Les Cinq/Prologue/3. Deux cousins

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III

DEUX COUSINS


Ce même jour, vers cinq heures de l’après midi, M. le comte Pernola tenait compagnie à M. le marquis de Sampierre, son riche cousin, dans le cabinet de travail de ce dernier. C’étaient deux jolis italiens, aux yeux brillants comme des billes de jais, à la peau blanche et lustrée, et coiffés tous les deux de soie noire. Vous eussiez dit qu’il y avait du vernis sur leurs sourcils.

On ne compte pas en Europe beaucoup de familles qui puissent le disputer à ces Sampiétri pour la noblesse et la richesse. Ils portent dans leurs armoiries les clefs de Saint Pierre, parce qu’ils descendent en directe ligne (disent-ils) du prince des apôtres. Leurs domaines couvrent la Sardaigne, le pays de Catane, en Sicile, le royaume de Naples et les États de l’Église.

Le père de M. le marquis s’était fait naturaliser français en 1820 lors de la révolution du Piémont. La branche à laquelle appartenait Pernola était restée sicilienne.

M. le marquis avait un peu plus de trente ans. Son visage était sérieux et doux. Il avait grand air, mais à la façon d’Italie, qui sent toujours un peu son théâtre. Au premier coup d’œil, vous l’eussiez pris pour un homme d’intelligence supérieure et de vaste volonté. Au second, je ne sais trop. L’éclat de son regard gênait et inquiétait. Son vaste front sonnait le vide.

M. le comte atteignait à peine sa vingtième année. Il était plus sérieux encore et plus doux. On l’avait pris plus d’une fois en sa vie pour une gentille fillette bien sage, déguisée, je ne sais pourquoi, en cavalier. Au séminaire de Rome, où il avait étudié pour être abbé, il possédait, au dire de plusieurs, une excellente réputation de candeur et de mignonne austérité. D’autres, il est vrai, prétendaient qu’on l’avait expulsé pour coquinerie.

En ce misérable monde, la calomnie s’attaque ainsi aux natures les plus angéliques.

Malgré son âge encore si tendre, ce cher petit comte Giambattista Pernola était le guide, le conseiller, le mentor, en un mot, de son grand cousin le marquis. Il le menait par le bout du nez, mais avec un religieux respect. Il avait ce redoutable don d’humilité qui, à la longue, transforme les domestiques en maîtres.

Le cabinet du marquis, large salle à l’ameublement sévère, restait froid malgré la brûlante chaleur qui régnait au dehors. Par les interstices des rideaux rabattus, on apercevait les beaux arbres d’un jardin.

Tout un côté du caractère du maître était révélé par les objets qui l’entouraient : un grand piano, chargé de musique savante dont les cahiers laissaient lire çà et là les noms de Reicha, de Porpora et de S. Bach, un bureau couvert de livres de philosophie, de mathématiques et de médecine, des instruments de physique, une statuette ébauchée, une toile sur son chevalet, présentant l’esquisse d’un portrait de la marquise, avec un petit enfant dans ses bras.

Sur trois côtés de la pièce, une bibliothèque régnait ; deux pupitres à hauteur d’homme soutenaient des atlas ouverts : l’un de géographie, l’autre d’anatomie, et une énorme sphère céleste tournait sur son pivot entre les deux croisées. Une portière à demi soulevée laissait voir l’intérieur d’une chapelle.

Le comte Pernola, en costume de ville élégant et même assez coquet, était assis auprès du piano. Il tenait à la main une lettre dépliée et semblait la lire fort attentivement. M. de Sampierre se promenait de long en large, vêtu d’une dalmatique de velours noir qui était sa robe de chambre. Il s’arrêtait de temps en temps, soit devant la statuette, soit devant le portrait, donnant un coup d’ébauchoir à l’une, un coup de pinceau à l’autre. Quand sa route le rapprochait du piano, il frappait quelques accords et prenait le soin de les noter ensuite religieusement.

