très-sérieusement, le même acte de naissance que moi.

— Comment ! une cicatrice ?

— La même cicatrice, exactement !

Charlotte fixait sur lui ses grands yeux étonnés.

Il y eut un silence, après quoi la jeune fille demanda :

— Et ensuite ?

— Il s’est passé une grande heure, répondit Édouard, avant le départ du médecin, car la petite malade s’est éveillée. J’ai pensé que vous n’étiez plus au rendez-vous…

— Et comme vous aviez un autre rendez-vous… interrompit Mlle d’Aleix.

— Non, sur ma parole ! Et je ne veux plus qu’aucun nuage subsiste entre nous à ce sujet, Charlotte, je sens si bien que la jalousie me ferait mourir ! Le hasard avait noué cette liaison, et, certes, j’éprouve une véritable reconnaissance pour la charmante femme qui m’a témoigné tant de sympathie. Mais le sentiment qui nous rapproche n’est pas ce que vous croyez ; elle sait que je vous aime ; le charme que j’éprouve dans son entretien naît de vous…

— De moi ! se récria la jeune fille.

— Nous parlons de vous sans cesse.

— Elle me connaît donc ?

— Jugez-en !… Il y a trois jours, j’étais encore timide près de vous, au point de n’oser vous faire part du désir que j’avais d’assister à votre fête de ce soir.

Il hésita. Mlle d’Aleix lui saisit le bras et le regarda en face.

— Vous me cachez quelque chose ! dit-elle à voix basse.

— Eh bien, oui, répondit Édouard, ou du moins j’ai gardé jusqu’ici près de vous une portion de mon secret ; Mme Marion m’avait parlé de ma naissance avant vous. Tout ce que mon père Blunt me dissimule, elle me l’avait dit. C’est par elle que j’ai connu le drame inouï qui entoura mon berceau, et quand le nom de celle que j’aime, votre nom, Charlotte, est tombé de mes lèvres, j’ai vu son émotion profonde, avant même qu’elle eût prononcé le mot Providence.

Mlle d’Aleix avait les yeux baissés et semblait réfléchir.

— Alors, dit-elle, cette femme connaît Mme la marquise de Sampierre ?

— Ah ! je crois bien ! s’écria Édouard. Du jour au lendemain, elle m’a procuré la lettre d’invitation que je n’osais pas vous demander !