Les Cinq/II/8. Le quatrième portrait

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VIII

LE QUATRIÈME PORTRAIT


Le quatrième portrait, celui qui naguère disparaissait sous son voile de soie noire, était de la même main que les trois autres, exécuté avec une pareille absence d’art, mais aussi avec cette même faculté de produire une ressemblance saisissante.

Il représentait M. le marquis de Sampierre lui-même à l’âge de trente ans, beau, mais inanimé comme un marbre, et fou derrière sa gravité austère, fou jusqu’à donner le frisson.

Où était la folie, je ne saurais le dire. Le regard était froid, la tenue noble, la physionomie immobile. Et pourtant la démence suintait à travers ce front de pierre. Un peintre rompu aux secrets de son art, un peintre de génie n’aurait pu indiquer plus terriblement la mortelle maladie de la pensée.

Nous avons vu autrefois M. le marquis de Sampierre tel qu’il était représenté ici quand il quitta son appartement de l’hôtel Paléologue, au coup de deux heures après midi, le 23 mai 1847, pour se rendre dans la chambre de sa femme en couches.

Nous le suivîmes alors, marchant le long des corridors de l’hôtel Paléologue, depuis son cabinet encombré de science poudreuse jusqu’à l’appartement de Domenica.

Et quoique son dessein fût pour nous un mystère, cet homme de glace, aux yeux mornes mais ardents, qui allait comme marchent les somnambules, tenant de l’acier aiguisé dans une main, dans l’autre un chronomètre, nous faisait vaguement terreur.

Le portrait nous remettait aujourd’hui en face de l’homme d’alors et ressuscitait pour nous l’impression, mais plus redoutable que jadis.

Tout y était : le costume de gala rigoureusement correct, les cheveux noirs disposés selon l’art des coiffeurs, le scalpel tout neuf dans la main droite ; dans la gauche, la montre qui indiquait, non pas la deuxième, mais la sixième heure, l’heure du « jugement de Dieu ».

C’était une sinistre histoire brutalement racontée qui tenait dans ce cadre et qui faisait pendant à la sinistre énigme posée par l’autre portrait sans visage.

Ensemble, les quatre toiles mettaient en présence les personnages de cette tragédie muette et lente qui allait être la fin de deux grandes races : Sampierre et Paléologue.

— Voulez-vous regarder ce que je vous montre, Giammaria, mon cousin ? demanda le Pernola après avoir attendu assez longtemps sous le portrait découvert.

— Non, répondit le marquis dont la voix chevrotait : remettez le voile.

Pernola, pour la première fois de sa vie, désobéit ouvertement à un ordre de celui qu’il appelait son maître.

— Vous êtes ici chez vous, monsieur de Sampierre, dit-il en donnant à sa voix des inflexions solennelles, et vous avez auprès de vous le seul homme qui vous soit resté fidèle partout et toujours. Doutez-vous de mon dévouement absolu ?

— Non, répondit encore le marquis, mais il y a des choses que je voudrais oublier : remettez le voile !

Ses deux mains tremblantes restaient sur ses yeux comme un bandeau. Ses jambes fléchissaient sous le poids de son corps.

Pernola se rapprocha de lui et le soutint un instant dans ses bras.

— Pardonnez-moi, mon noble cousin, dit-il avec une tendresse respectueuse. Ceci était une épreuve. Je voulais me convaincre de la parfaite lucidité de votre esprit. Désormais, je ne conserve aucun doute.

Les mains de M. de Sampierre glissèrent le long de son visage. Il était extrêmement pâle, mais son regard avait une expression de triomphe enfantin.

— C’est vrai, vous m’aviez cru fou, vous aussi, Giambattista ! murmura-t-il.

Toute sa grande émotion semblait avoir disparu d’un seul temps.

— Le mot n’est pas bien choisi, repartit Pernola. Jamais je ne vous ai cru fou, mais il m’a semblé parfois que votre belle intelligence fléchissait sous les coups du malheur. Vous avez été frappé cruellement par ceux dont le devoir était de vous protéger et de vous aimer.

