Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch01

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 1-7).

PREMIÈRE PARTIE

LES CŒURS D’OR


CHAPITRE PREMIER

QUI EST UN VÉRITABLE PROLOGUE.



Depuis quelques jours, Napoléon avait abdiqué. Escorté par les Commissaires de l’Europe victorieuse, il avait quitté Fontainebleau pour se rendre à l’île d’Elbe.

Mai 1814 commençait.

Or, le 1er  de ce mois, comme la journée finissait, un cavalier venant de la direction de Fontainebleau, s’enfonça dans les fourrés de cette partie de la forêt qui avoisine la ville, et est connue sous le nom de Gorges d’Apremont.

À cette époque, Dennecourt n’avait pas encore doté la forêt des sentiers faciles, que le touriste parcourt aujourd’hui sans peine, et quiconque quittait les routes tracées à travers bois se trouvait aux prises avec une végétation touffue, se développant sans entraves.

Cependant cavalier et cheval avançaient comme en se jouant. Évidemment le premier était un écuyer consommé, car il guidait sa monture avec une dextérité remarquable.

Âgé de quarante-cinq ans environ, la tournure élégante agrémentée d’un je ne sais quoi de militaire, le personnage monologuait, tout en forçant son cheval à contourner les arbres, à franchir les souches ou les buissons :

— Quels peuvent être ceux qui m’écrivent ? Ma femme avait raison, il faut être fou pour accepter un rendez-vous semblable émanant d’inconnus. Ce sous-bois est un véritable coupe-gorge.

Sa main libre se porta vers les fontes et caressa la crosse de deux pistolets.

— Il est vrai, ajouta-t-il, que j’ai de quoi répondre à toute question. Et puis un ancien volontaire de l’armée des Alpes, ancien aide de camp de Napoléon, ne saurait s’arrêtera des craintes vulgaires. On a beau être devenu Conseiller d’État et comte de l’Empire, on a toujours dans les veines du sang de soldat.

Soudain il se tut, retint son cheval et sonda d’un regard perçant les jeunes feuillages autour de lui.

Un sifflement léger venait de retentir à quelque distance.

— Ouais, murmura encore le cavalier, voudrait-on me jouer quelque mauvaise plaisanterie ?

En un tour de main, il eut tiré les pistolets des fontes et attendit :

Un éclat de rire résonna à sa droite ; une voix railleuse jeta cette phrase :

— Monsieur de La Valette a la main prompte. Avant de se mettre à sa portée, il est prudent d’inspirer confiance à son oreille.

— La Valette ! Vous me connaissez, répliqua le cavalier, cherchant vainement à apercevoir son invisible interlocuteur ?

— Jugez-en, reprit l’organe railleur. Je salue en vous Antoine-Marie Chamans, comte de La Valette, né en 1769, à Paris, d’une famille de commerçants, aujourd’hui époux d’une ex-demoiselle Beauharnais, nièce de S. M. l’Impératrice Joséphine, une épouse dévouée qui s’opposait à ce que son mari vînt, en pleine forêt de Fontainebleau, à un rendez-vous qu’elle jugeait dangereux.

Et comme le comte demeurait muet, stupéfait de ces dernières paroles, qui semblaient répondre à sa pensée de tout à l’heure, le causeur invisible ajouta :

— Ne tirez pas. Vous n’avez rien à craindre ; je suis seul. Si vous repoussez ma proposition, vous retournerez librement chez vous.

Presque aussitôt, d’un buisson voisin, jaillit un jeune garçon aux cheveux châtains, à la figure ouverte, aux yeux d’un bleu profond. Il portait une carabine en bandoulière.

Aux dernières lueurs du jour, le comte le considéra et soudain :

— Espérat Milhuitcent, s’écria-t-il !

Le nouveau venu salua :

— Lui-même, Monsieur le comte.

