Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch21

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 181-196).


CHAPITRE XXI

Dernières hésitations


Onze heures.

Autour de la tente de l’Empereur, des lanternes empruntées aux voitures étaient allumées, ne laissant pas un pouce de terrain dans l’ombre.

À distance respectueuse, des formes humaines se déplaçaient lentement, exécutant la promenade monotone des factionnaires.

Et de fait, c’étaient des fidèles de Napoléon qui montaient la garde, afin que nul ne pût se glisser auprès de la tente impériale, pour surprendre les paroles mystérieuses et graves qui s’y prononçaient.

Sous l’abri de toile double, cinq personnes étaient assises devant une table, sur laquelle s’étalait une carte.

Cette carte à elle seule eût excité les soupçons du colonel Campbell, s’il avait pu la voir.

Elle figurait la Corse, l’île d’Elbe, la côte italienne de Rome à Gênes, la côte française de Gênes à Marseille.

Et sur elle, s’appuyait la main nerveuse de l’Empereur, dont l’index traçait des lignes incompréhensibles à travers la teinte bleue représentant la mer.

Le général Drouot, Espérat, Henry, se tenaient tout près, attentifs, recueillis.

Un quatrième personnage écoutait également.

C’était Monsieur Pons, dit Pons de l’Hérault, administrateur des mines de l’île d’Elbe.

De taille moyenne, avec un peu d’embonpoint, Pons avait alors quarante-trois ans ; son front large, couronné de cheveux peu fournis, mais frisottants, son nez fort, son menton carré, formaient un ensemble, sinon joli au sens pictural de mot, au moins agréable. L’impression aimable était encore augmentée par le regard loyal décelant la volonté et la franchise.

— Ainsi, M. l’Administrateur, lui dit l’Empereur, je dispose de cinq navires : le brick l’Inconstant, la goélette Caroline, la felouque l’Étoile et les avisos Mouche et Abeille.

— Oui, Sire.

— Est-ce tout ?

— À ces bâtiments, pourraient s’ajouter deux transports affectés à l’envoi du minerai à Livourne.

— Donc, sept vaisseaux.

— Oui.

— Susceptibles de recevoir combien de passagers ?

— Onze à douze cents.

— Tiens, remarqua paisiblement Drouot, nous avons une flotte suffisante pour aller faire la guerre au loin, car, si je ne m’abuse, l’armée d’Elbe comprend environ onze cents hommes, tant soldats de la Garde, que Polonais, Corses et engagés elbois.

Un coup d’œil autoritaire de Napoléon lui imposa silence.

— Tu rêves, mon brave Drouot, si le colonel Campbell était à portée de nous entendre, il ne manquerait pas de croire que nous préparons une expédition contre une des puissances.

Puis revenant à Pons :

— M. l’Administrateur, les soucis de mon gouvernement m’ont empêché, en France, de donner une attention suffisante à la Marine. Je veux réparer cette omission à l’île d’Elbe. Vous voudrez bien faire réunir toute la flottille sur la rade de Porto-Ferrajo. Au premier jour, nous offrirons à nos sujets le spectacle d’une revue navale.

Pons s’inclina.

— Maintenant, je vous exprime mon regret de vous avoir imposé une veille aussi tardive ; mais, vous le savez, quand j’ai une idée en tête, je n’aime pas la laisser refroidir. Rentrez chez vous, M. l’Administrateur, et présentez mes respects à Madame Pons, que tout cela a dû bien déranger ce soir.

Madame Pons pratiquait toutes les vertus domestiques, et Napoléon ne manquait jamais de marquer son respect pour elle.

L’administrateur se retira pour rentrer à Porto-Ferrajo.

Quand il se fut éloigné, Espérat se leva vivement, vint à l’Empereur et lui prenant la main, la porta à ses lèvres, avec ce mot prononcé d’un ton d’infinie reconnaissance :

— Sire, merci !

L’exilé eut un triste sourire :

— Tu n’as pas changé, Espérat, tu es toujours le croyant que j’ai aimé durant cette terrible campagne de France. Moi, hélas ! en face de l’infortune, j’ai senti ma foi ébranlée. Je doute.

— Le doute conduit à la résignation des faibles, Sire.

— Je me résignais, mon ami.

