Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch06

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 43-51).


CHAPITRE VI

Le Cabinet du roi.


Depuis une demi-heure, le roi était enfermé avec son frère, le comte d’Artois, qui plus tard devait régner sous le nom de Charles X. Près d’eux, se tenaient la duchesse d’Angoulême, épouse du fils aîné de ce dernier, et le duc de Berry.

Le roi, gros, la face empâtée, goutteux au suprême degré, se trouvait assis devant une petite table de bois blanc

(souvenir de son long exil), sur laquelle s’ouvrait un exemplaire des Odes d’Horace, annoté de sa main. Sa Majesté était un latiniste distingué.

Sa jambe gauche, enveloppée de flanelle et démesurément enflée, s’étendait sur un tabouret bas.

Nonobstant cette attitude de malade, Louis XVIII paraissait fort animé ; il accablait les assistants de reproches mérités, il faut le dire.

Sec, la figure ironique et froide, le comte d’Artois laissait passer l’orage avec un flegme exaspérant. La pétulante duchesse d’Angoulême, au contraire, et son beau-frère, duc de Berry, faisaient tête à la mercuriale.

— Voyons, disait le souverain, voyons, Charles, mon frère, la situation est assez difficile pour moi, sans que vous l’aggraviez encore. Pourquoi augmenter les divisions ?

Le duc de Berry leva la main, avec le geste gamin d’un écolier :

— Sire.

Le roi s’arrêta surpris :

— Qu’est-ce encore, mon beau neveu ?

— Je sollicite la faveur de répondre à votre question.

— Laquelle ?

— Pourquoi augmenter les divisions ?

— Ah ! vous avez quelque chose à dire à ce sujet. Parlez donc. Aussi bien, il serait plus facile de faire remonter un fleuve vers sa source que d’imposer silence à votre langue.

— Je remercie Votre Majesté de cette comparaison que je considère comme un compliment. Je voulais vous déclarer, mon bon oncle, continua le prince d’un ton soumis, qu’ayant lu Machiavel, je pense avec lui qu’il faut diviser pour régner.

À cette sortie, le roi écrasa son crayon sur la table :

— Là… Voilà bien l’écervelé !

Et s’adressant au comte d’Artois :

— Mon frère, c’est à vous que je veux parler, et non à ces enfants. Vous avez cinquante-sept ans sonnés, la raison doit donc trouver le chemin de votre esprit. Rentrés en France, au bruit du canon et de la fusillade, nous avons promis la paix. Après une ère de combats, la paix est notre raison de régner. Or, tandis que je présente à la foule le rameau d’olivier, vous prêchez la guerre civile.

— Vous êtes sévère pour un frère dévoué, répondit froidement l’interpellé.

— Eh ! quittez un peu ces façons, je préférerais vous voir moins respectueux et plus docile. Certes, j’apprécie les sentiments qui vous guident. Seulement réfléchissez. Le dévouement ne doit pas devenir le pavé de l’ours.

— Oh, Sire, protestèrent les auditeurs d’une même voix !

— Le pavé de l’ours, je le répète. Soyez donc de bonne foi. À peine de retour, ai-je manqué âmes devoirs de chef de la maison de Bourbon ? Dotations, honneurs, je vous ai tout accordé. Berry est colonel général des chasseurs à pied, d’Angoulême est lieutenant général des provinces du Midi. Lui, je ne m’en plains pas ; il est à son poste, il réussit à se faire aimer. Si vous agissiez comme lui, l’armée nous reviendrait, elle cesserait de songer à celui qui est là-bas, dans la petite île d’Elbe, et dont je sens peser sur les Tuileries le regard d’aigle.

Précipitamment, Mme la duchesse d’Angoulême porta à ses narines un flacon de sels anglais, cristal et or, qu’une chaînette retenait à sa ceinture.

Le mouvement attira l’attention du roi.

— Bon, qu’y a-t-il encore ?

— Rien, Sire, rien. En parlant, je mécontenterais Votre Majesté.

— Je veux cependant que vous vous expliquiez.

