Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch22

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 197-206).


CHAPITRE XXII

Où Espérat entre dans la diplomatie


Dans une maison dont les fenêtres s’ouvraient vis-à-vis de la cathédrale de Porto-Ferrajo, le colonel Campbell réfléchissait.

Il y avait plusieurs heures qu’il était revenu de son infructueuse expédition à Marciana. Infructueuse, parce qu’il n’avait pu voir la dame qu’il considérait comme la prisonnière de Napoléon, infructueuse à ce point de vue seulement, car il était rentré chez lui, muni de renseignements du plus haut intérêt.

Pas une seconde, il n’avait mis en doute les affirmations fantaisistes du faux laquais Espérat.

La comtesse Walewska, était pour lui la baronne suédoise Rœmer, familière de Bernadotte, suivante de Marie-Louise.

Et maintenant, il se creusait la cervelle pour deviner quel enchaînement de circonstances avait amené la « baronne » à l’île d’Elbe, quelles résolutions prises par M. de Talleyrand et lord Castlereagh, délégués des gouvernements français et anglais au congrès de Vienne, avaient motivé le voyage précipité et mystérieux de la jeune femme.

Dans la salle, située au rez-de-chaussée, il marchait pensivement, jetant, de ci de là, un regard sur la place, où passaient des promeneurs clairsemés. Tout à coup, il tressaillit.

Une silhouette connue venait de se découper sur les vitres de la fenêtre.

— Le laquais de la baronne, murmura-t-il !

Espérat, c’était bien lui, avait passé. La muraille le cachait à présent ; mais une minute ne s’était pas écoulée, qu’il reparut, marchant en sens inverse. On eût dit qu’il faisait les cent pas devant le logis du commissaire de la Sainte-Alliance.

Il sembla à ce dernier que le promeneur cherchait à voir à l’intérieur, que ses yeux se fixaient obstinément sur la croisée. Était-ce une illusion ? Ou bien « la baronne » répondait-elle par un message à celui que Campbell lui avait fait remettre le matin ? Il fallait en avoir le cœur net.

D’un pas rapide, le colonel courut à la porte donnant sur la place. Il l’entr’ouvrit et resta masqué par le battant. Presque aussitôt, Espérat, ramené par son mouvement de va-et-vient, se montra devant l’ouverture.

— Vous avez à me parler ? lança l’espion anglais.

Sans s’arrêter, le jeune homme répondit :

— Oui, mais je crains d’être vu entrant chez vous.

Sa marche l’emporta. Campbell dut attendre son retour, pour lui dire :

— Passez derrière la maison, je vous ferai entrer par la cour.

— Bien.

Vite, le commissaire des Alliés referma, traversa le logis de part en part, puis la cour où se dressait un puits à la poulie rouillée, et fit tourner sur ses gonds une porte vermoulue accédant à une ruelle obscure.

Une ombre se glissa par l’ouverture.

— Me voici, Milord.

— Bien. Suivez-moi.

Tous deux regagnèrent la pièce où le colonel se tenait tout à l’heure.

Alors l’Anglais s’assit, montra un siège au visiteur et prononça ces seuls mots :

— Eh bien ?

Espérat resta debout :

— Milord, j’ai remis votre lettre à Mme  la baronne.

— Ah ! fit Campbell avec joie. Elle l’a lue ?

— Avec un plaisir très grand.

— Avec plaisir, dites-vous ?

— Oui, Milord, car son but, en venant à Porto-Ferrajo, était d’entrer en rapports avec vous.

Le colonel eut un haut-le-corps ; le jeune homme ne lui permit pas d’exprimer sa surprise.

— Elle est en effet chargée, par lord Castlereagh et M. de Talleyrand, de vous communiquer des paroles si graves que ces gentilshommes n’ont osé les confier à un messager ordinaire.

Les yeux de l’Anglais s’arrondirent démesurément :

— Et ces paroles, vous les connaissez ?

— Oui, Milord.

— Vous, un… — il allait dire : un domestique ; il retint le mot prêt à lui échapper et acheva : — un enfant.

Avec un doux sourire, son interlocuteur répliqua :

— Un enfant qui doit tout à Mme  la baronne, et qui serait heureux de donner sa vie pour servir sa bienfaitrice.

Le double sens de la phrase ne pouvait être perçu par l’espion, mais la sincérité de l’accent le frappa.

Espérat venait d’exprimer son ardent dévouement ; seulement ce sentiment réel et profond, s’adressait à la comtesse Walewska et non à la baronne Rœmer, légère différence que Campbell n’était pas en état de deviner.

