Les Cinq/II/7. Les trois premiers portraits

La bibliothèque libre.


VII

LES TROIS PREMIERS PORTRAITS


Nous sommes au pavillon Roland.

C’était une chambre assez vaste, mais surtout très longue, éclairée par quatre fenêtres qui se faisaient face, deux à deux. Deux de ces fenêtres donnaient sur la partie la plus ombreuse de l’enclos ou parc de Sampierre, les deux autres s’ouvraient sur cette large avenue de marronniers par laquelle nous vîmes descendre il y a peu d’instants la berline de famille qui ramenait M. le marquis dans sa maison.

La chambre était de celles que les personnes préposées à la location des appartements appellent gaies. La lumière y entrait crûment et frappait les boiseries peintes à neuf de couleur claire. La glace, frais-dorée, regardait, au-dessus de la cheminée en marbre blanc, les draperies gris-perle de l’alcôve, flanquée de deux portes, drapées de même et dont chacune faisait vis-à-vis à une bibliothèque en bois d’érable incrusté de minces filets d’ébène.

Une de ces portes, celle de gauche, était simulée pour la symétrie et recouvrait le mur plein.

Les sièges, également en érable, et dont la tournure accusait l’origine danubienne, étaient recouverts de lampas gris clair, pareil aux rideaux des fenêtres, qui tombaient en plis corrects et revus par le tapissier sur des doubles de mousseline richement brodée.

Entre les bibliothèques, et la glace, deux portraits en buste de grandeur naturelle pendaient : à droite, celui de la marquise Domenica, à gauche celui d’un jeune homme aux traits réguliers et à l’aspect maladif.

Entre l’alcôve et les deux portes, il y avait également deux cadres dont l’un était vide et dont l’autre restait voilé par un carré de soie noire.

Le cadre vide avait aussi son rideau de soie noire, mais qui était, pour le moment, relevé.

Les deux portraits voisins de la cheminée, exécutés par une main novice et même maladroite, avaient néanmoins ce cachet qui fait dire à ceux qui ne connaissent pas le modèle : Ce doit être ressemblant.

Et en effet, bon juge que nous sommes, au moins en ce qui concerne la princesse-marquise, nous pouvons dire qu’il était impossible de ne la point reconnaître.

C’était elle-même, à un degré tout à fait frappant, non point telle que l’âge l’avait faite, mais telle que nous la vîmes, il y a vingt ans, en l’année de sa seconde grossesse, à la fois enfant et femme, admirée curieusement par le « tout Paris » des élégances illustres.

Dans le portrait, elle avait cette toilette orientale qui fut tant remarquée à la fameuse fête de l’hôtel Paléologue.

Le jeune homme de l’autre portrait pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Ses traits et son port rappelaient ceux du marquis Giammaria de Sampierre au temps de son mariage, mais il avait le regard de Domenica.

La signature des deux toiles était la même : Giammaria Sampietri de Sampierre.

Je ne saurais dire pourquoi cette pièce, malgré la lumière qui l’inondait et la gaieté de l’ameublement, avait dans son aspect quelque chose de mélancolique. On y respirait cette odeur particulière aux appartements campagnards qu’on rouvre après l’hiver pour le retour des maîtres.

En plein Paris, les sens et surtout l’esprit percevaient là comme une douloureuse saveur d’abandon.

C’est là que nous retrouvons le marquis Giammaria assisté de son fidèle cousin Giambattista Pernola. Le marquis avait peu changé depuis le temps ; son visage restait régulièrement beau et le dessin de ses traits avait gardé toute sa délicatesse. Seulement, ses cheveux abondants et fins étaient blancs comme la neige, ce qui faisait ressortir avec une sorte de dureté la ligne noire de ses sourcils.

Une malle était ouverte au devant de l’alcôve. Pernola agenouillé la défaisait et tendait divers objets à un domestique d’aspect discret et doux comme Pernola lui-même, qui déposait les choses aux endroits que M. le marquis désignait, la plupart du temps, par gestes.

M. le marquis se promenait lentement de long en large et donnait un regard en passant, tantôt aux portraits, au paysage qu’il pouvait voir par les quatre fenêtres ouvertes.

— Cela ne dit rien à mon souvenir, murmura-t-il, et ce fut sa première parole. Mon fils Roland est bien plus ressemblant dans ma pensée et Mme la marquise ne m’a jamais souri ainsi. Ma mémoire cherche en vain une joie dans le passé.

— Vivez donc dans l’avenir, mon bien aimé cousin ! prononça Pernola avec chaleur. Ce jour doit commencer pour vous une ère nouvelle.

Il déballait en ce moment un objet qui tenait tout le fond de la grande malle carrée, et si exactement qu’on eût dit que la malle avait été mesurée en vue de cet objet.

C’était un châssis, enveloppé dans un fourreau de lustrine noire.

Le marquis Giammaria prévint le domestique qui allait le prendre et s’en saisit pour le porter lui-même au fond de l’alcôve.

Le regard du valet suivit l’objet et se releva vers le cadre vide qui était à droite de l’alcôve, en face du portrait de la marquise, comme pour faire la comparaison entre la mesure du cadre et celle du châssis.

— Allez, Sismonde, dit Pernola. Notre maître n’a plus besoin de vous.

Le valet se retira sur-le-champ.