Le jeune homme se redressa d’un mouvement violent :

— Non ! Vous consentiez au sacrifice. Vous espériez que les Alliés ne frapperaient que vous seul, et vous vous immoliez à la France. Maintenant, vous êtes sûr que leurs diatribes contre vous ne sont que prétextes ; c’est à la patrie de la Liberté, c’est au peuple qui a lancé dans l’espace ce mot étrange et plein de promesses : République, qu’ils en en veulent. Et Napoléon, fils de la Liberté, renonce au repos ; il est prêt à courir au danger. Apôtre du drapeau tricolore, vous le ferez triompher.

Doux était le regard de l’Empereur fixé sur son jeune ami.

Mais l’exaltation de celui-ci ne le gagna pas.

— Je me sacrifie, c’est vrai ; mais je n’ai pas ta certitude de la victoire, Espérat. Qu’importe d’ailleurs. Vaincu, l’agonie sera pour moi seul. Ce qu’il faut montrer au monde, c’est que nous tous, Français, nous tous, peuple et empereur, nous voulons rendre éternel l’état social que nous avons eu tant de peine à fonder.

Puis la voix changée.

— Mais laissons les discussions philosophiques. La parole ne vaut qu’après l’action, la discussion des avocats n’est fertile qu’après la bataille victorieuse. Occupons-nous de réaliser notre rêve.

Et se levant, retrouvant l’autorité souveraine, grâce à laquelle il galvanisait les foules, il s’expliqua, dans la nuit, sous cette tente où trois fidèles seulement étaient rassemblés.

— J’ai onze cents hommes, un bataillon, pour reconquérir la France… C’est peu et c’est trop, car cette conquête doit être pacifique. Aucun coup de feu, aucun cri de douleur, ne doit saluer ma rentrée sur la terre bénie du pays bien-aimé.

— Oh ! s’exclama Drouot.

L’Empereur l’interrompit.

— Cela sera ainsi, Drouot. Si un homme doit mourir de ma tentative, c’est moi qui mourrai, je ne veux pas qu’elle coûte la vie à un seul Français.

Sa voix s’abaissa soudain :

— Je vois clair, dès le pied mis sur la côte française. Le péril est dans la traversée. Des vaisseaux de guerre croisent dans ces parages ; s’ils arrêtent ma flottille, mon projet avorte misérablement. Le grandiose devient ridicule. Si j’étais seul atteint, ce ne serait rien ; mais le rire universel atteindrait la Patrie.

Il secoua la tête, comme si une pensée sombre eût traversé son esprit.

— Non, même dans ce cas, on ne rira pas. La gaieté se glace devant l’hécatombe ; mais notre effort demeurera stérile, et il faut qu’il fructifie… Il le faut !

Ni Drouot, ni les jeunes gens, ne songeaient à interrompre l’Empereur.

La tête penchée maintenant, celui-ci paraissait réfléchir.

Soudain ses paupières se levèrent, ses yeux clairs pesèrent sur ceux de ses auditeurs :

— Nous passerons, si les espions sont hors d’état de prévenir nos ennemis.

— Les espions ! répéta Drouot.

— Campbell, prononcèrent Espérat et Henry.

L’Empereur leur adressa un petit signe approbateur :

— Oui, Campbell.

— Bon, rien de plus facile.

— Chut, chut, Espérat. Je lis dans ta pensée, mon enfant. Non, ton idée ne vaut rien. Campbell n’est point seul ;… il commande à une armée d’espions, que je sens s’agiter autour de moi. S’il disparaissait, on ne manquerait pas de s’inquiéter de son absence, on en avertirait les puissances du continent, et ce que je veux éviter se produirait.

— Alors ?

— Alors, il faudrait… ! De temps à autre, il se rend à Livourne, à Gènes. Lui parti ostensiblement, ses séides sont désarmés, ils attendent son retour pour agir.

— Donc, on devrait le décider à voyager, grommela Milhuitcent, pas commode.

L’Empereur sourit :

— Tu le reconnais ?

Mais déjà, le jeune garçon avait secoué sa tête énergique et fine.

— Pas commode, mais nous trouverons, n’est-ce pas, Henry ?

