Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch19

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 161-170).


CHAPITRE XIX

Menus faits


Une route carrossable reliait Porto-Ferrajo à San Martino.

Au grand trot de leurs chevaux, les deux promeneurs la parcoururent. Bientôt, ils aperçurent au loin, la cime des arbres qui ombrageaient le parc situe au fond de la vallée.

Au point où ils étaient parvenus, la route s’encaissait entre deux remblais de roches ferrugineuses, aux tons rouges, qui tantôt interceptaient les regards, tantôt s’abaissaient de façon à être dépassés par la tête des cavaliers.

En capricieuses sinuosités, cette route descendait vers le vallon.

Or, comme l’Empereur faisait volter son cheval à l’un des coudes ainsi formés, l’animal pointa brusquement et refusa d’avancer.

— Qu’y a-t-il, Sire, s’écria le général Drouot en se précipitant auprès de la monture de l’Empereur ?

— Ma foi, je n’en sais rien, Montmirail a un caprice.

Montmirail, souvenir d’une victoire de la dernière campagne de France, était le nom donné par Napoléon à son cheval préféré.

Sa bête ne se calmait pas.

Arquée sur les jarrets, le cou tendu en avant, les oreilles couchées, tout en elle indiquait l’inquiétude.

Du coup, Drouot mit pied à terre.

— Est-ce qu’il y aurait quelque mauvais garçon par ici, grommela-t-il ?

Napoléon entendit :

— Bon, fit-il légèrement, vas-tu pas croire aux bruits que fait courir mon brave Marchand. Il a si peur pour moi, qu’il voit des assassins partout.

— Il n’a pas tort.

— Comment ! toi, Drouot… ?

— J’en ai fait rembarquer sept depuis notre arrivée dans l’île, Sire.

— Tu t’es figuré que de pauvres diables inoffensifs avaient de mauvais desseins.

— Raillez, s’il vous plaît, Sire ; mais permettez à vos amis de veiller sur vous.

Ce disant, le général faisait quelques pas en avant.

Soudain, il tira son sabre.

Dans l’anfractuosité d’un rocher, il venait de découvrir un homme accroupi, tenant un fusil à la main.

L’homme se dressa sur ses pieds et épaula.

À ce moment même, l’Empereur, qui avait réussi à pousser son cheval, apparaissait au tournant du chemin.

Drouot eut un cri :

— N’avancez pas !

Le personnage embusqué ricana. Le canon de son arme se dirigea vers Napoléon.

Un instant encore la détonation éclatait. Drouot, étant à pied, ne pouvait couvrir de son corps l’Empereur en selle.

Les acteurs du drame demeuraient immobiles, sans geste, sans parole, sentant peser sur eux la fatalité.

Qu’allait-il se passer ?

La fin du grand capitaine devait-elle avoir lieu à cette heure, sur cette route déserte ?

Celui que le génie des batailles avait si manifestement protégé, périrait-il sous les coups d’un obscur assassin.

Non ! Une forme humaine se dressa subitement au sommet du remblai, un cri rauque déchira l’air. La forme étendit les bras. Il sembla qu’un corps lourd tombait, frappant l’assassin à la tête et le jetant sanglant sur le sol.

D’un bond, Drouot fut sur l’homme, et lui appuya les genoux sur la poitrine.

Mais il se releva aussitôt. L’individu inconnu n’était plus qu’un cadavre, dont la boîte crânienne éclatée avait laissé s’échapper la cervelle. Un bloc de rocher, gisant sur le sol auprès de lui, disait comment la chose était survenue.

Tranquille de ce côté, le général leva les yeux vers l’être qui, du sommet de l’escarpement, venait de dénouer si heureusement l’aventure. C’était un jeune homme, portant le vêtement des matelots elbois.

À cette minute, il riait, marmottant :

— Ah ! ah ! Il est sauvé, ma Serena sera contente.

— Qui es-tu, questionna Drouot ?

— Je suis Césari, le matelot.

Napoléon eut un frémissement :

— Césari, j’ai déjà entendu ce nom aujourd’hui.

Le marin joignit les mains.