Toute hésitation lui parut dès lors superflue, et ce fut d’un ton engageant qu’il prononça :

— Je vous crois, mon digne garçon, je vous crois ; du reste Mme  de Rœmer doit savoir à qui elle marque sa confiance. Apprenez-moi donc ce qu’elle attend de moi.

Toujours respectueux d’attitude, Espérat eut une légère inclination de la tête.

— Milord me permettra de procéder dans l’ordre que m’a indiqué Mme  la baronne ?

— Certainement.

— Le voyage de Mme  de Rœmer a deux buts.

— Deux ?

— L’un apparent, destiné à tromper le roi d’Elbe ; l’autre réel qui vous concerne.

— Allez toujours, je ne perds pas une de vos précieuses paroles.

— Or, continua imperturbablement le jeune homme ; le but apparent est de venir annoncer à Napoléon que Sa Majesté Marie-Louise, de peur de rompre avec son père, avec toute sa famille, refuse absolument de venir s’installer en Elbe avec son fils.

Le colonel se frotta les mains.

— Ah ! ah ! Je conçois la colère de l’ogre de Corse, je conçois.

Les sourcils d’Espérat se froncèrent, mais ce ne fut qu’un éclair, le visage du faux laquais redevint placide :

— Attendez, Milord ; je n’ai pas fini.

— C’est juste… je demande votre pardon de vous avoir interrompu.

— Comme correctif à la déclaration que je viens de vous rapporter, Marie-Louise est censée consentir à une entrevue avec son époux.

— Une entrevue, clama l’espion ?

— Oui. Elle promet de venir à bord d’un navire qui mettra en panne au large. Elle ne descendra pas à terre, mais elle recevra la visite de Napoléon, s’il lui plaît de la voir et d’embrasser son fils, durant une demi-heure.

Brusquement, le colonel se leva.

— Mais je ne puis lui permettre de se rendre à bord d’un navire étranger.

— Lord Castlereagh le sait bien, fit paisiblement son interlocuteur.

— Et il me prévient, afin que j’empêche cette rencontre, parfait !

Il s’arrêta, Espérat secoua la tête avec énergie.

— Vous n’empêcherez rien, Milord.

— Pourquoi, je vous prie ?

— Parce que vous ne serez pas dans l’île à ce moment.

— Je ne… et où serai-je donc ?

— À Livourne, Milord, ville pour laquelle vous vous embarquerez aujourd’hui même, sur le même vaisseau qui y ramènera Mme  la baronne de Rœmer.

Et comme le commissaire de la Sainte-Alliance, absolument ébahi, demeurait bouche bée, le jeune homme, réprimant à grand’peine, une inopportune envie de rire, continua lentement :

— Ici nous touchons au but réel de la présence à Marciana de Mme  la baronne.

À cette affirmation, Campbell parut reprendre possession de lui-même.

— Je suis tout oreilles, mon ami.

— Si vous étiez ici, dit alors Espérat, votre devoir, ainsi que vous le constatiez à l’instant, serait d’interdire à Napoléon de quitter le sol de l’île.

— Évidemment.

— Si vous y manquiez, votre condescendance étonnerait celui que vous surveillez. Peut-être même le mettrait-elle en défiance. Or, il faut qu’il n’ait aucun soupçon.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton si grave que l’Anglais en fut frappé.

— Je ne saisis pas.

— Marie-Louise ne sera pas sur le bâtiment que joindra Napoléon.

— Elle n’y sera pas ?

— Non. Mais à sa place, il trouvera de bons matelots anglais qui l’enfermeront dans une cabine, un bon capitaine anglais qui mettra aussitôt à la voile et le conduira à Sainte-Hélène, où il demeurera prisonnier, sous la garde de l’Angleterre[1].

Tout droit, comme galvanisé, le colonel Campbell avait levé les bras vers le ciel.

— Et l’Europe, s’écria-t-il d’un ton emphatique, sera délivrée du voisinage de ce fou ambitieux, et je serai libre de rentrer dans ma patrie.

Il ne vit pas le regard ironique et rageur qu’Espérat fit peser sur lui.

— Oui, Milord, répondit le jeune homme. Et Mme  la baronne vous prie de vous embarquer sans retard, et d’accepter pendant vingt-quatre heures son hospitalité à Livourne.

Le chiffre fit tressaillir l’Anglais.

— Vingt-quatre heures seulement ?

