Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch05

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 243-252).


V

La roche Tarpéienne est près du Capitole


Suivant les conseils du comte, le télégraphe avait joué. D’Artin exultait. L’éloignement que le roi lui marquait auparavant semblait s’être fondu depuis son retour de Mollsheim. M. de Blacas, de Vitrolles, les familiers des Tuileries, montraient pour lui une estime particulière. C’était le triomphe.

Aussi n’avait-il pas perdu de temps. Utilisant la faveur royale, il avait fait déclarer hors la loi Espérat. De la sorte, si jamais le jeune homme revendiquait le titre de comte de Rochegaule, il trouverait une magistrature prévenue, et sa réclamation le conduirait tout droit aux galères.

Donc, une huitaine de jours plus tard, M. d’Artin venait de se lever d’excellente humeur.

Dans sa chambre, il s’abandonnait aux mains d’un valet de chambre, lequel donnait un tour avantageux à sa chevelure.

Soudain, la porte s’entrebâilla.

Che peux endrer ? demanda une voix blanche, voix de gamin de Paris, en dépit de la prononciation tudesque.

— C’est toi, Jacob ?

Ya Meinherr.

Et l’interpellé pénétra dans la pièce.

C’était un enfant de treize à quatorze ans, malingre, blême, un de ces types comme en fournit la capitale. On sentait que celui-ci avait grandi dans un logis insalubre, privé d’air, de lumière, d’oxygène.

Toute sa vitalité paraissait concentrée dans ses yeux vifs, sans cesse en mouvement, yeux craintifs et audacieux de moineau ou de souris.

C’était le fils d’Abraham Gœterlingue, placé, on s’en souvient, comme groom chez le comte de Rochegaule d’Artin.

Ce dernier reprit :

— Qu’est-ce qui t’amène ?

— Rien ne m’amène, Meinherr, mais guelgu’un m’enfoie.

Le gentilhomme se prit à rire.

— Parfait ! si ta prononciation est défectueuse, Jacob, du moins tu restes intraitable au point de vue de la logique de la phrase. Qui donc t’envoie ?

— Meinherr Denis Latrague.

— Et que veut-il ?

Barler avec fous, tout de suite, insdandanément.

D’Artin jeta un coup d’œil à la glace dressée en face de lui, s’assura que sa coiffure était à peu près terminée, et doucement :

— Dis à maître Denis de venir.

Jacob esquissa un salut bizarre et disparut. En courant, il traversa l’enfilade des pièces intermédiaires et se trouva bientôt dans le pavillon qu’habitait Lucile.

Le rebouteur l’attendait.

Meinherr le comte vous brie te lé joindre.

— Très bien, pitchoun, je me rends auprès de ce noble seigneur. Toi, demeure ici, farfandieou, et ne perds pas de vue cette porte.

Ce disant, maître Denis désignait l’entrée de la chambre où la malheureuse folle était enfermée.

As bas beur, répliqua Jacob, gomme y tisent les Parisiens, ch’ai bas mes yeux tétant ma bouche.

Sur cette assurance, Latrague se dirigea vers l’appartement du comte.

Resté seul, Jacob secoua la tête :

— Blus souvent qué ché fais rester ici. Ta gonversasion avec lé comte il m’indéresse pien plus qué ça.

Et sur la pointe des pieds, il s’élança dans le sillage du rebouteur.

Un instant plus tard, il était penché devant la porte de la chambre à coucher du comte, et l’œil à la serrure, il apercevait le gentilhomme et Denis.

Le premier était assis, le second parlait debout.

Jacob entendit et vit ce qui suit.

— Eh bien, maître Denis, disait d’Artin, il vous faut m’envoyer un ambassadeur, pour annoncer votre visite…

— Question de discrétion, vé, Monsou le comte.

— Soit ! Vous êtes discret, qualité rare chez les Méridionaux ; mais vous êtes aussi un adroit personnage. Vos précautions avaient pour but, j’en jurerais, de me préparer à quelque grave confidence.

— Rascasse, on ne peut rien vous cacher. Vous êtes le gentilhomme le plus perspicace de la cour.

Jacob se frotta les mains :

Ah ! Ah ! Tes choses graves. C’est chustement celles-là que je bréfère surprendre.

— Au fait, grommela d’Artin.

— J’y arrive, Monsou le comte, fit respectueusement le Provençal.

