Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch14

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 120-126).


CHAPITRE XIV

Ni épouse, ni impératrice, ni mère


— Monsieur, quelle est la route de Schœnbrünn ?

— Suivez Grabenstrasse, tournez par la Jœckel, et ensuite tout droit, trois kilomètres environ, au bout desquels vous apercevrez les murs du parc de Schœnbrünn.

— Mille grâces, Monsieur.

Bobèche, que sa connaissance de l’allemand avait fait choisir comme interprète, salua le bourgeois viennois qui l’avait renseigné et revint vers ses amis, plantés comme deux i à quelques pas de là.

— Eh bien, firent-ils ?

— Je sais !

— Alors, tu nous conduis à Schœnbrünn ?

— Palais qui abrite en ce moment Marie-Louise, ex-Impératrice des Français, et son fils, le fils de Napoléon.

— Qui abrite surtout la noble comtesse Walewska, laquelle est plus dévouée à l’exilé que l’épouse autrichienne.

— Allons, en route.

Les trois Français jetèrent un dernier regard sur une maison voisine. C’était là que le comte Walewski, délégué de Pologne, avait élu domicile pendant le Congrès de Vienne, qui allait décider des destinées de l’Europe.

Leurs chevaux installés dans les écuries d’une hôtellerie, Espérat et ses compagnons s’étaient rendus, sans prendre le moindre repos, à la demeure du gentilhomme polonais.

Là, on leur avait appris que le comte assistait à une réunion extraordinaire du Congrès, et que la comtesse s’était fait conduire au château de Schœnbrünn, où la légère Marie-Louise s’entourait de plaisirs et de bruit, peut-être pour ne pas entendre la voix qui, du haut des collines rocheuses d’Elbe, pleurait sur l’abandon de l’épouse, sur l’éloignement de l’enfant.

Le parti des voyageurs avait été bientôt pris.

Eux aussi iraient à Schœnbrünn.

D’un pas rapide, ils suivirent Graben, Jœckelstrasse et se trouvèrent hors de la ville, sur la route de la résidence impériale autrichienne.

En une demi-heure, ils atteignirent les murs dont le parc est enclos. Une petite grille se trouvait à quelques pas ; un soldat y était placé en faction.

Espérat eut froid au cœur.

La tunique blanche, la culotte bleue, le shako de cuir avec l’aigle bicéphale d’Autriche, voilà la tenue de ceux qui gardent aujourd’hui le fils de Napoléon.

Cette réflexion, éblouissante comme l’éclair, aiguë comme une pointe d’acier, traversa la pensée du jeune homme.

Il ferma les yeux et porta les mains à son cœur, désignant ainsi d’un geste inconscient, les points où l’avait frappé la douleur.

Cependant Bobèche parlementait avec la sentinelle.

Celle-ci se décida à appeler. Ses cris attirèrent un officier qui s’enquit des motifs de ce bruit insolite.

— Mes amis et moi, répliqua le pitre, désirons pénétrer dans Schœnbrünn.

— Impossible. La famille Impériale y réside en ce moment.

— Je ne l’ignore pas, reprit Bobèche sans se laisser déconcerter. Je suis envoyé par M. le délégué de Pologne, avec mission de communiquer à Mme la comtesse Walewska un message qui ne souffre aucun retard.

L’officier autrichien parut embarrassé. Mais bientôt il se décida :

— Veuillez attendre au poste, Messieurs. Je vais envoyer un de mes hommes à la recherche de Mme la comtesse.

Les Français s’inclinèrent et se mirent en marche derrière l’officier.

Un instant après, ils étaient assis devant un petit pavillon servant de corps de garde.

Un soldat s’était dirigé vers le château, qu’on apercevait au loin, masqué en partie par une muraille d’arbres taillés, à feuillage persistant, sur lequel se détachaient, comme sur le fond de niches d’émeraude, de blanches statues.

À leur droite, les voyageurs distinguèrent la butte de la Gloriette, dont la colonnade grêle se profilait sur le ciel. À leur gauche, miroitait la nappe bleue de la pièce d’eau des Ruines Romaines, dont la silhouette fantasque se devinait parmi les lierres.

Plus loin encore, tout près de la masse de pierre du château, les parterres du jardin à la française, vides de fleurs vu la saison, où s’épanouissaient à l’aise des fusains, des buis, des troënes, encadrant de leur feuillage sombre le vert tendre des pelouses.

L’immense amour d’Espérat pour l’Empereur s’exacerbait à ce spectacle. Le jeune homme revivait l’inoubliable épopée.

