Les Cinq Filles de Mrs Bennet/58

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 326-333).
LVIII


Au lieu de recevoir de son ami une lettre d’excuse, ainsi qu’Elizabeth s’y attendait à demi, Mr. Bingley put amener Mr. Darcy en personne à Longbourn, peu de jours après la visite de lady Catherine.

Tous deux arrivèrent de bonne heure, et avant que Mrs. Bennet eût eu le temps de dire à Mr. Darcy qu’elle avait vu sa tante, — ce qu’Elizabeth redouta un instant, — Bingley, qui cherchait l’occasion d’un tête-à-tête avec Jane, proposa à tout le monde une promenade. Mrs. Bennet n’aimait pas la marche, et Mary n’avait jamais un moment à perdre ; mais les autres acceptèrent et ensemble se mirent en route. Bingley et Jane, toutefois, se laissèrent bientôt distancer et restèrent à marcher doucement en arrière. Le groupe formé par les trois autres était plutôt taciturne ; Kitty, intimidée par Mr. Darcy, n’osait ouvrir la bouche, Elizabeth se préparait secrètement à brûler ses vaisseaux, et peut-être Darcy en faisait-il autant de son côté.

Ils s’étaient dirigés vers Lucas Lodge où Kitty avait l’intention de faire visite à Maria. Elizabeth, ne voyant pas la nécessité de l’accompagner, la laissa entrer seule, et poursuivit délibérément sa route avec Mr. Darcy.

C’était maintenant le moment, ou jamais, d’exécuter sa résolution. Profitant du courage qu’elle se sentait en cet instant, elle commença sans plus attendre :

— Je suis très égoïste, Mr. Darcy. Pour me soulager d’un poids, je vais donner libre cours à mes sentiments, au risque de heurter les vôtres ; mais je ne puis rester plus longtemps sans vous remercier de la bonté vraiment extraordinaire dont vous avez fait preuve pour ma pauvre sœur. Croyez bien que si le reste de ma famille en était instruit, je n’aurais pas ma seule reconnaissance à vous exprimer.

— Je regrette, je regrette infiniment, répliqua Darcy avec un accent plein de surprise et d’émotion, qu’on vous ait informée de choses qui, mal interprétées, ont pu vous causer quelque malaise. J’aurais cru qu’on pouvait se fier davantage à la discrétion de Mrs. Gardiner.

— Ne blâmez pas ma tante. L’étourderie de Lydia seule m’a révélé que vous aviez été mêlé à cette affaire, et, bien entendu, je n’ai pas eu de repos tant que je n’en ai pas connu tous les détails. Laissez-moi vous remercier mille et mille fois au nom de toute ma famille de la généreuse pitié qui vous a poussé à prendre tant de peine et à supporter tant de mortifications pour arriver à découvrir ma sœur.

— Si vous tenez à me remercier, répliqua Darcy, remerciez-moi pour vous seule. Que le désir de vous rendre la tranquillité ait ajouté aux autres motifs que j’avais d’agir ainsi, je n’essaierai pas de le nier, mais votre famille ne me doit rien. Avec tout le respect que j’ai pour elle, je crois avoir songé uniquement à vous.

L’embarras d’Elizabeth était tel qu’elle ne put prononcer une parole. Après une courte pause, son compagnon poursuivit :

— Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de mes sentiments. Si les vôtres sont les mêmes qu’au printemps dernier, dites-le-moi tout de suite. Les miens n’ont pas varié, non plus que le rêve que j’avais formé alors. Mais un mot de vous suffira pour m’imposer silence à jamais.

Désireuse de mettre un terme à son anxiété, Elizabeth retrouva enfin assez d’empire sur elle-même pour lui répondre, et sans tarder, bien qu’en phrases entrecoupées, elle lui fit entendre que depuis l’époque à laquelle il faisait allusion, ses sentiments avaient subi un changement assez profond pour qu’elle pût accueillir maintenant avec joie le nouvel aveu des siens.

Cette réponse causa à Darcy un bonheur tel que sans doute il n’en avait point encore éprouvé un semblable, et il l’exprima dans des termes où l’on sentait toute l’ardeur et la tendresse d’un cœur passionnément épris. Si Elizabeth avait osé lever les yeux, elle aurait vu combien l’expression de joie profonde qui illuminait sa physionomie embellissait son visage. Mais si son trouble l’empêchait de regarder, elle pouvait l’entendre : et tout ce qu’il disait, montrant à quel point elle lui était chère, lui faisait sentir davantage, de minute en minute, le prix de son affection.

