Les Cinq/Prologue/4. La Robe grise

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IV

LA ROBE GRISE


Le jour allait déjà baissant dans les jardins de Sampietri. Domenica, fatiguée de jouer, s’était assise sous un platane et berçait le petit Roland endormi. Phatmi, la belle tzigane aux formes masculines, à la lèvre ombragée de duvet, se couchait sur l’herbe aux pieds de sa maîtresse.

Domenica était jolie comme les petits Amours qui voltigent parmi les fleurs dans les tableaux du temps de Louis XV. Sur ce front d’enfant aux blancheurs rosées il n’y avait pas place pour la pensée du mal. Ce qui frappait en elle, c’était une mollesse gracieuse et un peu ennuyée, avec cette candeur d’espèce particulière qui se rencontre, dit-on, au sérail. C’est le repos absolu et l’ignorance profonde, enveloppés dans cette ouate morale qui a nom l’inertie.

Volontiers eussiez-vous pris cette chère Domenica pour la sœur aînée du petit qui souriait entre ses bras.

M. de Sampierre aurait donné beaucoup pour savoir ce qu’elle disait à Phatmi, qui l’écoutait d’un air distrait. Il était à son poste, M. le marquis, derrière les rideaux, interrogeant d’un œil avide le mouvement paresseux et lent des lèvres de Domenica, dont les beaux yeux se fermaient à demi.

S’il avait su ! Entre ces fraîches lèvres un nom passait : justement le nom qu’il redoutait le plus !

Domenica disait, mais en réprimant une légère envie de bâiller qu’elle avait :

— C’est danser que j’aimerais ; je n’ai jamais été au bal ; à quoi me sert d’être si riche ? Mon cousin Pernola ne doit pas bien danser, mais Jean de Tréglave, par exemple !…

— Est-ce que vous pensez à lui quelquefois, maîtresse ? demanda Phatmi, qui souriait bonnement.

— Oui, quelquefois. Je m’amusais mieux dans ce grand jardin d’Esterhazi quand il était à sa fenêtre avec Laurent. Je n’ai plus revu Laurent, mais le vicomte Jean nous suit partout. Je crois qu’il est amoureux de moi.

Cette fois, elle bâilla tout à fait. La Tzigane garda le silence. Domenica reprit :

— Elle est donc bien malheureuse, cette Laura-Maria ? Il faudra lui porter encore de l’argent. Princesse Michela dit qu’elle est peut-être ma cousine. J’ai perdu la lettre où Michela me recommandait d’aimer beaucoup, beaucoup M. de Sampierre… Tiens, voilà que je pense encore à danser !

Ses paupières battaient.

— Et au vicomte Jean ? murmura Phatmi, qui riait tout à fait.

— Oui, balbutia Domenica dont la tête charmante se renversa sur son épaule : justement. Je n’ose pas demander à M. de Sampierre qu’il me mène au bal. Ce serait drôle de le voir danser, lui, M. de Sampierre…

Elle dormait. Petraki se montra sous les arbres. Il était depuis peu le mari de la grande Phatmi, et il avait la taille voulue pour cela.

— Ce soir, dit-il, à l’Arène, il y a course de carrosses aux flambeaux. La Domenica s’y amuserait comme une reine !

M. de Sampierre n’était plus à la croisée. Il avait repris sa promenade de long en large et relisait la lettre que Petraki lui avait remise tout à l’heure. Elle était d’une écriture de femme et disait :


« Marquis, tu es plus vieux que tes trente-cinq ans. Le sais-tu ? Ta femme avait hier, aux vêpres du Dôme, une délicieuse robe de Paris : l’as-tu vue seulement, toi qui ne vois rien ? La marquise remettra cette robe pour venir au salut, ce soir, parce que le vicomte Jean lui a dit : elle vous va bien. »


Huit heures sonnant, M. de Sampierre traversait à pied la place de la cathédrale, appuyé sur le bras du comte Pernola. Ils marchaient lentement, le nez dans leurs manteaux. La nuit était tout à fait tombée.

— Le bonheur de ma cousine Domenica, disait le comte, doit susciter bien des jalousies. Toutes les femmes voudraient être à sa place. Ce n’est qu’une lettre anonyme.

— Vous avez beaucoup de bonté, Battista, répliqua le marquis. Je crois, en effet, que la position de Mme la marquise excite quelque envie, et il y a de quoi ; je suis calme, très-calme ; je vais juger par mes yeux.

— Je parie, s’écria Pernola en s’arrêtant brusquement, que ma noble cousine est en ce moment à la maison, souriant au sommeil de son cher enfant !

— Il se peut, Battista. Je l’espère. Entrons et nous verrons.

Les sons de l’orgue, passant à travers les hautes fenêtres, arrivaient jusque sur la place. Les deux cousins franchirent le seuil et aussitôt que Pernola eut offert l’eau bénite, M. de Sampierre se prosterna sur les dalles avec une majestueuse humilité.