Quand Giammaria sortit de l’alcôve, il regarda tout autour de lui.

— Pourquoi Sismonde s’est-il éloigné ? demanda-t-il.

— Parce que, répondit Pernola, j’ai désiré la faveur d’un entretien particulier avec mon noble parent, mon unique ami, mon cher bienfaiteur.

— Oui, pensa tout haut le marquis, je crois que vous n’aimez bien, Giambattista. Voilà plus de vingt-cinq ans que vous me le dites. Mon fils Roland ne m’aimait pas : il tenait en cela de sa mère. Pourquoi êtes-vous venu me chercher là-bas ?

Pernola lui prit les deux mains, et dit d’un ton pénétré :

— Je n’ai jamais cessé d’avoir de vos nouvelles. Jour par jour, j’étais informé de l’état exact de votre santé. Je guettais avec ardeur, avec passion le moment si longtemps souhaité où je pourrais vous ramener en triomphe dans votre maison…

— En triomphe ! répéta le fou, qui eut un amer sourire.

— Et aussi dans votre richesse, continua Pernola d’une voix ferme, et encore et surtout dans votre autorité. La miséricorde infinie de Dieu a exaucé ma prière. Au moment précis où votre présence devenait indispensable pour déjouer de perfides complots, j’ai reçu une lettre de notre savant docteur, qui me disait : « Le nuage se déchire ; le marquis Giammaria redevient lui-même et recouvre les belles facultés de son esprit… »

— Aidez-moi, cousin, interrompit le fou dont le sourire devenait de plus en plus triste.

Il montra du doigt le cadre vide. Giambattista comprit, car il monta aussitôt sur une chaise pour décrocher le cadre. Pendant qu’il travaillait, le marquis demanda :

— Vous avez donc cru comme les autres que j’avais perdu la raison ?

— Jamais !… j’ai pensé que l’excès du travail et de la souffrance…

— Battista, mon ami, interrompit encore le marquis, convenez que j’ai bien joué mon jeu !

Il y avait maintenant une vanité enfantine dans la mélancolie de son sourire.

Il ajouta quand Pernola eut posé le cadre sur la table :

— Ma prétendue folie est plus précieuse pour moi que toutes les richesses de la terre, Battista !

Pour la seconde fois, son doigt fit un signe de commandement en montrant l’alcôve.

Giambattista, obéissant de nouveau, passa sous les draperies et revint, portant le châssis enveloppé.

M. de Sampierre le lui prit des mains et enleva lui-même le fourreau de lustrine en disant avec le plus grand calme :

— Sans ma folie, il y a longtemps qu’on m’aurait coupé le cou !

Giambattista voulut protester, mais M. de Sampierre lui imposa silence et continua tout en plaçant le châssis dans le cadre avec la sûreté de main d’un artisan consommé :

— Certes, il n’y avait pas crime, ni même faute de ma part. Je sais cela mieux que vous. J’avais dit à Dieu d’être juge, et Dieu avait rendu son arrêt. Mais la justice humaine n’entend pas de cette oreille-là… Accrochez !

Pernola remonta sur la chaise, et le cadre, muni de son châssis, pendit à la muraille, en face du portrait de Domenica.

C’était aussi un portrait ou plutôt un morceau de portrait : quelque chose de baroque et qui parlait énergiquement de folie.

Il y avait une poitrine, en buste, qui ressemblait ligne pour ligne au buste du jeune comte Roland.

C’était la même taille et le même costume.

Seulement, une brusque solution de continuité existait à l’endroit où la cravate aurait dû se nouer, et sur la blancheur de la chemise on voyait des traces de sang.

Il y avait en outre le haut d’un front tout jeune, couronné de cheveux abondants.

Entre ceci et cela, rien, — ou plutôt un large effacement qui mangeait le cou et la totalité du visage.

C’était donc un portrait sans visage.

Une chose bizarre et lugubre.

— Relevez un peu à gauche, dit M. de Sampierre qui s’était éloigné pour juger de l’aplomb. Encore !… C’est bien. Descendez.

Il appela du doigt Giambattista.

— C’est d’ici qu’il faut regarder, dit-il en choisissant son jour. Le trouvez-vous plus ressemblant que la dernière fois ?

— Oui, répondit Pernola sans hésiter. La ressemblance a gagné.

En parlant ainsi, il faisait mine d’examiner ce néant avec attention et en connaisseur.

M. de Sampierre parut content.

Mais son front se rembrunit presque aussitôt après et il poussa un profond soupir, en murmurant :

— J’ai tant souffert de mon isolement dans la vie ! C’était peut-être lui qui m’aurait aimé !

— Peut-être, fit Pernola comme un écho.

M. de Sampierre le regarda, et dans ses yeux mornes une flamme s’alluma.

— Est-ce de lui que vous allez me parler ! demanda-t-il.

— C’est de lui, répondit Pernola.

Mais au lieu de poursuivre, il traversa toute la largeur de la chambre et posa une chaise au-dessous du quatrième portrait : celui qui se cachait derrière un crêpe.

— Que faites-vous, Giambattista ! balbutia le marquis d’une voix altérée.

Pernola ne répondit pas. La soie noire qui voilait le portrait, tirée brusquement, glissa sur sa tringle.

M. de Sampierre se couvrit le visage de ses mains et courba la tête en poussant un gémissement.