Avec sa confiance habituelle en celui qu’il avait accepté pour chef, naguère, à Saint-Dizier[1], l’interpellé répondit :

— Sûrement, nous trouverons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avec le jour, le vent d’ouest s’était levé. Le ciel roulait de lourds nuages cuivrés. La mer se soulevait en lames frangées d’écume, que les gens des côtes désignent sous le nom de « moutons ».

Tout faisait présager l’approche d’une tempête.

Depuis l’aube, bien qu’il eût à peine dormi, Espérat était assis sur les degrés qui précédaient l’entrée du chalet de Marciana. Près de lui, posés sur la pierre, plusieurs cailloux qu’il saisissait, dès qu’un bruit se produisait sur la route.

Alors, durant un instant, il les lançait et les relançait en l’air, semblant concentrer toute son attention à les

recevoir sur la paume ou le dos de sa main, à la façon des joueurs d’osselets.

Puis quand il s’était rendu compte que le cavalier ou le piéton, dont le pas lui avait signalé l’approche, était un familier, il replaçait ses cailloux sur la marche, et reprenait son attitude pensive.

Que faisait-il là ? Pour le comprendre, il eût fallu entendre sa brève conversation avec Henry, quand tous deux avaient quitté la tente de Napoléon.

— Va dormir, Henry, avait dit Espérat ; moi, je m’installe ici.

— Pourquoi ?

— Parce que Campbell est l’espion de l’Europe.

— Je ne comprends pas.

— C’est clair pourtant ; une étrangère a débarqué dans l’île. L’Empereur s’empresse autour d’elle. Campbell doit s’inquiéter de cela. Donc il viendra rôder par ici.

— Et après ?

— Après ? J’ai une idée ; il faut voir. Va dormir.

Henry avait obéi ; mais depuis trois heures que durait la faction de Milhuitcent, l’Anglais n’avait pas encore paru.

Or, vers onze heures du matin, le factionnaire volontaire eut peine à retenir un cri de joie. Une voiture, venant de la direction de Porto Ferrajo, stoppa à peu de distance du chalet.

Le colonel Campbell, revêtu de son uniforme de parade, se prélassait dans le véhicule.

L’Anglais mit pied à terre et vint droit à l’entrée de la maison Marciana.

Seulement, Espérat tenait toute la largeur de la porte, et pour pouvoir entrer, il était indispensable qu’il se dérangeât.

Force fut au commissaire de s’arrêter devant cet obstacle vivant.

— Mon ami, dit-il d’un ton gourmé, retirez-vous que je passe.

— Alors, fit nonchalamment le jeune homme qui s’était remis à jouer avec ses cailloux, il est bien inutile que je me retire.

— Vous dites ?

— Que vous ne devez pas entrer.

— Pas entrer, et pourquoi, maraud ?

— Les marauds sont vêtus en officiers anglais, railla Milhuitcent, puisqu’ils injurient un pauvre garçon qui obéit aux ordres qu’on lui a donnés.

Campbell eut un haut-le-corps.

— On vous a ordonné de m’empêcher d’entrer ?

— Pas vous spécialement ; mais tout le monde.

— Pourquoi ?

— Ah ! demandez à l’Empereur. C’est lui qui a interdit à ma bonne maîtresse de recevoir aucune visite ! Elle était assez mécontente, allez. Et moi aussi, car les visiteurs donnent souvent la pièce au personnel. J’y perds plus que vous, bien que vous m’appeliez maraud.

Il est impossible de rendre le ton de fine ironie, avec lequel Espérat avait prononcé ce petit discours. Décidément les leçons de Bobèche lui avaient profité, et il jouait en conscience le rôle qu’il s’était donné.

Le colonel réfléchissait. Aux derniers mots de son interlocuteur, il mit la main à sa poche et en tira une guinée qu’il tendit au faux serviteur.

Celui-ci prit la pièce d’or avec une avidité bien jouée et obséquieusement.

— Je remercie humblement Milord. Il me prouve qu’il y a toujours à gagner dans la société des personnes bien élevées.

— Une autre guinée pour vous, mon ami, si vous répondez à mes questions.

Une lueur moqueuse piqua les prunelles de Milhuitcent ; à part lui, il murmura :

— Si je veux répondre ? digne Anglais ; je ne suis ici que pour cela.

Puis il s’exclama à haute voix :

— Une guinée… Ah ! Milord !… Une guinée… Pourvu que vous ne me demandiez pas des choses trop difficiles !