— Sujette obéissante, je m’exécute. J’ai éprouvé une nausée en vous entendant louanger l’ogre de Corse.

Un sourire passa sur les lèvres du comte d’Artois et de son fils.

Quant à Louis XVIII, il eut un geste violent.

— Toujours des plaisanteries, toujours des mots piquants. Faites donc de bonne politique avec cela.

— Eh ! reprit la jeune femme, la bonne politique consiste à rassurer les fidèles sujets du roi.

— Et à rassurer également ceux qui ont servi l’Empire.

— Oh ! oh ! Voilà du nouveau. Nous allons tendre la main aux bonapartistes.

— Oui, Madame, car ils sont Français comme les autres, car notre trône ne sera solide que le jour où nous aurons réconcilié tous les Français.

La duchesse allait répondre. Le roi l’en empêcha.

— Taisez-vous, Madame, taisez-vous, je vous l’ordonne.

Le visage pâle de Louis s’était coloré. Un instant, le silence régna dans la salle. Le monarque haletait, pris d’une suffocation asthmatique ; mais il se calma peu à peu et d’une voix affaiblie :

— J’aurais désiré vous parler doucement, comme à des parents que l’intérêt commun doit guider. Vous ne le permettez pas. Je donnerai donc des ordres.


Le vieillard podagre, pesant, quelque peu ridicule, prit une sorte de majesté en s’exprimant ainsi.

Sur ses auditeurs, il avait toute la supériorité d’une intelligence ouverte, d’une indulgence vraiment royale.

— Je relève toutes les fautes commises. Certaines sont irréparables, mais d’autres peuvent encore se réparer.

Parmi les premières je citerai la décapitation de la colonne Vendôme. En jetant à bas la statue de Napoléon, nous avons fourni à nos adversaires le moyen de dire, avec une apparence de raison : Ils abattent son image, parce qu’ils en ont peur.

Personne ne releva les paroles du roi.

Satisfait de cette résignation apparente, celui-ci continua :

— D’autre part, ça été une maladresse insigne, dont je m’accuse autant que vous, d’avoir créé les compagnies rouges et la Garde royale. Avec les sommes énormes consacrées à l’entretien de cette troupe, nous aurions pu conserver en activité de service presque tous les officiers de l’ancienne armée. Nous n’aurions pas ces nuées de demi-solde, qui entretiennent chez le peuple le souvenir du disparu.

— Si l’on était plus sévère pour ces demi-solde, ils parleraient moins haut, fit ironiquement la duchesse d’Angoulême.

— Vous vous trompez, ma nièce. L’histoire est là pour le prouver, la persécution a toujours accru les forces de ceux qui étaient attaqués. Et puis, ne consentirez-vous pas à songer, avec moi, que les malheureux ont combattu pour le pays, en somme, et qu’il est dur de les voir dans la misère, de voir les capitaines toucher 73 francs par mois et les lieutenants 44.

— Penh !

— Vous ne me comprenez pas, tant pis. Aussi bien je suis obligé de passer condamnation sur ce point. Pour réparer, étant donnée la situation financière, il faudrait licencier ma garde et mes compagnies rouges, c’est-à-dire jeter sur le pavé tous les gentilshommes qui vivent de leur solde. Ce serait déplacer le mal sans le guérir.

Il y avait une tristesse dans l’accent du roi.

Louis XVIII, au fond, était bon. Par malheur, il ne possédait ni la santé, ni la décision nécessaires pour reconquérir une nation que la Révolution avait émancipée.

Il continua cependant :

— Par contre, certaines légèretés, qui heurtent le sentiment national, peuvent et doivent cesser.

Ses yeux clairs se fixèrent sur le comte d’Artois :

— Ainsi, vous, mon frère, vous entretenez dans votre logis un véritable foyer de discordes.

— Moi, Sire ?

— Vous-même. Qu’est cette contre police que vous dirigez, souvent à l’encontre de la mienne ? Que sont ces conciliabules, tenus au Pavillon de Marsan, avec des gens chez lesquels le royalisme est une épilepsie, conciliabules qui causent tant de duels.