Ce sol, l’Empereur l’avait foulé, lorsqu’en 1805, en 1809, il faisait trembler de sa main puissante le trône d’Autriche, lorsqu’il accaparait à son profit l’orgueilleuse devise des pâles successeurs de Charles-Quint. A. E. I. O. U. — Austria est imperium orbis universi — l’Autriche est l’Empire du monde.

Et le génie avait succombé sous le nombre, les loups se disputaient les reliefs du lion.

— Ah ! murmura Milhuitcent, si un jour la France disparaît…, le nom de Napoléon restera comme l’incarnation de son génie. On dira Napoléon pour la Gaule, comme on dit Alexandre pour la Grèce ou César pour Rome.

Il eut un soupir.

— Plus grand qu’eux par la gloire, comme par la douleur, il est là-bas proscrit, et sa femme est redevenue autrichienne, et son fils grandit parmi des maîtres autrichiens. Le fils de l’Aigle est dressé à faire un Archiduc.

Un pas grinçant sur le sable l’arracha à ses réflexions.

Le soldat envoyé à Mme de Walewska revenait.

Comme mus par un ressort, les Français se levèrent à son approche.

Le fantassin vint à son chef, lui parla en baissant la voix. L’officier se tourna alors vers les étrangers et les saluant courtoisement :

— Sa Grâce la comtesse vous prie, Messieurs, de vous rendre au jardin d’hiver, que vous apercevez là-bas à l’angle est du château. Elle vous y joindra aussitôt qu’elle aura pu se faire libre. Excusez-moi de vous avoir retenus un moment, mais la consigne ne me permettait pas d’agir autrement.

— Nous l’avons compris, Monsieur, répondit noblement Bobèche. Vous ne nous deviez aucune excuse ; par contre, nous vous devons des remerciements pour votre courtoisie.

Après cet échange de politesses, les Français marchèrent droit vers le château.

Bientôt ils pénétrèrent dans l’admirable serre du jardin d’hiver.

C’était un merveilleux fouillis d’arbres exotiques, croisant, en tous sens, leurs palmes digitées, leurs branches, leurs rameaux, ou leurs feuilles multiformes.

Un petit ruisseau courait parmi les fleurs, tombant de gradin en gradin, avec le doux gazouillis de ses cascades minuscules.

Pour n’être pas interrogés par l’un des chambellans ou des hauts dignitaires, qui, de temps à autre, traversaient ce réduit parfumé, Espérat et ses compagnons se dissimulèrent derrière le rempart de buissons africains.

À peine avaient-ils pris position en ce lieu écarté qu’Espérat eut un soubresaut.

— Qu’as-tu donc ? interrogèrent Bobèche et Henry, effrayés par l’expression des traits de leur compagnon.

Il étendit la main vers l’un des portiques accédant aux appartements :

— Là, là ; ils viennent. Elle et Lui.

Tous deux regardèrent, et à leur tour ils pâlirent, le cœur étreint d’une inexprimable émotion.

Marie-Louise s’avançait tenant son fils par la main.

Elle était toujours la même femme blonde, futile d’aspect et d’allure ; mais ce qui frappa les spectateurs invisibles, ainsi qu’un coup de poignard, ce fut l’uniforme dont le petit était revêtu ; cet uniforme tout blanc, à parements verts, de colonel autrichien.

Oh ! cet Aiglon, que le plus noble peuple du monde avait sacré roi de Rome, portant la livrée honteuse de ceux qui du faîte précipitèrent son père.

Oh ! l’insulte inconnue, quotidienne, au vaincu que la défaite même n’a pu diminuer.

Combien cette mascarade lugubre devait réjouir les représentants de l’Europe coalisée. Certes, ils devaient rire, ces vainqueurs stupéfaits de leur victoire, en voyant le fils, un enfant innocent, se pavaner dans ces habits, que le cauchemar même se refusait à présenter au sommeil de Napoléon.

Espérat ressentait ces choses avec une acuité insoutenable. Il ferma les poings, les appliqua sur ses yeux.

Il ne voulait plus voir.

Et cependant Marie-Louise approchait, souriante, inconsciente du crime qu’elle commettait comme épouse, comme mère. Sa robe traînait en froufroutant sur le fin gravier de l’allée, ses yeux se noyaient de vague ; peut-être songeait-elle à Neipperg, ce ridicule galant autrichien, auquel la folle créature allait sacrifier l’être glorieux qu’elle ne comprit jamais.

Infatigable à la danse, Marie-Louise avait horreur de la marche. Un banc de marbre se trouvait près des buissons ; elle s’y laissa choir languissamment.

Devant elle, le duc de Reichstadt se mit à jouer avec les cailloux.

Soudain, un laquais parut, portant une lettre sur un plateau de vermeil.

Elle le vit et curieuse :

— Une lettre ?

— Décachetée, Madame… ! a passé par les bureaux de la police.

