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Les Cinq/II/49. L’engrenage

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XLIX

L’ENGRENAGE


Les histoires sont comme les hommes : avant de finir, elles jettent un regard en arrière.

À la première page de ce livre, nous vîmes un vieillard mourant qui représentait la folie de la sagesse humaine. Il descendait des empereurs, il était riche terriblement. Le bien que ce vieil homme aurait pu faire à lui-même et aux autres, nul ne saurait le dire.

Mais l’idée de ce devoir n’était pas en lui, quoi qu’il fût chrétien. Au moment de rendre à Dieu son âme immortelle, il n’avait qu’une pensée : laisser après lui sa fortune doublée.

Extravagante floraison de l’arbre de prudence !

Le prince Michel Paléologue, pour fonder la plus grande fortune du monde, sans déroger à sa noblesse, avait donné sa petite-fille à un malade, à un fou.

Puis il s’était retourné sur son oreiller, disant : « J’ai accompli ma mission ici-bas, » et refusant de faire l’aumône à un autre enfant qui était aussi sa petite-fille, née en dehors du mariage.

Elle serait curieuse, la monographie de la bâtardise, écrite au point de vue des coups mortels que portèrent en tous temps les rejetons illégitimes à ces grandes races qui vivent par le principe de légitimité.

Nous avons connu Mme la baronne de Vaudré sous bien des noms. Elle en avait un autre encore qui était le véritable : elle s’appelait Laure-Marie Paléologue.

C’était pour elle que le patriarche Ghika avait intercédé auprès du vieux prince Michel, le jour des noces de Domenica Paléologue et de Giammaria de Sampierre.

Ce fut à elle, devenue la maîtresse du charlatan Strozzi, que la pitié tardive du marquis jeta un jour soixante mille francs : Ce dont Strozzi, le charlatan, mourut.

C’était elle que le cadet de Tréglave adorait d’un amour chevaleresque ; elle encore qui avait assassiné l’aîné de Tréglave au désert.

Sa vie, déjà bien longue, était un enchaînement de luttes sans pitié, mais sans peur : et sans remords aussi, car la famille qui l’avait repoussée, représentait pour elle la société tout entière.

Elle se vengeait.

La fortune qu’elle poursuivait depuis vingt ans, à travers le danger bravement affronté, à travers le crime exécuté froidement, c’était encore la vengeance.

Et pourtant, car Dieu ne veut pas qu’il y ait au monde une créature humaine dépourvue de tout sentiment humain, la belle Laure avait un cœur, et dans ce cœur quelque chose vibrait, aimait et souffrait.

Cette mère qui avait abandonné un jour son enfant sans regret ni souci, on peut le dire, vivait désormais par le souvenir de son enfant.

Cela lui était venu, je ne sais comme, un jour que la marquise Domenica lui avait présenté Mlle d’Aleix en disant : « Si je ne retrouve pas mon fils, voilà celle qui possédera nos immenses richesses ! »

Un choc s’était produit au dedans de Laure. Quelque chose l’attirait vers cette belle enfant, mais elle pensait : « Ma fille doit être belle aussi, et c’est ma fille qui devrait être héritière à sa place. »

Dans le cours de ce récit nous n’avons montré qu’une seule fois Laure cherchant sa fille et encore le lecteur a-t-il pu voir en ce fait isolé un expédient.

Mais, en réalité, ses démarches avaient été actives et obstinées. Elle voulait sa fille non seulement pour l’adorer mais encore pour la mettre à la place de Charlotte condamnée.

Aujourd’hui même, avant le drame de Ville-d’Avray, un de ses agents, qui n’était autre que le père Preux, lui avait dit : « Je suis sur la trace de votre fille… »

Nous avons parlé ainsi de Laure, parce que nous ne parlerons plus d’elle, jamais. À la fin du précédent chapitre, le lecteur a deviné que le terrible engrenage la tenait déjà et qu’elle allait être entraînée sous la roue.

Mylord avait dit dans la propre langue de Cromwell :

— Il faut que la place soit nette autour de celui que le Seigneur a élu entre tous !

Laure avait compris le sens de ces paroles, qui n’étaient pas prononcées pour elle. Ces paroles contenaient son arrêt.

Quand elle vit Mylord marcher sur elle, je ne saurais dire pourquoi elle craignit quelque chose de plus affreux que la mort.

Elle leva la bougie. Mylord tenait à la main le stylet de Pernola dont la lame était rouge.

Ce n’est pas de cela qu’elle eut peur.

Derrière la grâce charmante qui était la nature même de Laure, il y avait une étonnante vigueur physique.

Elle avait fait ses preuves. Les hasards de sa vie d’aventures l’avaient mise bien des fois en face d’une arme.

Elle était avertie et en garde : sa main droite, cachée dans les plis de sa robe, serrait la crosse d’un mignon revolver apporté d’Amérique.

Mylord s’arrêta à deux pas d’elle et il était temps.

Leurs regards s’entrechoquèrent. Ils étaient braves tous les deux, la femme plus encore que l’homme.

Mais l’homme avait le vent, le sort, ce je ne sais quoi qui porte.

La femme était vaincue d’avance.

Mylord dit :

— Pourquoi vous tuerais-je ? Les autres me gênaient. Au contraire, j’ai besoin de vous.

Il fit un pas de plus ; elle lui présenta son pistolet entre les deux yeux.

Mylord sourit et recula du pas qu’il avait fait, — ni plus ni moins.

— Vous ne voulez pas me croire, reprit-il : vous savez pourtant bien que j’ai horreur du mensonge, qui est un péché. Maintenant que François Preux est muet pour toujours, je suis seul au monde à savoir ce qu’est devenue votre fille.

Laure changea de visage, mais son arme ne s’abaissa point.

— Vous l’avez vue aujourd’hui, poursuivit Mylord.

— Aujourd’hui ! répéta Laure, comme un écho.

Peut-être comprenait-elle déjà, car elle chercha son souffle qui la fuyait, et sa paupière pesante descendit au devant de son regard.

Ce ne fut qu’un instant, mais ce fut assez.

Le revolver avait changé de main.

Laure tomba, brutalement terrassée.

La bougie éteinte laissa le corridor dans l’obscurité. Mylord poursuivit :

— Si vous n’aviez pas vu votre fille, je vous aurais épargnée, car je ne connais pas une femme qui vaille autant que vous.

Laure avait les deux mains dans un étau, et un genou pesait sur sa poitrine.

— Mais, poursuivit encore Mylord, vous auriez su un jour ou l’autre le vrai nom de celle qui est morte brûlée dans la chambre ronde.

— Charlotte ! fit Laure en un râle : si belle ! si noble ! si bien aimée ! ma fille ! Charlotte que j’ai laissé mourir ! Charlotte était ma fille !

— Et vous l’auriez vengée, acheva Mylord.

Laure tenta un effort de lionne et Mylord fut secoué par cette grande convulsion.

Une lutte courte, mais terrible, eut lieu.

Puis Mylord passa son chemin, laissant derrière lui la nuit et le silence.

Une fois dans le vestibule, il frappa trois maîtres coups à la porte de la chambre aux portraits.

— Est-ce vous, Giambattista ? demanda le marquis à l’intérieur.

— Non, répondit Mylord d’une voix forte, c’est Domenico-Maria Sampiétri, prince Paléologue et comte de Sampierre. Ouvrez à votre fils, mon père.