Le cavalier remit ses pistolets dans les fontes. Son interlocuteur vit le geste et s’inclinant derechef :

— Merci de cette marque de confiance…

Mais le comte ne le laissa pas achever :

— Du diable si vous me remerciez. Je vous ai vu, à Paris, avec Caulaincourt, alors que vous négociiez l’abdication[1] ; j’ai questionné et j’ai appris votre dévouement à l’empereur, l’estime dans laquelle il vous tenait… Ce serait offenser son souvenir que ne pas vous marquer la confiance la plus entière.

Le jeune garçon sourit ; il eut un geste tendre, comme un salut à l’exilé lointain, puis, se rapprochant du cavalier :

— La présentation est faite, M. le comte, causons, voulez-vous ?

— Ma présence ici est une affirmation.

— C’est juste. Sur convocation signée : Des amis de l’Empereur qui veulent un chef, vous n’avez pas craint de quitter Paris et d’accourir. C’est par une expression de gratitude et non de doute que j’aurais dû commencer.

— Passons, fit le comte avec impatience. Au fait, je vous prie.

— M’y voici. Quelques amis et moi ne pouvons nous habituer à l’absence de l’Empereur.

— Ah !

— Et nous voulons travailler à son retour.

M. de La Valette sursauta :

— À son retour ? Mais c’est impossible.

— Monsieur le comte, murmura doucement Espérat, depuis Napoléon surtout, impossible n’est plus français.

— Oh ! oh, mon jeune ami, vous donnez des leçons…

— J’en sollicite au contraire, Monsieur le comte, puisque je me suis chargé de vous supplier d’être notre chef.

— Le chef de qui ?

— De braves gens qui ont versé dans les Vosges, dans l’Argonne, ce que le destin a voulu leur prendre de sang ; et qui désirent répandre le reste pour le service de l’Empereur.

Le ton de la réponse impressionna le comte.

— Vous les connaissez ?

— Tous.

— Et vous en répondez ?

— Comme de moi-même.

— Pourquoi m’avoir appelé de préférence à de plus dignes ?

— Parce que nul n’est plus dévoué au proscrit.

Un silence suivit. Évidemment M. de La Valette se consultait. Enfin il marqua un mouvement violent d’homme qui prend une résolution désespérée.

— Après tout, on ne meurt qu’une fois. J’accepte. Conduisez-moi vers vos amis.

Espérat mit un genou en terre et d’un accent profond, dont son interlocuteur se sentit pénétré jusqu’au fond de l’âme :

— À dater de ce jour, Monsieur le comte, vos ordres seront ma seule loi.

Puis se redressant :

— Suivez-moi ; une sente existe ici près, nous l’utiliserons, car la nuit nous gagne, et votre cheval ne trouverait plus sa route dans le taillis.

C’était vrai. Les dernières clartés du couchant mouraient à la cime des arbres, et les ténèbres semblaient monter du sol.

À cinquante mètres environ, les deux personnages rencontrèrent le sentier annoncé ; leur marche devint plus rapide.

Le comte examinait le chemin. On descendait au fond des gorges. De temps à autre, les fers du cheval sonnaient sur des pointes de grès trouant le manteau de terre végétale.

L’obscurité augmentait d’instant en instant.

— Est-ce loin encore ? demanda M. de La Valette. Je vois arriver le moment où, en dépit de ce sentier, il nous deviendra impossible de nous diriger.

— Nous sommes arrivés, Monsieur le comte. Seulement il vous faudra mettre pied à terre.

Sans observation, le gentilhomme sauta auprès de son guide.

— Laissez votre cheval, on en prendra soin.

La Valette abandonna les rênes et suivit Espérat.

Deux minutes plus tard, tous deux arrivaient devant une véritable falaise de grès.

Au ras du sol, se distinguait une ouverture sombre.

— C’est là, fit Milhuitcent d’une voix légère comme un souffle. J’avertis mes compagnons.

Puis il modula un sifflement bizarre. Après quoi, prenant la main du comte :

— Je vous conduis. Marchez hardiment ; il n’y a aucun obstacle.