— C’est donc vrai. Serena ne m’avait pas trompé.

— Qui cela, Serena.

— Ma fiancée ; la jolie m’a confié que vous permettiez notre mariage, et je m’étais lancé à votre poursuite pour entendre cela de votre bouche, quand…

Le brave garçon hésita une seconde, puis rougissant comme s’il rappelait une mauvaise action, il acheva :

— Quand j’ai eu le bonheur de trouver une pierre sous ma main,

Napoléon lança un sourire et un regard vers le ciel.

Lui, l’homme prédestiné, admirait l’enchaînement étrange des faits.

Pour avoir, tout à l’heure, compati à la souffrance d’une humble fille du peuple, il venait à l’instant, au moment où rien ne semblait pouvoir le sauver, de trouver un défenseur, humble comme celle dont il avait transformé la douleur en joie.

Et comme dans un éclair, il avait entrevu le scintillement de son étoile.

Devait-elle donc briller encore ?

— Merci, Césari, dit-il enfin. Merci. Ta fiancée t’a dit la vérité, et je compte assister à votre noce. Vous étiez mes sujets ; tu viens de devenir mon ami.

Brusquement, il secoua la tête et adressa un adieu amical de la main au marin, stupéfait de s’entendre appeler l’ami de l’Empereur.

— Allons, Drouot, à cheval. N’oublions pas que nous déjeunons à Saint-Cloud et qu’ensuite nous nous rendons à l’ermitage de Monte-Serrato.

Le général se mit en devoir d’obéir.

Mais, comme par réflexion, il revint au cadavre.

— Que fais-tu ? demanda Napoléon.

— Je fouille le coquin, Sire.

— À quoi bon ?

— Oh ! il est probable qu’il n’a pas de papiers sur lui ; mais au cas où il en aurait, je crois inutile de les laisser à la disposition des paysans qui découvriront le corps.

— Tu as raison, fais vite.

Drouot explorait déjà les poches de l’inconnu.

— Cinquante louis. Ce sont des louis à l’effigie des Bourbons. Ce n’est point la misère qui le conduisait au crime ; une montre enrichie de brillants. Diable, mais cet homme était à l’aise. Ah !

Cette dernière exclamation fut arrachée au général par la présence d’un papier.

Vite il le prit, le déploya et le tendant à son interlocuteur :

— Lisez, Sire.

L’Empereur jeta les yeux sur le morceau de papier, car ce n’était qu’un fragment de lettre, laissé probablement par mégarde dans une poche du défunt.

Et voici ce qu’il vit :


xxxxxxxxxxx┌───────────────────────┐
xxxxxxxxxxxLe chevalier de Bonneraie se rendra
xxxxxxxxxxxà Porto-Ferrajo. N ┌──────────┘
xxxxxxxxxxxsort souvent avec   │
xxxxxxxxxxxofficier. Étudier  ┌─┘
xxxxxxxxxxxen profiter pour │
xxxxxxxxxxxdu Roi.  ┌────┘
xxxxxxxxxxx└─────┘

— Eh bien, demanda Napoléon après avoir lu ?

— Je pense, Sire, que vous ne rirez plus de nos craintes, à Marchand et à moi.

— Pourquoi ?

— Parce que voici une preuve convaincante.

L’Empereur adorait taquiner son entourage. Bien qu’avec sa lucidité habituelle il eût instantanément reconstitué la lettre complète, il affecta de ne pas comprendre.

— Où prends-tu cela, Drouot ?

Le général eut un léger mouvement d’impatience, puis il éclata de rire.

— Votre Majesté se gausse à mes dépens. Cela me fait plaisir puisque vous en tirez amusement. Mais vous êtes certain, comme moi que vous avez sous les yeux un ordre d’assassinat — il appuya sur ces mots — donné à un chevalier de Bonneraie.

— Oh !

— Et cet ordre était certainement conçu à peu près dans ces termes : Le chevalier de Bonneraie se rendra à Porto-Ferrajo. Napoléon sort souvent avec un seul officier. Étudier ses habitudes et en profiter pour le service du roi.