— Rassurez-vous, mon garçon.

— Alors, soyez tranquille ; une guinée encore…, commencez.

Campbell baissa la voix :

— Pourquoi l’Empereur a-t-il donné l’ordre que vous m’avez transmis tout à l’heure ?

— Voilà ce que je craignais, gémit Espérat d’un ton piteux. Est-ce que je sais, moi. Il était en colère, il criait, j’ai entendu de l’antichambre ; le hasard a fait que je fusse tout près de la porte ; il reprochait à ma maîtresse d’être l’amie de Bernadotte.

— De Bernadotte, répéta l’Anglais ?

— Avale la pilule, murmura Milhuitcent pour lui seul, puis élevant le ton : Oui, du roi de Suède, cela n’a rien d’étonnant, puisque Madame est Suédoise.

— Ah ! et quel est son nom ?

— Son nom, oh ça n’est pas un mystère, son nom. Mme la baronne de Rœmer, pardi. Vous ne la connaissez donc pas, et vous venez lui rendre visite ?

— Mon ami, je suis Commissaire de la Sainte-Alliance dont fait partie S. M. le roi Bernadotte, et je remplis mon devoir.

À cette confidence, Espérat riposta par un salut respectueux, qui le courba en accent circonflexe, et lui permit de cacher un sourire triomphant.

— Je commence à croire que mon idée est bonne, se confia le brave enfant.

Il se redressa, très grave, comme impressionné par les dernières paroles de son interlocuteur.

Satisfait de l’effet produit, le colonel reprit d’un ton suffisant :

— Pourquoi Mme de Rœmer est-elle venue à l’île d’Elbe ?

— Ça, Milord, je n’en sais rien.

— Même avec cette aide à votre mémoire.

Ce disant, l’agent de la Sainte-Alliance faisait briller une nouvelle pièce d’or aux yeux de son interlocuteur.

Celui-ci eut un geste désolé.

— Ah ! Milord, ma mémoire ne me servirait de rien, car je n’ai jamais su la cause de ce voyage.

— Vous êtes certain ?

— Malheureusement. Nous étions à Vienne.

— A. Vienne ? Pourquoi cela ?

— Parce que Mme de Rœmer est dame d’honneur de S. M. Marie-Louise, qui réside au château de Schœnbrünn.

— Dame d’honneur.

Ce mot fut lancé par le colonel comme un cri de joie.

— Et, interrogea-t-il enfin ?

— Eh bien, ma foi, Mme la baronne nous a appelés, un autre domestique et moi.

— Ah ! vous êtes domestique, mon ami.

— À Schœnbrünn, pour vous servir, Milord.

— On vous a donc appelé ; répondez franchement, j’ai en poche quelques guinées qui brûlent de passer dans la vôtre.

— Je ne demande qu’à les aider donc : Mme la baronne nous dit : Vous allez m’escorter en voyage. Des enfants comme vous sont moins remarqués que des hommes. — Où allons-nous, avons-nous demandé ? — Elle répondit : Vous le verrez. Pour l’instant, préparez-vous au départ… Et voilà.

Un instant, le colonel garda le silence. Il réfléchissait. Soudain, il reprit :

— Vous êtes intelligent ?

— Je l’espère, Milord.

— Et moi, j’en suis sûr.

Espérat s’inclina, tandis qu’une flamme ironique passait, fugitive, dans ses yeux.

— Vous avez dû chercher le pourquoi de ce départ ?

— Ça, je l’avoue.

— Et que pensez-vous ?

— Ma foi, Milord. Le matin, il n’était pas question de déplacement. Après le déjeuner, Mme la baronne s’est promenée longuement avec M. de Talleyrand.

— Avec M. de Talleyrand ?

— Oui, et aussi, avec les délégués de Prusse et d’Angleterre.

— Ah !

— Or, aussitôt après, elle nous a ordonné de boucler nos portemanteaux. Si bien que je crois que l’idée du voyage lui est venue durant sa promenade.

Campbell puisa dans sa poche et fit glisser plusieurs souverains dans la main du faux serviteur.

— Écoutez, mon garçon, j’en aurai autant à votre service, quand vous aurez rapporté mes paroles à votre maîtresse.