Un bruit d’éclats de rire monta du jardin. M. le marquis entr’ouvrit les rideaux d’une croisée et vit un spectacle charmant. Domenica toute brillante de jeunesse et de gaieté jouait avec son fils, le petit comte Roland qui riait dans ses atours enfantins. Ils étaient tous les deux, la mère et son baby, sur une miniature de char valaque avec ses quatre roues égales et sa barre d’avant-train peinte en rouge, où une belle fille aux cheveux noirs, enveloppée dans une mousseline flottante, jouait le rôle du cocher, crânement posée en équilibre. Deux poneys-bijoux traînaient au galop cet équipage sur le sable d’une longue allée.

Et la marquise Domenica, serrant dans ses bras son bambino tout rose criait, plus divertie que le Jésus lui-même :

— Galope, Phatmi ! n’aie pas peur !

M. de Sampierre soupira et regarda le ciel.

— Dieu m’a comblé ! murmura-t-il. Dans l’art comme dans la science, je suis un maître. Fortune sans pareille, noblesse sans rivale, la plus adorable des femmes…

— J’ai lu, dit le joli comte Pernola.

— Et le modèle des amis ! acheva M. de Sampierre d’un ton pénétré.

Pernola reprit de sa douce voix qui eût fait les délices de la chapelle Sixtine :

— Je ne vois rien de mal dans cette lettre.

M. de Sampierre eut un sourire et répondit :

— À votre âge, Battista, vous ne pouvez lutter de pénétration avec moi.

— Quand même je vivrais cent ans, répliqua le comte, je resterais toujours votre inférieur. Je vous demande la permission de parler avec franchise, Giammaria : vous avez eu tort de soustraire cette lettre. Ma chère, ma noble cousine ne mérite pas vos soupçons.

M.  de Sampierre vint s’asseoir auprès de lui. Il prit la lettre qui était signée Michela, princesse d’Aleix, et lut à haute voix :


« Chère Domenica,

« Je n’ai plus que vous, Dieu m’a pris ma pauvre petite Carlotta ; je vous aime comme si vous étiez ma fille. J’ai passé près de vous quinze jours bien heureux, et pourtant, j’ai emporté de votre maison une inquiétude : votre mari est jaloux… »


— C’est le tort que vous avez, interrompit Pernola avec une certaine sécheresse : le grand tort !

M.  de Sampierre lui adressa un signe de tête caressant.

— Vous êtes un généreux cœur, Battista, dit-il, mais Mme la princesse d’Aleix en sait plus long que vous. Elle écrit comme une femme. Moi, je comprends sa pensée secrète à travers les lignes. Écoutez seulement.

Il continua sa lecture :


« Votre mari est jaloux. Savez-vous pourquoi ? C’est qu’il ne peut voir en vous qu’une jeune fille portant un enfant dans ses bras. Éveillez-vous, devenez femme, aimez celui qui a droit à votre amour, et le bonheur entrera dans votre maison. »


— Ce sont des mots ! fit Pernola qui haussa les épaules. Comment Domenica ne vous aimerait-elle pas ? Y a-t-il au monde un homme plus digne que vous d’être aimé ?

M. de Sampierre replia la lettre et la serra dans son portefeuille.

— Ma supériorité me fait peur quelquefois ! murmura-t-il noblement.

Il ajouta d’un air soucieux :

— Et encore, Mme la princesse d’Aleix paraît ignorer l’existence de ce Jean de Tréglave !

— Que vous importe celui-là ! s’écria le petit comte avec une colère très-bien jouée, j’ai interrogé les anciens valets de Paléologue, car mon dévouement pour vous me conduit à des actes indignes de mon caractère ; j’ai interrogé Phatmi, la Tzigane, qui était autrefois la bonne de Domenica et qui est maintenant sa première femme de chambre ; j’ai interrogé le serbe Pétraki, mari de Phatmi, et qu’ai-je appris ? Rien ! Le prince Michel habitait à Vienne le palais Esterhasy. Les fenêtres du consulat de France donnaient sur les jardins du palais. Les deux fils du consul, qui était M.  de Tréglave, regardaient jouer l’enfant, et l’enfant leur souriait quelquefois. Elle avait dix ans ! Et depuis lors, rien.