Ils marchaient au hasard, sans but, absorbés par ce qu’ils avaient à se confier, et le reste du monde n’existait plus pour eux. Elizabeth apprit bientôt que l’heureuse entente qui venait de s’établir entre eux était due aux efforts de lady Catherine pour les séparer. En traversant Londres au retour, elle était allée trouver son neveu et lui avait conté son voyage à Longbourn sans lui en taire le motif ; elle avait rapporté en substance sa conversation avec Elizabeth, appuyant avec emphase sur toutes les paroles qui, à son sens, prouvaient la perversité ou l’impudence de la jeune fille, persuadée qu’avec un tel récit elle obtiendrait de son neveu la promesse qu’Elizabeth avait refusé de lui faire. Mais, malheureusement pour Sa Grâce, l’effet produit avait été exactement le contraire de celui qu’elle attendait.

— Elle m’a donné, dit-il, des raisons d’espérer que je n’avais pas encore. Je connaissais assez votre caractère pour être sûr que si vous aviez été décidée à me refuser d’une façon absolue et irrévocable, vous l’auriez dit à lady Catherine franchement et sans détour.

Elizabeth rougit et répondit en riant :

— Vous ne connaissez que trop, en effet, ma franchise. Si j’ai pu vous faire en face tant de reproches abominables, je n’aurais eu aucun scrupule à les redire devant n’importe quel membre de votre famille.

— Et qu’avez-vous donc dit qui ne fût mérité ? Car si vos accusations étaient mal fondées, mon attitude envers vous dans cette circonstance était digne des reproches les plus sévères ; elle était impardonnable, et je ne puis y songer sans honte.

— Ne nous disputons pas pour savoir qui de nous fut, ce soir-là, le plus à blâmer. D’aucun des deux la conduite, en toute impartialité, ne peut être jugée irréprochable. Mais depuis lors nous avons fait, je crois, l’un et l’autre des progrès en politesse.

— Je ne puis m’absoudre aussi facilement. Le souvenir de ce que j’ai dit alors, de mes manières, de mes expressions, m’est encore, après de longs mois, infiniment pénible. Il y a un de vos reproches que je n’oublierai jamais : « Si votre conduite avait été celle d’un gentleman… », m’avez-vous dit. Vous ne pouvez savoir, vous pouvez à peine imaginer combien ces paroles m’ont torturé, bien qu’il m’ait fallu quelque temps, je l’avoue, pour arriver à en reconnaître la justesse.

— J’étais certes bien éloignée de penser qu’elles produiraient sur vous une si forte impression.

— Je le crois aisément ; vous me jugiez alors incapable de tout bon sentiment. Oui, ne protestez pas. Je ne pourrai jamais oublier l’expression de votre visage lorsque vous m’avez déclaré que, « faite sous n’importe quelle forme, ma demande n’aurait jamais pu vous donner la moindre tentation de l’agréer. »

— Oh ! ne répétez pas tout ce que j’ai dit ! Ces souvenirs n’ont rien d’agréable, et voilà longtemps, je vous assure, qu’ils me remplissent de confusion.

Darcy rappela sa lettre :

— Vous a-t-elle donné meilleure opinion de moi ? Avez-vous, en la lisant, fait crédit à ce qu’elle contenait ?

Elizabeth expliqua les impressions qu’elle avait ressenties et comment, l’une après l’autre, toutes ses préventions étaient tombées.

— En écrivant cette lettre, reprit Darcy, je m’imaginais être calme et froid ; mais je me rends compte maintenant que je l’ai écrite le cœur plein d’une affreuse amertume.

— Peut-être commençait-elle dans l’amertume, mais elle se terminait par un adieu plein de charité. Allons, ne pensez plus à cette lettre : les sentiments de celui qui l’a écrite, comme de celle qui l’a reçue, ont si profondément changé depuis lors que tous les souvenirs désagréables qui s’y rapportent doivent être oubliés. Mettez-vous à l’école de ma philosophie, et ne retenez du passé que ce qui peut vous donner quelque plaisir.

— Je n’appelle pas cela de la philosophie : les souvenirs que vous évoquez sont si exempts de reproches que la satisfaction qu’ils font naître ne peut prendre le nom de philosophie. Mais il n’en va pas de même pour moi, et des souvenirs pénibles s’imposent à mon esprit qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas être repoussés. J’ai vécu jusqu’ici en égoïste : enfant, on m’a enseigné à faire le bien, mais on ne m’a pas appris à corriger mon caractère. J’étais malheureusement fils unique, — même, durant de longues années, unique enfant, — et j’ai été gâté par mes parents qui, bien que pleins de bonté (mon père en particulier était la bienveillance même), ont laissé croître et même encouragé la tendance que j’avais à me montrer personnel et hautain, à enfermer mes sympathies dans le cadre familial et à faire fi du reste du monde. Tel ai-je été depuis mon enfance jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Tel serais-je encore si je ne vous avais pas rencontrée, aimable et charmante Elizabeth. Que ne vous dois-je pas ? Vous m’avez donné une leçon, dure sans doute, mais précieuse. Par vous j’ai été justement humilié. Je venais à vous, n’éprouvant aucun doute au sujet de l’accueil qui m’attendait. Vous m’avez montré combien mes prétentions étaient insuffisantes pour plaire à une femme qui avait le droit d’être difficile.