Elle la prit avec indifférence, et, le valet s’étant éloigné, elle conserva à la main l’enveloppe couverte d’une écriture nerveuse, qui n’avait pas besoin du cachet de l’île d’Elbe pour trahir celui qui en avait tracé les traits altiers.

C’était une de ces missives désolées et touchantes que Napoléon adressait à son épouse.

Dans la noblesse de son âme, il se refusait à croire qu’elle l’abandonnait lâchement à sa mauvaise fortune. Il l’excusait, attribuant à la tyrannie des souverains alliés le silence qu’elle gardait. Si elle ne répondait jamais à ses messages, si elle ne venait pas le rejoindre avec son fils, c’est que l’Europe cruelle s’y opposait. Voilà ce qu’il ressassait dans chaque missive, ressuscitant des souvenirs émus, disant ses espoirs d’avenir.

Aussi cette correspondance ennuyait Marie-Louise.

À quoi bon parcourir les lignes où un homme plus grand que tous les autres a mis à nu son âme blessée, si cet homme ne plaît pas, s’il ne fait point partie des colifichets précieux dont on veut parer sa beauté ?

Il est l’élu, il est l’inspiré de l’Infini, il est le bras du Dieu tout-puissant, qu’importe ? C’est l’individu nul, au sourire niais, à la phrase banale qui me plaît.

Dans le murmure des eaux jaillissantes, dans le bruissement des feuillages bercés par des courants d’air savamment ménagés, voilà ce que disait la rêverie de Marie-Louise, somnolant, les yeux ouverts, sans penser à parcourir la lettre où le dominateur du monde avait enfermé sa fièvre.

Comme si le ciel n’avait voulu refuser aucun avertissement à l’épouse, comme s’il avait décidé que jamais la mère de l’Aiglon impérial n’aurait le droit d’invoquer les circonstances atténuantes, le petit duc de Reichstadt se rapprocha d’elle.

Ses yeux d’enfant se fixèrent sur l’enveloppe.

Ils reconnurent des caractères familiers, et tout doucement la petite bouche murmura :

— Mère, c’est papa Poléon qui t’écrit.

Elle tressaillit, froissa la lettre pour la dissimuler, mais l’impérial gamin bondit, crispant ses menottes roses sur la main maternelle :

— Qu’est-ce qu’il dit, papa Poléon ?

Dans leur abri, Espérat, Bobèche, Henry, frissonnaient. Le hasard les conviait à lire dans le cerveau de Marie-Louise.

Une hésitation les bouleversa.

Avaient-ils le droit d’être les inquisiteurs auxquels rien n’est dissimulé ? Le mystère de la tragique infortune du titan couronné devait-il être dévoilé à leurs yeux ?

Terrible question. Point d’interrogation plein de trouble et de frissons.

Se montrer. N’était-ce pas s’exposer au courroux de la femme, indigne de l’illustre situation que lui avait faite un geste de l’exilé ?

Rester cachés, n’était-ce pas violer le secret déchirant du maître ?

Mais, dépassant les décisions, la tragédie se jouait en quelques répliques :

— Pourquoi tu dis pas ce que papa Poléon te dit ?

— Il ne dit rien.

— Avec cela. Il embrasse son petit Poléon, qui doit être général comme lui.

Une femme de cœur aurait pleuré, Marie-Louise trouva la force de répondre de sa voix indolente :

— Il n’embrasse pas.

Peut-être ne se douta-t-elle pas de l’horreur qu’il y a à refuser à l’enfant le baiser du père.

— Si, il embrasse, répétait l’enfant avec une tendre obstination.

Alors elle s’impatienta :

— Le duc de Reichstadt, — et sa voix se fit, impérieuse pour prononcer ce nom qui cachait, ainsi qu’un manteau de deuil, le nom glorieux du petit être, — le duc de Reichstadt fait de la peine à sa mère.

— De la peine ? gémit l’enfant bouleversé.

— Oui, il avait promis de ne plus parler de Poléon.

— Il a promis. Oui ; mais pourquoi ne plus parler ?

L’ex-impératrice se leva avec un geste las :

Parce que cet homme fut le malheur de la vie de maman, et que rappeler son nom, c’est rappeler ses crimes[1].

Et elle s’éloigna dolente, telle une victime, accompagnée par le « roi de Rome » qui sanglotait :

— Pardon, pardon, maman ; parlerai plus, parlerai plus Poléon.

Espérat était à genoux. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Il tendit les bras vers le ciel et d’une voix sourde :

— Mon Dieu… ! pardonne à cette femme… mais surtout que ta colère épargne cet enfant qui ne sait pas ce qu’il dit !

  1. Confidences de Mme la comtesse Camerata.