— Je croyais servir mon frère.

— Non, vous vous vengez du passé. Et je souhaite que l’on ne se venge pas. La seule vertu digne de la Victoire est la Clémence.

Louis XVIII, on le voit, avait de nobles idées. Jeune, actif et vigoureux, peut-être eût-il réussi à apaiser les esprits ; mais hélas, le souverain podagre, proche de la soixantaine, était impuissant à dominer les passions de son époque.

Son entourage le savait bien. Aussi acceptait-il avec une condescendance tranquille, les admonestations qu’il lui infligeait périodiquement.

— Partout, continua le roi, vous entretenez le mal. Vous poussez les gazettes à publier que les biens d’émigrés, acquis par des citoyens français, vont être restitués à leurs anciens possesseurs, oubliant que ces acquisitions ont été légalement faites, et que l’État en a perçu le prix.

Avec des folles, vous, duchesse d’Angoulême, vous avez lancé la mode des chapeaux à la cosaque, des shakos à plumes à la garde russienne, sans tenir compte des sentiments de la population, à peine délivrée de la présence des armées d’invasion.

Pour entraver tout rapprochement avec les partisans de Napoléon, vous raillez celui-ci. Vous le désignez sous les noms de Bonez ou Bonnet. Aussi les républicains répondent en m’appelant Capet. C’est admirable, n’est-ce pas ?

Personne ne répondit.

En dépit de leur obstination, les membres de la famille royale sentaient bien que leur chef avait raison.

— Pour vous complaire, le Journal des Débats écrit cette stupidité : « Il est temps de faire connaître que Napoléon ne s’appelle pas Napoléon, mais Nicolas, cet homme voulait paraître extraordinaire en tout, même en son nom[1]. »

— Le ridicule tue, commença la duchesse d’Angoulême.

Louis frappa rageusement sur la table, ce qui fit sauter son Horace. Il saisit aussitôt le livre, s’assura qu’il n’avait pas souffert de la secousse, puis avec calme :

— Ma nièce, le ridicule tue un petit cadet de province, mais quand un homme a tenu la place de celui dont vous parlez, il n’en est pas de même.

— Décidément, mon oncle, vous l’admirez.

— Le public l’admire plus encore, car il a répondu à l’article du journal que je citais à l’instant.

— Il a répondu ?

— Le soir même, à la Comédie-Française, où l’on donnait Édouard, d’Écosse.

— Je ne vois pas…

— Eh bien, le parterre a fait un triomphe à cette phrase de la pièce : Il n’y a qu’un malhonnête homme pour parler ainsi d’un héros.

Le comte d’Artois tenta de détourner la conversation :

— Tout cela est fâcheux, mon frère, mais je ne puis vraiment empêcher les feuilles journalières de se livrer à des écarts de langage.

— Non, sans doute, Charles, répliqua le roi avec bonhomie, je vous prie seulement de ne pas les encourager et…

— Moi… ?

— Ne m’interrompez pas, et surtout de ne pas ajouter la mention lu et approuvé à des factums comme celui-ci.

Et de son Horace, qui l’avait recelé jusqu’à cet instant, Louis tira un papier.

— Voyez, Charles, c’est bien vous qui avez approuvé ceci. Vous ne renierez pas votre écriture.

— Non certes, Sire ; mais c’est par surprise.

Le frère du roi semblait être sur des épines. Il y avait en lui de la honte et de la colère. Comme un enfant, il souffrait d’être pris en faute et de ne pouvoir nier.

— Ah ! c’est une surprise, reprit le roi avec un soupir. Alors, Charles, je vous pardonne, seulement je veux vous donner lecture de ce que l’on vous a fait signer, afin que vous preniez garde à l’avenir.

— Inutile, grommela d’Artois.

— Si, si, j’y tiens beaucoup.

Et changeant de ton, Louis ajouta :

— Cela s’appelle le Testament de Bonnet. Écoutez cette poésie.