— Je les rapporterai, Milord, plaisanta Espérat, et elles me rapporteront ce que vous voulez bien me promettre.

— Vous lui direz que je…

Il s’interrompit :

— Mieux que cela, je vais lui écrire. Vous remettrez la lettre ?

— Est-ce payé du même prix que les paroles, Milord ?

— Certainement.

— Alors, je remettrai la lettre. L’Empereur n’a pas défendu cela. Le colonel alla à sa voiture, sans remarquer le sourire énigmatique du jeune homme. Dans le coffre, il prit papier, enveloppe, encrier portatif, et se mit à écrire.

Espérat, avec une indifférence parfaitement jouée, recommença à faire sauter ses cailloux en l’air.

Au bout de quelques minutes, l’Anglais revint à lui, une enveloppe cachetée à la main.

— Voici la lettre, mon ami.

— Elle sera remise, Milord.

— Et voici un second acompte pour vous.

Une demi-douzaine de guinées passèrent des doigts de Campbell dans ceux de Milhuitcent.

— Je reviendrai demain.

Et plus raide, plus gourmé que jamais, le Commissaire de la Sainte-Alliance reprit place dans sa voiture qui se dirigea aussitôt vers Porto-Ferrajo.

Espérat ne bougea pas jusqu’au moment où l’équipage eut disparu. Alors seulement, il se décida à se lever :

— Pour un homme bien renseigné, plaisanta-t-il, voilà un homme bien renseigné. Mais qu’est-ce que cet olibrius peut bien écrire à Mme de Walewska ?

Il eut un geste insouciant :

— Bah ! nous le verrons bien.

Et il rentra dans la maison, dont il referma soigneusement la porte derrière lui.

En face du jeune homme se trouvait une large baie, fermée d’ordinaire par une portière. En ce moment, la draperie était relevée et permettait aux regards de plonger dans la seconde pièce. Napoléon était là.

Auprès de lui, se tenaient sa mère, Mme Lætitia, sa sœur Pauline, la comtesse de Walewska.

Cette dernière seule était tournée vers l’entrée. Elle aperçut Espérat, et d’un geste rapide lui enjoignit d’attendre.

Le jeune homme comprit. Il se dissimula le long du mur.

Dans cette position, il attendit.

— Ma mère, disait l’Empereur, mon cœur est en proie au doute. Conseillez-moi.

— Parle, mon fils, parle, répliqua Madame Mère d’un ton ferme.

En se penchant, Milhuitcent apercevait le profil énergique de la vieille dame.

— Tout va se décider, murmura-t-il avec émotion.

Mais l’Empereur reprit :

— Les Bourbons ont mécontenté toutes les classes de la population. Pour complaire à une minorité de partisans, ils avilissent la France. Ce n’est pas la paix qu’ils ont apportée au pays, c’est la vassalité à l’Europe. Je ne parle pas de moi. Moralement je suis dégagé de tout engagement, car on n’a rien tenu de ce que l’on m’avait promis. On ne me paie pas ma pension ; on retient mon fils loin de moi. Si j’attends encore quelques mois, je serai dans la misère, ce qui est peu de chose ; mais je devrai licencier mes derniers soldats, et je resterai seul, impuissant désormais à tenter rien pour l’honneur de la France.

Il se passa la main sur le front, puis avec une sorte de gaieté.

— Aujourd’hui encore, je puis gagner les côtes de France, appeler à moi tous les citoyens soucieux du bon renom de la patrie. Je suis sûr qu’ils se grouperont autour de moi. Je puis, il est vrai, rencontrer un officier dévoué aux Bourbons, qui me passera son épée au travers du corps. Si cela doit arriver, il aura beau jeu, car pour reconquérir la France, je suis résolu à ne pas prendre une arme, à ne pas permettre que l’on brûle une cartouche. Ou la Patrie a besoin de moi et elle m’accepte, ou bien je me berce d’illusions, et je dois disparaître. À mon avis, mieux vaut mourir brutalement, en une fois, que subir, ici ou ailleurs, l’interminable supplice du proscrit.

Il y avait une grandeur inexprimable dans ces simples paroles. L’homme, plus grand encore que l’Empereur, faisait en quelque sorte son testament. Et cela sans amertume, sans phrases ronflantes.