— Qui donc aurait eu le droit de me protéger ? demanda le marquis dont la haute taille se redressa. Et pourquoi dites-vous que celle dont le devoir était de m’aimer ne m’aimait pas ?

— Je m’exprime de plus en plus mal, fit Pernola avec un redoublement d’humilité. Je suis ému, je l’avoue, par l’importance de l’explication qui va avoir lieu entre nous.

M. de Sampierre le repoussa froidement et prit de lui-même un siège où il s’assit droit et roide, sans s’appuyer au dossier.

— Il n’y aura pas d’explication entre nous, prononça-t-il d’un ton péremptoire. Je vous défends, et cela sous peine d’être chassé comme un valet, de mal parler de Domenica Paléologue devant moi !

Giambattista courba la tête. Il resta un instant immobile, puis, se détournant brusquement, il porta son mouchoir à ses yeux.

Il y avait en lui de la femme et beaucoup. Tous ces petits tours de la rouerie féminine étaient exécutés par lui avec une admirable vérité.

M. de Sampierre essaya de se raidir, et même, pour faire montre de courage, il releva les yeux sur le portrait qu’il avait refusé de regarder tout à l’heure.

Le vent avait tourné dans sa pauvre cervelle. La vue de cette toile qui aurait dû le remuer si profondément le laissa indifférent.

— Il y a des instants, dit-il, où je souhaiterais être pauvre pour utiliser les talents dont le Créateur m’a comblé. Je serais un grand peintre, si je voulais, et un grand médecin, et un grand légiste aussi, car j’ai étudié le droit dans ces dernières années, et vous savez comme j’étudie, mon cousin, quand je m’y mets… Ne soyez pas fâché contre moi, Battista, j’ai été injuste : je me souviens que plus d’une fois vous avez défendu la princesse-marquise, même contre moi. Dieu merci, rien ne m’échappe.

Pernola, jouant l’homme qui cède à un irrésistible entraînement, se précipita à ses genoux en balbutiant :

— Oh ! généreux, généreux maître !

M. de Sampierre le baisa au front avec une grave condescendance.

— Vous n’avez jamais partagé, reprit-il, les soupçons qui firent si longtemps mon malheur, et c’est malgré vous, jadis, que j’accomplis cet acte…

Il s’interrompit comme s’il eût cherché un mot qui le fuyait. Son doigt tendu montrait son propre portrait que Pernola avait laissé découvert.

— Cet acte… répéta M. de Sampierre, je pense qu’on peut le qualifier de très-malheureux, mon cousin Giambattista.

— Nous sommes tous ici-bas, dit Pernola, les esclaves de la fatalité.

— C’est vrai, c’est vrai, aussi certainement qu’une chose humaine peut-être vraie, Domenica était belle…

— Étiez-vous moins beau ?

L’œil rêveur du marquis sembla prendre à témoin le portrait, tandis qu’il répondait.

— Je n’ai jamais vu d’homme plus beau que moi.

— Mais, continua-t-il aussitôt, l’enfant m’appartenait. C’était bien mon fils ; il me ressemblait trait pour trait. Mon honneur était intact, et j’ai tué mon bonheur !

— Voyez ! s’écria Pernola, Est-il possible de raisonner plus nettement !

M. de Sampierre eut de nouveau cet air naïvement rusé, qui faisait peine à voir.

— Mon cousin, dit-il, mon raisonnement est encore bien plus net que vous ne le pensez. Ce sont de très-curieuses questions… Pourquoi vous en défendre ? Vous avez été trompé comme tout le monde ! J’ai étudié la loi. Il n’y a pas un juge capable de m’embarrasser, et les avocats ne me vont pas à la cheville. Les livres de jurisprudence que j’ai lus, fouillés, annotés, ne tiendraient pas dans cette chambre. Eh bien ! parmi toutes les cuirasses qu’un homme peut boucler au devant de sa poitrine pour se rire des coups de la justice, la meilleure et la plus commode c’est l’aliénation mentale. J’ai agi en conséquence.