Je lègue aux enfers mon génie,
Mes exploits aux aventuriers,
À mes partisans l’infamie,
Le Grand Livre à mes créanciers,
Aux Français l’horreur de mes crimes,
Mon exemple à tous les tyrans,
La France à ses rois légitimes,
Et l’hôpital à mes parents[2].

Le roi se tut. Il interrogea ses auditeurs du regard. Tous avaient baissé les yeux. Il eut un vague sourire :

— Je vois, conclut-il, que vous êtes de mon avis. Ce n’est pas par de pareils libelles que nous arriverons à l’apaisement des esprits.

Puis son scepticisme naturel reprenant le dessus :

— On ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Si nous-mêmes parlons de Napoléon avec la déférence due à un grand vaincu, ses partisans n’auront plus de raison pour nous faire pièce en acclamant son nom. S’ils se laissent aller d’ailleurs à des cris ou à des manifestations séditieux, l’immense majorité de la population sera avec nous. C’est la paix, la paix sociale d’abord, qu’il convient d’assurer.

— Il ne nous reste plus qu’à offrir, aux Tuileries, un appartement à l’ogre de Corse, s’écria étourdiment la duchesse.

Louis fronça les sourcils :

— Vous parlez comme une enfant, ma nièce. Napoléon est enfermé à l’île d’Elbe. La flotte anglaise, des vaisseaux de notre marine, veillent à ce qu’il ne sorte pas de son petit royaume. Gardons-le étroitement, mais, pour Dieu, n’en ayons pas l’air.

À ce moment, on frappa discrètement à la porte, et presque aussitôt un page entra. C’était celui-là même qu’avait envoyé le duc de Blacas.

À l’annonce du nom de son favori, un joyeux sourire éclaira le visage du roi, et par réflexion, les faces renfrognées des assistants se détendirent.

— Qu’il vienne, qu’il vienne, s’écria Louis avec empressement.

— Profitant de la diversion, le comte d’Artois se leva et s’inclinant :

— Vous avez sans doute à vous occuper des affaires de l’État, mon cher frère, permettez-moi de me retirer.

— Si vous le désirez, Charles.

Sans nul doute, le roi était enchanté de recevoir son confident. Aussi donna-t-il fort gracieusement à ses auditeurs licence de s’éloigner, non sans ajouter cette recommandation paternelle :

— Et surtout, soyez sages.

De Blacas parut sur le seuil, profondément incliné.

Il demeura ainsi jusqu’à ce que les parents du roi fussent sortis. Alors il redressa sa haute taille, s’assura que la porte était bien close, puis venant à Louis :

— Sire, je sollicite de Votre Majesté, la permission de lui présenter des sujets fidèles entre tous.

— Fidèles entre tous ? De quel ton tu me dis cela, mon Duc.

— Le seul qui convienne, Sire. Car l’un a perdu sa raison, l’autre a sacrifié l’honneur de son nom au service de Votre Majesté.

— Hein ? l’honneur, la raison ?

Le favori alla vers la porte, l’ouvrit, et appelant du geste ses compagnons demeurés dans l’antichambre, il les présenta à mesure qu’ils parurent :

— M. le comte de Rochegaule d’Artin, qui a contraint par la force sa sœur à épouser Enrik Bilmsen.

— Lui, balbutia le roi !

Mlle Lucile de Rochegaule, devenue folle pour avoir obéi à son frère.

— Folle, la pauvre enfant.

— Et incurable, Sire, ainsi que vous l’affirmera Maître Denis Latrague, homme de rare compétence en ce qui concerne la démence.

— Eh ! Que puis-je pour eux, demanda anxieusement Louis XVIII ?

— Sire, vous pouvez leur prouver une confiance absolue. C’est la seule récompense qu’ambitionne le comte.

— Une confiance absolue ?

— Oui. M. de Rochegaule, envoyé par M. de Talleyrand, arrive tout exprès de Vienne pour entretenir Votre Majesté…

— De quoi, mon Dieu ?

— De Napoléon.

  1. Tous ces détails sont empruntés aux journaux et mémoires du temps.
  2. Extrait de la collection du Journal du Paris, 1814.