Le cœur serré, Espérat écoutait toujours.

— Voilà ce que j’avais à vous exposer, ma mère, poursuivit Napoléon. À présent vous n’ignorez rien. Je me conformerai à ce que vous jugerez être bon et juste.

Lentement Madame mère répondit d’une voix tremblante, tandis que des larmes s’échappaient de ses yeux.

— Laissez-moi être mère un instant. Après je vous dirai mon sentiment.

L’Empereur s’inclina.

Les quatre personnages demeurèrent immobiles, tels des statues, dans le grand silence, que troublait seulement le bruit des sanglots étouffés de Lætitia.

Peu à peu ce bruit s’éteignit, et la voix de Madame Mère s’éleva de nouveau :

— Partez, mon fils, partez et suivez votre destinée. Vous échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur ; du reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de batailles, vous protégera encore une fois[2].

Soudain la fermeté de Lætitia l’abandonna. Elle enlaça l’Empereur et se prit à pleurer silencieusement sur son épaule.

Jusqu’alors Pauline n’avait pas prononcé une parole.

Mais à ce moment, la jolie sœur de l’Empereur s’élança impétueusement vers lui :

— Non, ne pars pas ; notre mère parle en mère d’Empereur ; moi, je tremble comme la sœur d’un homme. En te précipitant à bas de ton trône, le ciel a manifestement voulu te sauver. Toi, l’héritier de la Révolution, le glorificateur du drapeau tricolore, tu devais fatalement succomber sous les coups de l’Europe liguée contre la liberté, contre la France qui l’avait proclamée. Ne rentre pas dans la fournaise. Crains que la clémence d’En-Haut ne se lasse.

— Taisez-vous, Pauline, ordonna Mme Lætitia.

Mais la princesse ne tint aucun compte de l’injonction :

— Ton entreprise est, non seulement hasardeuse, mais folle. Campbell te surveille. Essaie de réunir tes vaisseaux, d’embarquer tes soldats. L’Europe sera avertie avant que tu aies eu le temps de prendre la mer.

L’Empereur hocha la tête et doucement :

— Elle a raison. Le cœur de Milhuitcent se serra. Est-ce que Napoléon allait céder ? Est-ce qu’il se résignerait à être la victime soumise de la Sainte-Alliance ?

Dans son trouble, il oublia toute prudence, fit un pas en avant et se trouva dans l’encadrement de la baie d’entrée.

Au bruit, l’Empereur s’était retourné.

— Qu’est-ce ? fit-il sèchement.

— Une lettre pour Mme de Walewska, balbutia le jeune homme, une lettre du colonel Campbell.

— De Campbell ?

Déjà la comtesse l’avait prise et en faisait sauter le cachet.

Elle la parcourut des yeux et avec surprise, elle murmura :

— Que veut dire cet Anglais ?

— Qu’écrit donc ce digne colonel ? questionna Napoléon en s’arrachant à l’étreinte de sa mère.

— Lisez, Sire, lisez.

— Non, lisez vous-même, Comtesse, je vous en prie.

La noble Polonaise s’inclina et d’une voix nette lut ce qui suit :

« Madame,

« On me dit que S. M. l’Empereur vous a interdit de recevoir toute visite. J’aurais été heureux cependant de vous voir, de vous parler. Amie de S. M. Bernadotte, dame d’honneur de l’infortunée Marie-Louise, vous avez droit à tout le dévouement de la Sainte-Alliance. Puis-je vous être utile ?

— Comment, amie de Bernadotte ? Comment, dame d’honneur de Marie-Louise. Cet homme a-t-il perdu la raison ?

C’était Napoléon qui lançait ces interrogations étonnées.

Espérat salua et modestement :

— Les renseignements de Campbell viennent de moi, Sire.

— De toi ?

— Oui, il m’a couvert de guinées pour que je réponde à ses questions. J’ai répondu en présentant Madame la Comtesse, sous le nom de baronne de Rœmer, veuve et très dévouée à Bernadotte.

Napoléon ne put se tenir de rire :

— Quel a été ton but ?

— La présence de Campbell ne gêne-t-elle pas les projets de Votre Majesté ?

— Si, mais en quoi tes imaginations peuvent-elles m’en délivrer ?