M.  de Sampierre tenait maintenant les yeux baissés, et ses sourcils étaient contractés violemment.

— Domenica devrait m’adorer, dit-il après un silence, accordez-vous cela ?

— Certes.

— Eh bien ! elle ne m’adore pas… je crains cet homme.

— Un gentillâtre ! s’écria Pernola, un Jean de Tréglave ! un employé d’ambassade qui n’a pas le sou !

— Je l’ai trouvé à Rome au lendemain de notre mariage, prononça lentement le marquis. Je suis allé à Naples, je l’y ai retrouvé. J’ai quitté l’Italie. Quinze jours après notre arrivée à Genève, j’ai lu son nom sur le registre de l’hôtel des Berghes. Alors j’ai traversé d’un temps toute l’Allemagne, j’ai acheté le palais de Kaunitz, à Dresde, et j’ai rencontré cet homme dans ma rue, avant même d’en avoir fini avec mes tapissiers. J’ai vendu mon palais ; j’ai voulu fuir jusqu’à Bucharest ! J’avais pour prétexte mon désir de visiter les domaines de Paléologue. Je m’embarquai à Vienne sur le Danube : cet homme m’attendait au passage, à Pesth. Je m’arrêtai, puis je changeai de route : je gagnai Venise par Trieste. C’était hier cela ! je me trouvai face à face avec lui devant le tombeau de Catherine Cornaro… Je suis très-brave, personne ne l’ignore…

— Pas un mot de plus ! interrompit le petit comte. Je vous mépriserais si l’idée vous était venue jamais de croiser l’épée avec ce hobereau !

— L’idée ne m’en est pas venue, répondit franchement M.  de Sampierre, puisque me voici à Milan. Mais je crois avoir montré assez de patience, et s’il me poursuit jusqu’à Milan, malheur à lui !

On gratta à la porte. Un grand garçon portant le costume serbe entra. Il tenait à la main un plat de vermeil.

— Qu’est-ce, Pétraki ? demanda le comte.

— Une lettre pressée pour le maître.

M. de Sampierre la prit et l’ouvrit. Aussitôt que son regard eut touché la première ligne, il pâlit.

— Va, dit-il à Pétraki. Fais atteler. Mon cousin Pernola va sortir.

Puis, se tournant vers le comte, il ajouta d’une voix tremblante :

— Avez-vous remarqué la robe que portait hier madame la marquise de Sampierre ?

— Taffetas gris, dentelles noires, répondit Pernola d’un air innocent : une merveille d’élégance ! Ma cousine l’avait reçue le matin même de Paris.

— Saviez-vous que madame la marquise eût assisté hier aux vêpres de la cathédrale ?

— Non, mais qu’importe cela ? Et pourquoi vais-je sortir, s’il vous plaît ?

— Connaissez-vous… ou croyez-vous que vous pourriez trouver sur-le-champ un homme sûr ?

— Quel genre d’homme sûr ?

— Le vicomte Jean de Tréglave est ici, dit M. de Sampierre à voix basse, au lieu de répondre.

— J’ai l’homme, dit Pernola froidement.

Le marquis lui tendit la main et reprit :

— Le salut de la cathédrale est à huit heures. Avez-vous le temps de prendre vos mesures ?

— J’ai le temps. Mais souvenez-vous de ceci : L’agneau n’est pas complice du loup qui rôde autour de la bergerie, Domenica est pure comme les anges de Dieu. Vous êtes mon parent, mon ami, mon bienfaiteur et mon maître ; je vous appartiens, Giammaria, contre l’univers entier, mais n’attaquez jamais votre femme, car je la défendrais !

— Même contre moi, Battista ?

— Même contre vous !

M.  de Sampierre l’attira sur sa poitrine et l’y pressa en murmurant :

— Cœur d’or !

Puis il ajouta :

— Prenez deux hommes plutôt qu’un, et fournissez-leur de bonnes armes.