Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch18

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 153-160).


CHAPITRE XVIII

Le plan d’un grenadier de la Garde


Depuis près d’un an, l’Empereur gouvernait l’île d’Elbe. Il avait une armée de 673 hommes, exilés volontaires de son ancienne garde, Polonais fidèles au malheur, et quelques demi-solde qui l’avaient rejoint.

Il avait une marine composée du brick l’Inconstant, de la goélette la Caroline, la felouque l’Étoile, des avisos la Mouche et l’Abeille.

Bertrand, Drouot, Cambronne, Mallet, Combe, Larabit, Noisot, Emery commandaient les soldats. Taillade, Chautard, Sari, dirigeaient son escadre.

Sans cesse, ses navires se rendaient à Naples, à Livourne, à Gênes, et les stationnaires, anglais ou français, qui surveillaient étroitement les abords de l’île d’Elbe, s’étaient accoutumés à voir flotter le pavillon blanc à la bande rouge constellée d’abeilles d’or.

L’Empereur semblait absorbé par l’administration de sa mince principauté. Routes, pêche, mines, reboisement, culture, il s’occupait de tout, imprimant à tout une impulsion puissante.

Il mettait sa prodigieuse activité au service des Elbois.

Avec cela simple, courtois envers tous, partageant son temps entre le travail, les visites à sa mère, Mme Lætitia, les fêtes organisées par sa rieuse et bonne sœur Pauline.

Parfois, durant deux ou trois jours, il recherchait la solitude. Alors Drouot seul l’approchait, et Marchand, le premier valet de chambre, disait mélancoliquement :

— Il pense au pauvre petit chou !

Le pauvre petit chou, c’était le roi de Rome.

L’Empereur s’abandonnait à la douleur du père, devinant qu’il ne reverrait plus, ni l’épouse indigne, ni l’enfant chéri.

Étonné de la facilité avec laquelle le héros s’était façonné à sa nouvelle existence, l’espion Campbell adressait, à Londres, de longs rapports, où il insistait sur l’affaiblissement des facultés de Napoléon, et dans les Cours du continent, ou plaisantait, on se flattait d’avoir abruti le génie, d’avoir raccourci le géant, d’avoir édenté l’ogre de Corse.

En réalité, Napoléon voulait se consacrer uniquement aux Elbois et oublier le passé.

En vain Masséna, puis Cambon, puis M. de Méneval, lui avaient écrit pour l’informer de ce qui se tramait contre lui au congrès de Vienne.

En vain le duc de Bassano lui avait envoyé le jeune Fleury de Chaboulon, pour lui tracer un tableau vrai de la France, mécontente de l’arrogance des émigrés, des maladresses de l’entourage de Louis XVIII ; l’exilé répétait comme un refrain monotone.

— Non, non ! L’Europe craint une France puissante. Que la France panse ses blessures durant une longue paix. L’idée de liberté qu’elle a jetée dans le monde grandira et triomphera toute seule. La France a versé assez de sang. Il ne faut pas qu’elle s’épuise, car un jour, sans doute, la liberté lui demandera de nouveaux sacrifices.

Dans la parole saccadée, dans l’intonation sèche, se devinaient la souffrance. De fait, l’Empereur souffrait de voir la France avilie, tenue à l’écart des conseils de l’Europe, divisée par les factions, sans prestige à l’extérieur, faible au dedans.

Aux préoccupations grandioses, épiques, de la période précédente, avaient succédé les préoccupations mesquines des intérêts.

Non, certes, ce n’était point là la paix bienfaisante et douce. C’était l’anarchie morale, semeuse de guerres civiles, de désordres, de tyrannie d’une caste victorieuse. D’où qu’elle vienne, d’en haut ou d’en bas, la tyrannie n’est jamais féconde.

Elle ruine les vainqueurs eux-mêmes, car un pays ne peut être riche que par l’union de tous ses enfants.

Tels étaient les raisonnements auxquels se livrait l’empereur, et pourtant il restait sourd aux appels de ses amis. Il refusait devant l’histoire le rôle de chef de parti.

Or, le 15 février 1815, il se leva de bonne heure. En quelques minutes, son valet de chambre, Marchand, l’habilla.

— Bertrand est-il là ?

— Non, Sire. Il est chez lui.

Mme Bertrand serait-elle malade ?

— Je ne sais. C’est possible. Vous n’ignorez pas que depuis la mort de son second fils, sa santé est demeurée chancelante.

— Oui, oui, pauvre femme, c’est vrai.

Napoléon demeura pensif, puis brusquement :

— Et Drouot ?

— M. le général écrit dans le cabinet de Votre Majesté.

— Parfait ? Marchand, mon ami, faites seller deux chevaux, Drouot m’accompagnera seul.

— L’officier de service ?

— Je n’en ai que faire.

— Votre Majesté sait pourtant bien que l’on a résolu de l’assassiner ; que des assassins sont venus de France.

— Bah ! Avec Drouot ! Napoléon et Drouot, trop gros morceau pour un meurtrier vulgaire.