— Comme vous avez dû me détester après ce soir-là !

— Vous détester ! J’ai été en colère, peut-être, pour commencer, mais ma colère a pris bientôt une meilleure direction.

— J’ose à peine vous demander ce que vous avez pensé de moi lorsque nous nous sommes rencontrés à Pemberley. Ma présence en ce lieu ne vous a-t-elle pas paru déplacée ?

— Non, en vérité. Je n’ai ressenti que de la surprise.

— Votre surprise n’a sûrement pas été plus grande que la mienne en me voyant traitée par vous avec tant d’égards. Ma conscience me disait que je ne méritais pas d’être l’objet d’une politesse exagérée, et j’avoue que je ne comptais pas recevoir plus qu’il ne m’était dû.

— Mon but, répliqua Darcy, était de vous montrer, par toute la courtoisie dont j’étais capable, que je n’avais pas l’âme assez basse pour vous garder rancune du passé. J’espérais obtenir votre pardon et adoucir la mauvaise opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir que vos reproches avaient été pris en considération. À quel moment d’autres souhaits se sont-ils mêlés à cet espoir, je puis à peine le dire ; mais je crois bien que ce fut moins d’une heure après vous avoir revue.

Il lui dit alors combien Georgiana avait été charmée de faire sa connaissance, et sa déception en voyant leurs relations si brusquement interrompues. Ici, leur pensée se portant naturellement sur la cause de cette interruption, Elizabeth apprit bientôt que c’était à l’hôtel même de Lambton que Darcy avait pris la décision de quitter le Derbyshire à sa suite et de se mettre à la recherche de Lydia. Son air grave et préoccupé venait uniquement du débat intérieur d’où était sortie cette détermination.

Après avoir fait ainsi plusieurs milles sans y songer, un coup d’œil jeté à leurs montres leur fit voir qu’il était grand temps de rentrer. Et Bingley, et Jane ? Qu’étaient-ils devenus ? Cette question tourna sur eux la conversation. Darcy était enchanté de leurs fiançailles ; son ami lui en avait donné la première nouvelle.

— Je voudrais savoir si elle vous a surpris, dit Elizabeth.

— Du tout. Lorsque j’étais parti, je savais que ce dénouement était proche.

— C’est-à-dire que vous aviez donné votre autorisation. Je m’en doutais.

Et, bien qu’il protestât contre le terme, Elizabeth découvrit que c’était à peu près ainsi que les choses s’étaient passées.

— Le soir qui a précédé mon départ pour Londres, dit-il, j’ai fait à Bingley une confession à laquelle j’aurais dû me décider depuis longtemps. Je lui ai dit tout ce qui était arrivé pour rendre ma première intervention dans ses affaires absurde et déplacée. Sa surprise a été grande. Il n’avait jamais eu le moindre soupçon. Je lui ai dit de plus que je m’étais trompé en supposant votre sœur indifférente à son égard et que, ne pouvant douter de la constance de son amour pour elle, j’étais convaincu qu’ils seraient heureux ensemble.

— Et votre conviction, je le suppose, a entraîné immédiatement la sienne ?

— Parfaitement. Bingley est très sincèrement modeste ; sa défiance naturelle l’avait empêché de s’en remettre à son propre jugement, dans une question aussi importante. Sa confiance dans le mien a tout décidé. Mais je lui devais un autre aveu qui, pendant un moment, et non sans raison, l’a blessé. Je ne pouvais me permettre de lui cacher que votre sœur avait passé trois mois à Londres l’hiver dernier, que je l’avais su, et le lui avais laissé volontairement ignorer. Ceci l’a fâché ; mais sa colère, je crois bien, s’est évanouie en même temps que son doute sur les sentiments de votre sœur.

Elisabeth avait grande envie d’observer que Mr. Bingley avait été un ami tout à fait charmant et que sa docilité à se laisser guider rendait inappréciable ; mais elle se contint. Elle se rappela que Mr. Darcy n’était pas encore habitué à ce qu’on le plaisantât, et il était encore un peu tôt pour commencer.

Tout en continuant à parler du bonheur de Bingley, qui, naturellement, ne pouvait être inférieur qu’au sien, il poursuivit la conversation jusqu’à leur arrivée à Longbourn. Dans le hall, ils se séparèrent.