— Est-ce bien possible ! s’écria Pernola. Vous auriez calculé…

Il s’arrêta suffoqué et comme s’il n’eût point trouvé de paroles capables d’exprimer son admiration.

— Voilà ! dit M. de Sampierre, jamais je n’ai éprouvé le plus léger symptôme de trouble intellectuel. Au contraire, la logique fait le fond de mon caractère. Quand je commis cette action que vous savez, dans la nuit du 23 mai 1847, j’obéissais à la logique. J’étais, en outre, dans mon droit, comme je le prouverai à qui voudra discuter la question avec moi. J’avais gardé pour ma part, dans toute sa pureté la fidélité conjugale… Mais notre loi française, qui est un habit d’arlequin fait avec les rognures des législations antiques, n’admettrait pas mon argumentation trop élevée. Mieux vaut se garer de notre loi que de disputer contre elle… fermez, je vous prie, les persiennes de toutes les fenêtres et retirez-vous.

Pendant que Pernola obéissait à la première moitié de cet ordre, M. de Sampierre se mit à marcher de long en large, pensant tout haut :

— L’enfant aurait vingt ans, et Domenica m’aimerait à cause de lui !

Pernola traversa la chambre après avoir fermé les persiennes des deux croisées du fond.

— Est-elle toujours la plus belle des femmes ? demanda le marquis tout à coup.

Pernola mit sur ses lèvres son plus doux sourire pour répondre :

— C’est Vénus dans l’épanouissement de sa splendeur. Elle est notre joie et notre adoration à tous. Elle danse, elle chante ; à table, son appétit merveilleux, fruit d’une conscience pure, anime et encourage la gaieté…

— Parle-t-elle de moi quelquefois ? interrompit M. de Sampierre.

Pernola, qui arrivait aux fenêtres donnant sur la grande avenue, se retourna.

— Tout à l’heure, dit-il, mon noble cousin, vous m’avez ordonné de me retirer. À quoi bon entamer des explications qui seront forcément interrompues ? Quand vous souhaiterez des renseignements complets sur ce qui vous intéresse, vous m’accorderez une heure à votre convenance.

Il fit jouer l’espagnolette de la troisième croisée. Le marquis reprit sa promenade, souriant et songeant :

— Elle danse, elle chante !… Éternelle jeunesse de la femme !… Et plus belle qu’autrefois !… Moi, au contraire…

Il s’arrêta devant La glace, de façon à ce qu’elle lui renvoyât en même temps sa propre image et son portrait, qui était à droite de l’alcôve.

Il regarda, il compara longuement et attentivement.

— Moi, je suis vieux, dit-il, très-vieux.

Il ajouta, pendant qu’un éclair d’étrange intelligence s’allumait sous le froncement de ses sourcils noirs :

— Et je suis fou !

En ce moment, un bruit de roues sonnait discrètement sur le sable de la grande avenue. Pernola était en train de fermer la quatrième persienne.

— Qu’est-ce là ? demanda le marquis.

— C’est ma bien-aimée cousine Domenica, repartit Pernola, qui revient de chez sa sorcière pour donner un coup d’œil aux préparatifs de son bal de ce soir.

M. de Sampierre fit un bond de jeune homme. De toute cette phrase qui disait l’exacte vérité avec tant de perfidie, il n’avait entendu qu’un mot, un nom : Domenica.

Il écarta Pernola brusquement et prit sa place à l’entrebâillement des persiennes presque fermées.

Le regard qu’il glissa par l’étroite ouverture partit comme un coup de pistolet.

Pernola, rejeté ainsi en arrière, avait aux lèvres un sourire narquois et triomphant. Il pensait :

— Que va-t-il dire de cette bonne grosse maman lourde et rouge qui nourrit trop bien sa quarantaine ?

La voiture de Mme la marquise passait justement devant les croisées au pas de ses deux chevaux. M. de Sampierre demeura immobile et retenant son souffle tant que le visage de sa femme resta en vue.

Quand il cessa de voir, un profond soupir souleva sa poitrine et il dit :

— Battista, vous ne m’avez pas trompé ; elle est plus belle qu’autrefois, et je ne l’ai jamais si ardemment aimée !