Puis changeant de ton, l’Empereur ajouta :

— Marchand, je vais saluer Madame Mère. Que l’on prévienne Drouot, et que les chevaux attendent à la Porte de Terre.

Le fidèle valet de chambre s’inclina.

Cependant Napoléon quittait le palais et s’acheminait vers le logis qui avait été affecté à Madame Lætitia, sa mère.

Sur son passage, les Elbois qu’il croisait se découvraient respectueusement.

Une fillette d’une quinzaine d’années s’approcha et lui barra le passage en balbutiant :

— Monsieur le Sire.

Lui sourit à ces paroles et doucement :

— Que veux-tu petite ?

— Je voudrais que vous me défendiez de me marier[1].

— Moi, et pourquoi ?

— Parce que l’on veut me faire épouser Bartoleo, le Madraguais, sous le prétexte qu’il possède cent écus.

— Et tu en aimes un autre ?

— Bien sûr, Césari, le matelot, qui n’a rien, lui, que ma tendresse.

— Va donc auprès, de tes parents. Si tu épouses Césari, je te remettrai cent écus de dot.

La fillette demeura un instant ébahie, puis de son pouce elle dessina le signe de la croix sur ses lèvres, et avec l’accent chantant des Elbois, elle déclama :

— Vous êtes le Père, Monsieur le Sire, le père en vérité.

Et elle s’enfuit à toutes jambes, sans doute pour aller annoncer la bonne nouvelle à celui qu’elle avait distingué.

L’Empereur, un instant distrait par l’incident, reprenait sa marche, quand ses yeux distinguèrent à quelques pas un homme qui semblait l’observer. Grand, sec, gourmé d’allure et de maintien, ce personnage conservait, sous l’habit civil, une raideur à la fois militaire et britannique.

C’était le colonel Campbell, commissaire de la Sainte-Alliance, détaché à l’île d’Elbe pour surveiller Napoléon.

Celui-ci fronça le sourcil. L’Anglais salua froidement.

— Ma foi, colonel, commença l’exilé avec une évidente mauvaise humeur, c’est un hasard curieux qui vous fait sortir aux mêmes heures que moi, qui vous amène aux mêmes endroits.

— Je subis sans doute une attraction, Sire, répondit flegmatiquement l’interpellé.

— Mais, serez-vous longtemps encore éloigné de votre patrie ? Vous n’avez point été empereur des Français, ni même général. Il n’y a pas de raison de vous maintenir en exil.

— Je ne me plains pas de mon sort.

Napoléon eut un geste de colère aussitôt réprimé, mais de ce ton tranchant qui cinglait comme un coup de cravache.

— Eh bien, moi, Monsieur, je m’en plains, croyez-le.

Il passa et disparut dans la maison de Madame Mère.

Le colonel n’avait pas fait un mouvement. Quand son interlocuteur se fut éloigné, il tira un carnet de sa poche, et d’une écriture longue, anguleuse comme lui-même, il traça ces lignes.

« Chaque jour, les indices de décrépitude augmentent chez Buonaparte. Hier, il jouait aux jeux innocents. Il pleura parce qu’un capitaine « de tartane, venu du continent, lui présenta une gravure représentant l’ex-roi de Rome. Aujourd’hui il s’est occupé de doter une fille de pêcheurs. Avant peu, l’exil aura accompli son œuvre ; ce faux grand homme sera devenu crétin. »

C’étaient là des notes pour le rapport bi-mensuel, que le commissaire adressait à son gouvernement. Ainsi qu’on le voit, l’agent anglais préludait à la campagne de mensonges, de basses calomnies, grâce à laquelle on se flattait de ternir la gloire de Napoléon et d’effacer en même temps la renommée du pays de France.

De même que chaque jour, Mme Lætitia embrassa son fils tendrement, puis elle se prit à lui recommander des Corses. C’était la manie de Madame Mère. Elle aurait voulu que ses compatriotes tinssent tous les emplois. Mais avec une douce fermeté, l’Empereur éluda les demandes de Mme Lætitia et quitta la vieille femme, en la laissant ravie bien qu’il ne lui eût rien accordé.

À la porte, il trouva le général Drouot.

Lourd de taille, le visage d’un paysan, mais les yeux clairs, l’esprit droit, le cœur noble entre tous, le général, dont le pur dévouement était la consolation et l’orgueil du proscrit, venait annoncer à ce dernier que les chevaux attendaient à la Porte de Terre.

— Alors, mon vieil ami, en selle, nous irons à Saint-Cloud[2], et de là à l’ermitage de Monte Serrato.

Mais son visage se contracta.

Il venait d’apercevoir le colonel Campbell, qui arpentait la chaussée, sans paraître remarquer sa présence.

— Encore cet homme, murmura-t-il.

Drouot suivit la direction de ses regards :

— Ah ! l’espion anglais, fit-il avec bonhomie. Voulez-vous que j’aille le prier d’aller se promener ailleurs.

Il y avait dans les yeux du général une petite flamme que ses adversaires connaissaient bien. Quand elle brillait, on savait ce que cela signifiait. Sans élever la voix, sans cris, Drouot eût alors jeté un importun par la fenêtre.