— Drouot, mon vieux camarade, fit gaiement l’empereur, tu déchiffres les manuscrits comme un élève de l’école des Chartes. Prends montre et argent, nous en ferons des aumônes, puis détruis ce papier. Il ne faut pas que d’autres puissent penser, comme toi, qu’il se trouve des assassins parmi les gentilshommes de France.

Drouot s’inclina, mais il ne détruisit pas l’ordre révélateur.

Vingt minutes après cet incident, Napoléon, avec son insouciance du péril, l’avait oublié, et s’attablait devant un repas frugal, que le régisseur du domaine de San Martino lui avait fait préparer séance tenante.

Tout en mangeant vite, il questionnait ce fonctionnaire sur les plantations, les travaux de culture, le rendement en fruits, en céréales.

Drouot lui, un carnet à côté de son assiette, notait les réponses intéressantes, les chiffres exacts, les dépenses, les recettes.

Puis le déjeuner bâclé en vingt-deux minutes, l’Empereur fit signe à son compagnon, et tous deux se rendirent aux écuries, où leurs chevaux avaient été gratifiés de quelques litres d’avoine.

Or, tandis que l’on harnachait les montures, Drouot s’écria :

— L’on est mieux ici qu’à Porto-Ferrajo.

— N’est-ce pas, répondit l’Empereur ; plus de nature et moins d’espions.

— Vous pensez encore à ce Campbell, Sire.

— Oh ! celui-là…

L’exilé allait proférer quelque menace contre le geôlier déguisé que lui avait imposé la Sainte-Alliance. Il n’en eut pas le temps.

Des pas précipités résonnèrent au dehors, la porte s’ouvrit, et sur le seuil, la silhouette anguleuse du major Campbell se montra.

Drouot, Napoléon, demeurèrent muets de surprise. L’arrivée de l’Anglais, à l’instant même où l’on parlait de lui, avait quelque chose de fantastique.

Enfin l’Empereur murmura :

— On a toujours tort d’évoquer le diable.

Et il adressa un sourire d’intelligence à son compagnon.

Le colonel n’avait rien vu, rien entendu.

— Sire, Sire, disait-il, en proie à une agitation inaccoutumée, je vous apporte une grande nouvelle.

— Vraiment, colonel. Réservez-la un peu, et apprenez-moi d’abord comment vous m’avez retrouvé ici.

— En m’enquérant de Votre Majesté.

— Parfait. Je comprends. À l’avenir, quand je souhaiterai n’être pas dérangé, je ne confierai à personne le but de mes promenades.

La leçon était dure. L’Anglais n’en sembla pas ému.

— J’aurais regretté qu’en ce jour Votre Majesté eût été aussi discrète.

— Vous l’avouez au moins !

— Car, continua imperturbablement Campbell, sa discrétion m’eût privé du plaisir d’être le premier à lui apprendre un heureux événement.

La bonne foi évidente de l’espion impressionna l’Empereur.

Lentement, il prononça :

— Est-ce vraiment d’une bonne nouvelle, je cite vos paroles de tout à l’heure, qu’il s’agit ?

— Oui, Sire.

— Eh bien, confiez-la-moi. Les gens de votre nation sont entêtés ; j’aurais beau vouloir vous imposer silence, je n’y réussirais pas. Parlez, colonel.

L’ironie du ton fut perdue pour Campbell, comme la sévérité précédente.

— Sire, un navire est arrivé dans le port de Porto-Ferrajo. Il a été admis à la libre pratique.

— Cela m’est indifférent.

— Par bonheur, tout m’intéresse, Sire. J’ai donc désiré savoir pourquoi ce bâtiment était traité autrement que les autres.

— Curiosité !

— Dont vous me louerez, Sire, quand je vous aurai dit que l’exception en cause a été consentie, à raison de la présence à bord d’illustres passagers.

L’Empereur tressaillit. La matité de son teint s’accentua, il y eut une hésitation dans sa voix lorsqu’il grommela :

— Encore des visites. Les augustes passagers désirent voir comment Napoléon supporte la mauvaise fortune.

La bouche du colonel s’ouvrit pour un rire silencieux.