— Après lesquelles, vous reviendrez ici, pour constater la… fuite de l’exilé et rédiger un rapport dans ce sens. Le gouvernement britannique désire en effet que la vérité ne soit pas connue de suite.

— Oui, il faut que le navire soit loin des côtes européennes, que le fait accompli existe, c’est justement raisonné, by God ! Car les conseils de la Sainte-Alliance sont peuplés de trembleurs.

Puis fouillant dans un secrétaire, il en tira une poignée de souverains qu’il tendit à Espérat :

— Je pars à l’instant. Prenez, mon brave ami, pour les heureuses nouvelles que vous m’apportez. Jamais je ne me suis senti si content.

Mais à sa grande surprise, le faux laquais repoussa l’or.

— Hein ? Vous ne prenez pas ?

— Non, Milord.

— Et pourquoi, j’ai grand plaisir à vous récompenser.

— Je n’en doute pas, et je vous suis obligé comme si j’acceptais. Seulement ma démarche m’a été commandée par Mme  la baronne ; je sers Mme  la baronne à cette heure, et elle, je la sers pour rien.

Du coup, Campbell se dépouilla du cant britannique :

— Alors, mon vieux garçon, serrez-moi la main.

— Volontiers, Milord.

Et le jeune homme mit sa main, qui tremblait un peu, dans celle de l’homme qu’il venait si adroitement d’écarter de la route de l’Empereur.

Une demi-heure plus tard, le colonel, suivi à distance par Espérat, gagnait la darse. Il hélait un canot et se faisait conduire au navire, qui, le soir même, devait emporter la comtesse Walewska.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit est venue.

Le vent souffle avec rage ; hurlant, il pousse devant lui l’armée des nuages noirs, qui recèlent la foudre.

La mer bouleversée se rue à l’assaut de la ceinture de rochers qui se dressent, ainsi qu’un rempart, autour de l’île d’Elbe.

Les vagues semblent monter jusqu’aux nues, les nuées semblent s’abaisser jusqu’à l’écume des lames. C’est le chaos. C’est une vision effroyable où le monde parait devoir s’engloutir.

Et cependant, près de la jetée de la Porte de Mer, à Porto-Ferrajo, un jeune homme debout, immobile, attend.

Enveloppé d’un caban, le capuchon rabattu sur la tête, le solitaire personnage supporte impassiblement les rafales qui secouent son vêtement autour de lui. On dirait qu’il n’entend pas les roulements du tonnerre, qu’il est insensible aux éclairs éblouissants, qui strient le ciel avec un crépitement de fusillade.

Toute son attention est concentrée sur un canot, amarré à la pointe de la jetée.

Des marins sont sur les bancs, les avirons bordés, causant à voix basse.

Quelqu’un va donc s’embarquer par ce temps épouvantable. On le croirait. Le canot appartient à un navire, que l’on distingue confusément là-bas, sur rade, à la clarté des éclairs.

Ce navire est celui qui a amené la comtesse Walewska.

Le guetteur est Espérat Milhuitcent.

Ce n’est pas le froid qui le fait frissonner, non c’est une angoisse douloureuse, en face de la colère de l’immensité.

Campbell est à bord. Dans quelques instants, la comtesse, son fils, Henry, vont l’y rejoindre, et sur cette mer furieuse, parmi les lames monstrueuses qui s’écrasent, se combattent, se gonflent en montagnes livides, se creusent en gouffres hideux, le vaisseau s’enfoncera dans la nuit.

Cette nuit sera-t-elle celle du tombeau pour cette femme, pour son enfant, pour ces dévoués qui vont risquer leur vie afin que l’Empereur soit libre.

Et le cœur d’Espérat se contracte, désespérément dans sa poitrine. Il sent peser sur lui la farouche responsabilité des événements possibles. N’est-ce pas lui qui a voulu que Mme  de Walewska quittât son foyer, qu’elle vint parler de revanche, de gloire au proscrit ? N’est-ce pas lui qui a entraîné la mère, l’enfant, qui les a guidés jusqu’à Marciana ? Lui, qui les a mis dans l’impossibilité de retarder leur départ, en décidant le commissaire de la Sainte-Alliance à prendre passage sur le même bâtiment ?

À présent le sort en est jeté. Il faut qu’ils partent, la comtesse, son fils, Henry. Il le faut, car l’intérêt supérieur de la France, de l’Empereur commandent.

Et sans cesse revient à l’esprit d’Espérat, la question déchirante :

— Est-ce à la mort que je les envoie ?