Il admettait la grandeur de Dieu comme étant supérieure même à la sienne propre, mais il pensait que le ciel devait lui tenir compte de cette concession, et sa prière sous-entendait invariablement cette pensée :


« Seigneur, quittez, s’il vous plaît, vos autres occupations pour m’écouter, car je suis M. le marquis de Sampierre. Vous ne pouvez me faire ni plus riche, ni plus noble, ni plus savant, ni plus grand, ni plus beau ; mais c’est égal, Seigneur, je n’ai point d’orgueil et me voici agenouillé comme le premier venu, pour entretenir les bonnes relations qui existent entre vous et moi. »


L’immense église de marbre était éclairée fort inégalement et les nefs latérales restaient presque vides, pendant qu’un noyau compacte se pressait aux environs du chœur où la Congrégation chantait le salut. Autour de cette foule pieuse, des curieux allaient et venaient, comme toujours en Italie. Là-bas, chacun fait un peu comme M. de Sampierre et met quelque chose dans son oraison : des rendez-vous, par exemple. Dieu est si bon enfant, là-bas !

Les deux cousins faisaient en vérité contraste avec la frivole apparence des promeneurs qui entouraient la Congrégation. M. de Sampierre, pénétré des bontés qu’il avait pour l’Éternel, se drapait dans son recueillement de première classe, et Pernola le suivait, si fervent et si doux qu’il lui poussait une auréole autour du front.

— Battista, dit le marquis en approchant du chœur, ayez la bonté de regarder à droite pendant que je veillerai à gauche.

— C’est pour vous obéir, Giammaria, répondit l’excellent petit comte, ni vous ni moi, nous ne verrons rien.

Ils regardèrent tous les deux. Le marquis ne vit rien, en effet, mais Pernola avait l’œil d’Italie, bien supérieur, quoi qu’on dise, à l’œil américain. Du premier coup, il distingua les profils d’un cavalier de grande taille, dissimulé dans l’ombre d’un pilier, dans la nef transversale où est le tombeau de Médicis.

C’était un beau jeune homme et un solide gaillard. L’élégante sévérité de sa mise le dénonçait français. Il attendait, adossé au marbre de la colonne et semblait rêver. Il était immobile comme une statue.

Pernola sourit, mais non point dans sa barbe, car il avait la joue plus lisse que Ganymède. Il garda pour lui la satisfaction sincère qu’il éprouvait en reconnaissant que ce beau cavalier était bien le vicomte Jean de Tréglave.

Mais il fallait deux personnages pour la comédie complotée. La dame manquait encore.

— Je n’ai rien vu, dit M. de Sampierre, et vous ?

Pernola répondit :

— Je vous l’avais dit d’avance, j’étais certain de ne rien voir.

M. de Sampierre l’eût embrassé de bon cœur.

— Me voilà qui espère malgré moi… commença-t-il.

— Vous savez, interrompit Pernola, je tiens toujours mon pari. J’ai foi aux anges, moi !…

Il s’arrêta si brusquement que le marquis eut un choc.

Une femme sortait de l’ombre qui emplissait le bas-côté. Sa démarche était timide et toute gracieuse. Un voile épais lui couvrait le visage. Elle portait une de ces robes chiffonnées à la parisienne et qui se reconnaissent si bien, surtout quand on est loin de Paris. La robe était en, taffetas gris avec des volants de dentelle noire.

M. de Sampierre pesa avec force sur le bras de Pernola, qui demanda innocemment :

— Qu’avez-vous, mon cousin ?

Le marquis ne répondit pas tout de suite. Sa poitrine râlait et il avait les yeux d’un fou.

— Ne la voyez-vous pas ? balbutia-t-il enfin : c’est elle ! je le jurerais !

Le petit comte fit mine de suivre le regard du marquis et courba la tête. Il peignait le découragement.

En dépassant le pilier, la robe grise toucha du doigt ses lèvres, à travers son voile. Le vicomte Jean se redressa. Il y avait dans sa pose nouvelle un doute et un étonnement.

La robe grise alla s’agenouiller près du tombeau de Médicis. Les lueurs de l’autel l’effleuraient. M. de Sampierre dit pour la seconde fois :

— C’est elle ! J’en suis sûr !

Il avait peine à se soutenir.

Le bon petit comte semblait plus malheureux que lui.

Au bout d’une minute, la robe grise se releva et marcha vers la porte latérale, ouverte à gauche du chœur. Un second signe avait été échangé entre elle et le vicomte Jean, qui s’ébranla enfin.

Ce fut lui qui donna l’eau bénite.

— Courez ! s’écria le marquis dont les doigts convulsifs s’incrustèrent dans la chair de Pernola : Courons !

— À quoi bon ? demanda ce dernier.

— Donnez vos ordres sur-le-champ ! je le veux !

— Ils sont donnés.

— Pouvez-vous répondre… ?

— Je réponds de tout ! interrompit Pernola avec résolution. Je ne croyais pas ; Dieu sait même que je doute encore, malgré le témoignage de mes yeux ! mais vous avez ordonné, j’ai obéi ; tout est réglé : Celui qui vient de tremper ses doigts dans le bénitier est un homme mort.

En ce moment la robe grise sortait de la cathédrale, et le vicomte Jean disparaissait derrière elle.