L’Empereur sourit. Sa main saisit le bras de son compagnon.

— Non, non, tâchons seulement de dépister ce policier de Saint-Georges. Viens, mon bon ami, une promenade sur les remparts nous en débarrassera peut-être.

Gaiement, tel un collégien préparant une niche à son professeur, Napoléon entraîna Drouot dans la direction des remparts.

Quelques minutes plus tard, tous deux circulaient sur le chemin de ronde et parvenaient à l’endroit, où les retranchements étaient percés par la Porte de Mer.

Là, l’Empereur s’arrêta, et se penchant par-dessus le parapet, il jeta un coup d’œil au-dessous de lui.

Il se rejeta en arrière avec une sourde exclamation.

Absorbé en apparence par la contemplation du port et de la rade, le colonel Campbell, planté sur ses longues jambes ainsi qu’un héron, se tenait juste sous l’endroit où l’exilé avait fait halte.

Drouot surpris regarda à son tour.

Cette fois il ne dit rien, mais il s’achemina vers l’escalier intérieur qui aboutissait sous la porte même.

Un bruit de voix parvînt jusqu’à lui, interrompant le mouvement commencé.

Devant la baie d’accès au port, des soldats du poste de garde bavardaient assis sur des bancs grossiers.

Tous appartenaient à cette élite de dévoués qui avaient sollicité l’honneur de suivre l’Empereur dans l’exil.

Les moustaches grisonnantes des grognards de la Vieille Garde, les visages imberbes des voltigeurs de la Jeune, Garde, rassemblés là, se tournaient vers un caporal, qu’à son accent il était aisé de reconnaître pour un fils de Marseille.

Et le caporal disait :

— Bon, l’english aura beau faire, il n’empêchera pas le petit tondu de rentrer en France un de ces jours, avec nous s’entend,… et en deux temps, nous serons aux Tuileries[3].

L’Empereur tressaillit.

Drouot se rapprocha de lui et tous deux écoutèrent :

— Pas si commode que cela, grommela un camarade de l’orateur.

— Pas commode, pitchoun ; ouvre tes oreilles, qu’elles sont déjà comme des plats à barbe, et tâche à te gargariser l’intellect ! Voilà le plan.

Gravement, le Marseillais débita :

— L’Empereur fait courir le bruit qu’il veut reprendre l’Égypte. Ceux qui sont aux Tuileries sont contents de notre éloignement ; ils en rient, c’est bon.

L’Empereur ne s’est pas endormi ; tout est préparé pour nous recevoir, c’est bon.

Nous nous ravitaillons à Malte. Nous débarquons sur les bords du Danube, un peu plus haut ou un peu plus bas : c’est bon.

Constantinople ferme les yeux. Alors nous marchons en avant, drapeau déployé, en colonne serrée. Les Grecs nous joignent ; les Moldaves et les Serviens aussi.

Les Hongrois nous attendent pour s’insurger contre les Autrichiens ; car les Hongrois et les Autrichiens, c’est comme l’eau et le feu.

Nous remontons le Danube. Une armée polonaise s’est mise en route de Varsovie pour venir à notre rencontre. Cette armée est la sœur de notre armée, vous savez, et au signal, nous nous trouvons ensemble sous les murs de Vienne.

De la capitale de l’Autriche à notre capitale, nous connaissons le chemin et nous le faisons les yeux bandés. Nous voilà de retour à Paris ; ceux des Tuileries ont filé ; les Parisiens crient : vive l’Empereur ; c’est bon, ça y est.

Napoléon, Drouot écoutaient, échangeant des regards d’intelligence, émus par la faconde de ce caporal obscur, prototype du Français d’alors, de l’être naïf et confiant, qui, accoutumé à atteindre à l’impossible, débitait sans sourciller une folie épique et prodigieuse.

Mais un organe-rude s’éleva.

— Campbell, chuchota l’Empereur.

C’était en effet le colonel. Blessé dans son sentiment national par les hypothèses du soldat, il s’efforçait de lui démontrer l’insanité de sa combinaison. Dans ce soin même apparaissait la peur que le nom seul de Napoléon causait à l’Europe.

Évidemment le colonel avait pensé, sans peut-être en avoir bien conscience lui-même :

— Si une pareille billevesée s’implantait dans l’esprit de Bonaparte, il serait capable de l’amener dans le domaine de la réalité.

— Il discute, murmura Drouot ; si nous profitions de cet instant pour lui fausser compagnie.

À pas de loup, le général et son compagnon s’éloignèrent.

Bientôt, ils parvinrent à la Porte de Terre, où leurs chevaux les attendaient.

Un regard leur suffit pour s’assurer que l’espion anglais ne les avait pas suivis. Joyeux, ils sautèrent en selle et partirent au galop.

  1. Lettres du capitaine Mallet
  2. L’Empereur et son entourage appelaient ainsi le domaine de San Martino, situé au centre de l’Île d’Elbe et dont Napoléon avait fait l’acquisition.
  3. Mémoires de Pons. Lettre de Drouot au duc de Bassano.