Cependant l’heure passe. La pluie tombe en abondance, pétillant en touchant le sol. Le jeune homme ne s’en aperçoit même pas, tout à l’idée fixe :

— Est-ce à la mort que je les envoie ?

Des zigzags de feu déchirent les nuages ; une épouvantable explosion ébranle l’atmosphère ; à ce vacarme un silence relatif succède.

Espérat s’est rapproché de la Porte de Mer :

— Je ne rêve pas, j’entends ; des chevaux marchent dans la boue. Ils viennent.

Il penche la tête pour voir au delà de la muraille.

Sur la place, à laquelle on accède par la Porte de Mer, des silhouettes s’avancent.

— La voiture de l’Empereur, murmure le fidèle enfant dont les cheveux se hérissent, dont la peau se couvre de moiteur… Eux !

Et avec un accent désolé, où palpite sa souffrance, où vibre son courage :

— Pourquoi ne puis-je partir à leur place !

Un homme à cheval paraît, ouvrant la marche.

Espérat le reconnaît, il s’approche.

— C’est vous, Monsieur Marchand ?

— Oui.

C’est en effet le dévoué valet de chambre de l’Exilé.

Tout bas, il ajoute :

— Chut ! Le colonel est embarqué, mais il est inutile de prononcer des paroles imprudentes, l’ouragan même peut avoir des oreilles.

Il passe.

Une voiture vient ensuite. À sa vue, Milhuitcent se précipite. Il aide la comtesse à descendre. Lui-même prend dans ses bras le fils de la noble femme. Il le porte jusqu’au canot qui attend.

Il n’a pas la force de parler.

Ses mains étreignent celles de Mme  de Walewska, celles d’Henry, son frère d’adoption.

Tous sont dans le canot.

Les marins saisissent les avirons, l’esquif s’éloigne, tandis que le tonnerre gronde, que la pluie tombe à torrents, que les rafales emplissent l’air de hululements lugubres.

Marchand, l’escorte, se sont éloignés. Il ne reste plus sur le môle qu’Espérat désolé, cherchant en vain à percer les ténèbres, pour apercevoir encore ceux qui se sont dévoués à la cause du proscrit de la Sainte-Alliance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit jours après, exactement, dans une grande salle, faisant partie
d’une coquette maison, sise un peu en dehors de Livourne, le colonel Campbell sortait d’un profond sommeil.

À son appel, une servante accourait, et l’espion pensait devenir fou de stupeur, en apprenant qu’il avait dormi durant toute une semaine.

L’aventure était simple pourtant.

Le navire qui l’avait transporté de Porto-Ferrajo à Libourne, après avoir échappé à la tempête, l’avait déposé sain et sauf sur les quais de la ville, en compagnie d’Henry Pandin et de la comtesse qu’il s’obstinait à appeler baronne.

Celle-ci l’avait conduit dans la maison du conseiller Acilco Pietri, qu’Henry, expédié en avant, avait prévenu.

Une collation avait été offerte à l’Anglais, collation agrémentée d’un soporifique, opium ou autre, et à la suite de laquelle l’espion avait fermé les yeux.

Le soir même, la comtesse et son fils reprirent la route de Vienne.

Henry, de son côté, s’était embarqué sur une tartane à destination de Gênes ; c’est-à-dire à deux pas de la frontière française.

Il allait précéder l’Empereur, Espérat, tous ceux devant lesquels Dieu, en ses impénétrables desseins, semblait avoir aplani la route fatale conduisant à la dernière défaite.

Quant à Acilco Pietri, il s’improvisa le garde-sommeil du colonel. Chaque jour il lui glissait entre les dents une ration de soporifique, suffisante pour vingt-quatre heures.

La veille seulement, Acilco avait pris congé de ses serviteurs, s’était laissé embrasser par eux, et cet obscur adorateur de Napoléon, qui, sans une hésitation, venait de sacrifier sa fortune au triomphe de son idole, s’était éloigné.

La liberté, son peuple, son général, étaient maintenant en marche vers Waterloo.

Et sûrement, dans les profondeurs de l’espace, par delà les soleils flamboyants, par delà les essaims obscurs des planètes, gravitant, papillons-boulets, autour des astres radieux, un glas funèbre tintait, un crépuscule de sang suintait du chaos.

  1. Souvenirs d’un Congrès de Vienne, par Albert Vienecke. — Tel était le plan ourdi pour enlever l’Empereur et le conduire à Sainte-Hélène.