Milhuitcent adressa un regard suppliant à Mme de Walewska.

— C’est ce que j’aurai l’honneur de confier à Mme la comtesse, si elle daigne m’entendre. Sur son approbation, je vous dirai ce que j’ai rêvé.

L’Empereur ne put réprimer un geste d’étonnement :

— Quoi ? Tu me mets en tutelle ?

Espérat joignit les mains :

— Oh ! Sire, ne pensez pas cela. Mais réfléchissez, je suis pour vous le petit soldat fidèle donné par la France ; elle est l’amie donnée par Dieu. Elle ne peut blâmer ce que je suis prêt à faire…, avec son aide.

L’Empereur s’inclina. Quant à Mme de Walewska, elle tendit la main à l’enfant.

— Ce que tu as décidé s’accomplira. Tu es noble et j’ai foi en toi. Et puis, j’ai juré de me séparer de mon fils, si j’échouais auprès de l’Empereur. La mère te remercie d’avoir travaillé à lui conserver son enfant.

La scène avait une grandeur étrange. Napoléon hocha la tête, puis revenant à Mme de Walewska :

— Continuez, Madame, continuez.

La Comtesse reprit la lettre de Campbell.

« Une tyrannie odieuse m’interdit de vous approcher dans cette île, où la faiblesse de l’Europe donne l’illusion du pouvoir à l’homme qui a fait le malheur du monde.

— Quelle tyrannie, demanda l’Empereur sans prendre garde au reste de la phrase prononcée ?

— Toujours mes renseignements, expliqua Milhuitcent.

— Bien, bien, poursuivons.

Mme de Walewska acheva sa lecture :

« Mais que votre jeune laquais, à qui je confie ce pli, vienne, s’il vous convient, me porter vos instructions à Porto-Ferrajo. Vous êtes inspirée à ce que je crois par lord Castlereagh et par M. de Talleyrand. Il me semble donc conforme aux intentions de la Sainte-Alliance de vous offrir mon concours.

« Quelle que soit la suite que vous croirez devoir donner à ma proposition, voyez en moi, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. »

Signé : Campbell[3].

Il y eut un silence ; ce fut Espérat qui le rompit :

— Daignerez-vous me charger de lui porter vos instructions, Madame.

Elle tressaillit :

— Vous voulez… ?

— Qu’il parte ce soir.

— Ce soir ?

— Sur le même bateau que vous.

Et doucement.

— Henry vous accompagnera pour retenir l’espion à Livourne durant huit jours.

— Est-ce possible ?

— L’Empereur a prouvé que tout est possible. Or, l’Anglais est bien gênant ici. Nous avons besoin de l’envoyer sur le continent, donc, il ira et il y restera.

Napoléon poussa une exclamation :

— Je devine vaguement ton idée. Bravo, mon jeune ami ; tu es toujours plein de ressources.

— J’ai vécu près de vous durant la campagne de France, Sire, et à votre école, j’ai appris.

L’Empereur sourit.

— Eh bien, ma chère comtesse, permettez-vous ?

Elle inclina la tête :

— Il faut bien lever le dernier obstacle dressé entre Votre Majesté et l’amour de la France.

À ce moment un coup de tonnerre retentit. Une rafale furieuse ébranla la maison.

Tous pâlirent :

— La tempête se déchaîne, murmura Milhuitcent.

— Vous devrez remettre votre départ à demain, Comtesse, prononça doucement l’Empereur.

Mais Mme de Walewska secoua la tête :

— Non, une maladresse, une indiscrétion peuvent tout compromettre. Si le plan de ce jeune homme, plan que j’ignore encore, doit réussir, il ne le peut qu’en gagnant de vitesse la fatalité. Je m’embarquerai ce soir, comme il était convenu.

— Mais la mer sera démontée.

— Dieu me protégera.

— Mais votre fils sera en danger, songez-y.

Le visage de la comtesse se décolora.

Ses paupières battirent. Puis elle se redressa et avec une majesté souveraine :

— Lui aussi affrontera l’ouragan… pour l’Empereur !

  1. Voir la Mort de l’Aigle, épisode auquel les Cinquante font suite.
  2. Mémoires de Mme de Walewska. — Récit de Napoléon.
  3. Confidences de M. Vizentino, greffier à Porto-Ferrajo.