— Ce n’est point cela.

— Quoi donc alors ?

— Les illustres hôtes que j’annonce viennent sans doute embellir la retraite de Votre Majesté.

— Embellir ma retraite… ?

Les traits de l’Empereur s’étaient contractés.

L’altération de son accent, de son visage, décelaient une puissante émotion intérieure.

L’Anglais affirma d’un signe de tête.

— Quels sont-ils ? interrogea Napoléon avec effort.

— S. M. l’Impératrice Marie-Louise et son fils, laissa tomber Campbell avec une expression de triomphe[1].

Napoléon se leva brusquement, porta ses mains à son cou comme s’il étouffait.

Mais avant qu’il pût s’écrier, une voix sonore retentit à l’extérieur.

Cette voix, mâle et jeune, chantait :

Tous les Anglais sont des melons.
Non, pas tous, il faut être juste
Pour un peuple qu’on tarabuste.
Quelques-uns sont des cornichons[2].

— By Devil ! bougonna le colonel qui, de même que tous ses compatriotes, n’aimait point la plaisanterie. Voilà un insolent chanteur.

La voix continuait :

La bouche anglaise est un vrai four,
Tout autour duquel une ardente
Chevelure rouge se plante.
L’Anglais a les yeux du vautour.

En tous lieux, l’Anglais fait le beau,
Voulant être pris pour un aigle.
Et partout l’on dit, c’est de règle :
Que nous veut ce vilain corbeau ?

Drouot, enchanté de pouvoir être désagréable au commissaire de la Sainte Alliance, éclata de rire.

Du coup, le colonel n’y tint plus.

Sans souci du décorum, il courut vers la porte et se précipita au dehors en rugissant :

— Ce drôle va recevoir une correction méritée.

— Drouot, murmura l’Empereur comme au sortir d’un rêve, rentrons à Porto-Ferrajo.

— Oui, Sire ; et si l’espion a dit vrai, je lui pardonnerai bien des choses, car…

Le brave officier s’arrêta :

— Achève, ordonna Napoléon…

— Vous l’exigez, soit. Je serai indulgent parce que, le premier, cet homme vous aura annoncé le plus grand bonheur de votre carrière.

Pour toute réponse, l’Empereur serra la main de son fidèle, puis remettant quelques pièces de monnaie au palefrenier, il s’avança vers la porte.

Au même instant, celle-ci tourna sur ses gonds et un jeune homme bondit dans la salle.

Drouot fit un pas en avant, mais une exclamation de l’Empereur arrêta le mouvement commencé :

— Espérat ! C’est toi, mon enfant ?

— Oui, Sire.

Dévotieusement, le jeune conspirateur mit un genou en terre et appuya ses lèvres ferventes sur la main que lui tendait Napoléon.

— Sire, dit-il enfin, je vous ai découvert en suivant à la piste le colonel anglais. Mais, pour vous parler, il fallait éloigner cet espion ; une chanson des pontons a suffi.

— Ah ! c’était toi le chanteur ?

— Moi, et un ami, un petit soldat de la campagne de France, qui entraîne Campbell au loin, et nous permet ainsi de décamper sans souhaiter le bonsoir à l’Anglais.

— Décamper, dis-tu ?

— Pour aller à Marciana, où vous êtes attendu.

— Par Marie-Louise, par mon fils ? acheva l’empereur d’un accent mal assuré.

Espérat eut un sursaut. Il secoua tristement la tête.

— Ce n’est pas eux, murmura sourdement l’exilé ?

— Hélas ! non, Sire.

— Qui donc alors ?

— Des dévoués au malheur.

— Mais encore ?

— Madame de Walewska et son enfant.

Il y eut un silence.

L’Empereur avait baissé la tête. Il songeait.

Enfin il eut un geste. On eût pu croire qu’il essuyait une larme ; puis d’une voix profonde :

— Celle-là avait l’âme d’une impératrice.

Et brusquement :

— Partons.

  1. Papiers du colonel Campbell, qui a avoué l’erreur qu’il commit en cette circonstance.
  2. Chanson des pontons.