Ainsi ils franchirent l’ouverture, parcoururent un couloir sinueux. Enfin ils débouchèrent dans une salle souterraine peu élevée, qu’éclairaient des lanternes accrochées aux parois.

Une cinquantaine d’hommes, groupés au hasard, occupaient la caverne.

Tous étaient armés de fusils.

Au fond, des planches juchées sur des tréteaux figuraient une estrade. Espérât y fit monter son compagnon.

Alors, debout auprès de lui, il modula de nouveau le sifflement entendu déjà par le comte.

Aussitôt la physionomie de l’assistance changea. Jusqu’alors personne n’avait paru s’apercevoir de la venue d’un étranger ; à présent tous les yeux se fixaient sur M. de La Valette.

— Amis, s’écria Milhuitcent, les cinquante braves de Stainville et de Saint-Dizier cherchaient un chef. Ils l’ont trouvé. Monsieur le comte de La Valette consent à nous commander.

Un hourrah général retentit. Des mains se tendirent vers le comte.

— Silence, ordonna le jeune homme.

Et tout se tut.

— Il sait notre but, il sait notre foi ; il faut qu’il sache aussi qui nous sommes. Que chacun passe devant lui, à l’appel de son nom, et prête entre ses mains le serment.

Un des assistants lui passa un objet long, caché sous un lambeau de toile.

Espérât rejeta l’enveloppe et présentant au comte une épée de cour à la riche poignée.

— La dernière épée de l’Empereur, prononça-t-il d’une voix sourde. Il me l’a donnée en souvenir. C’est sur elle, sur la croix de sa poignée que tous nous jurerons.

Comme, gagné par l’émotion, le comte recevait l’arme, le jeune homme étendit la main, de façon que ses doigts touchassent presque le croisillon, et d’un accent ardent dont frissonna l’auditoire :

— Moi, Espérat Milhuitcent, sur mon salut, sur mon bonheur en ce monde et dans l’autre, sur ceux que j’aime, je jure de consacrer tous mes instants, de donner tout mon sang au retour de l’exilé, au rappel de la gloire de la France.

Puis il appela successivement :

— M. l’abbé Vaneur, ancien curé du village de Stainville, dont l’invasion a fait un soldat.

— M. Tercelin, mon père adoptif, ancien maître d’école à Stainville également.

— M. Marc Vidal, capitaine, aide-de-camp de l’Empereur.

Et ceux dont le nom était prononcé passaient devant le comte, répétant l’un après l’autre la formule du serment.

La scène était imposante et terrible. Sur tous les visages se lisait une sombre résolution.

Espérat continuait :

— Antoine, fils, autrement dit Bobèche, qui a prouvé qu’un pître peut être un héros.

— Ivan Platzov, pope russe.

Tous les assistants avaient défilé. Il ne restait plus qu’un jeune garçon aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à peu près de l’âge d’Espérat Milhuitcent.

— Enfin, dit lentement celui-ci, voici

Henry Pandin, mon frère d’adoption. Je l’ai gardé le dernier, car je sollicite, pour lui comme pour moi, les postes les plus dangereux, ceux où l’on aura le plus de chances de mourir en criant : Vive l’Empereur.

Une acclamation formidable secoua les échos du souterrain.

Tous avaient rugi le cri jailli des lèvres d’Espérat.

Henry, lui, s’était avancé, les yeux humides, avait prononcé le serment d’une voix ferme, puis tendant les mains à Milhuitcent :

— Oh ! merci, merci de vouloir être mon frère même dans la mort.

Alors M. de La Valette, d’un ton solennel répéta les paroles que tous avaient dites sur l’épée.

Ceci fait, il réclama le silence du geste.

— Vous vous êtes appelés les Cinquante, mes amis ; conservons ce nom en souhaitant que tous les bons citoyens de France se joignent à nous. Et maintenant, délibérons.

  1. Voir la Mort de l’Aigle, 1814, épisode précédent.