— Ce n’est pas trop tôt.

— L’état de Mlle de Rochegaule m’inquiète.

Un sursaut de son interlocuteur interrompit la phrase commencée.

— Vous inquiète, dites-vous ?

— Vé, oui, c’est ce que je dis.

— Et qu’a-t-il de particulier, l’état de Mlle de Rochegaule ?

— Agitation inaccoutumée.

— Hein ?

— Surexcitation cérébrale accompagnée de phénomènes de vision à distance.

Guesqu’il ragonte, murmura Jacob, spectateur invisible de la scène. Ça m’a l’air d’être tes histoires te brigands.

Sans doute, le comte se fit une réflexion analogue, car il gronda :

— Ah ça, maître Denis, vous moquez-vous de moi ?

Le rebouteur ne sourcilla pas. D’une voix grave, il expliqua :

— Les fous voient parfois des choses invisibles aux autres. Leur délire est inspiré par des forces inconnues.

Son organe décelait une sorte de frayeur mystérieuse. D’Artin se sentit frissonner. Quant à Jacob, Parisien sceptique, il haussa les épaules de l’autre côté de la porte, en raillant :

Fa, fa, tu n’es qu’un charladan !

Cependant Latrague continuait :

— Cela a commencé l’autre jour ; j’étais près d’elle ; elle jouait machinalement avec des perles de verre. Soudain elle s’arrête, tend la tête comme pour écouter ; ses yeux expriment la surprise, et elle dit à demi-voix : Où suis-je donc ? Ce grand salon ; avec ces portraits encadrés par la boiserie ? Louis XVIII et Carnot ! Le roi et la révolution.

— Elle rêvait les yeux ouverts. Il n’y a ici aucun portrait de ce genre.

— Non, Monsou le comte, elle ne rêvait pas, la povre ; mais son esprit, il voyageait, et, en cet instant, il était à Marseille, dans le salon du gouverneur, le maréchal Masséna.

— Vous êtes fou !

— Les tableaux auxquels elle faisait allusion sont là. Je les y ai vus. Attendez, d’ailleurs, ce n’est pas tout. Mlle de Rochegaule continua :

— Qui donc est cet homme ? Mais c’est le maréchal Masséna, les cheveux presque blancs, le teint brun, l’accent méridional. Là-dessus elle eut un éclat de rire, puis semblant se moquer : « Ah ! ah ! si l’Empereur rentre en France, le maréchal le fera arrêter sans hésiter, c’est la réponse qu’il renvoie par le télégraphe optique aux ordres de la cour.

Le comte avait blêmi.

— C’est vrai, bégaya-t-il, c’est bien là ce qu’a répondu Masséna.

— Eh donc, s’écria triomphalement Latrague, vous voyez bien que je ne suis pas fou, rascasse, et que l’esprit de la malade se promenait bien à Marseille.

Dans sa cachette, Jacob avait pris un air sérieux.

Le gamin se sentait ému.

— Et après ? questionna enfin d’Artin.

— Après, Mlle de Rochegaule s’est remise à jouer avec ses perles. Seulement, il y a trois jours, elle a manifesté une agitation extraordinaire. De grands gestes, des mots sans suite, du moins ils m’apparurent tels… C’est cela, jetez-vous dans les montagnes… C’est à Grenoble que tout se décidera… Espérat, mon frère ; Marc Vidal, mon fiancé.

— Espérat, Vidal, répéta le comte en serrant les poings.

— Vé, oui… Et tout à l’heure, une nouvelle crise s’est produite… Tout est sauvé, s’est écrié la malade, tout. Maintenant l’Empereur rentrera dans son vieux palais des Tuileries.

— L’Empereur ?

— D’après ses paroles, il serait en France, sur la route de Grenoble.

Un rugissement s’échappa des lèvres du comte. Empoignant le rebouteur par le collet, il l’entraîna vers la porte qu’il ouvrit avec tant de violence que Jacob eut à peine le temps de se dissimuler le long du mur.

D’Artin ne le vit pas. Traînant toujours Latrague après lui, il courait plutôt qu’il ne marchait, se dirigeant vers la chambre de Lucile.

Avec un geste ironique, Jacob, cet ancêtre de Gavroche, se précipita à la poursuite des deux hommes.

Il arriva presque en même temps qu’eux dans le petit salon attenant à la salle où se tenait la folle, et par la porte que le comte, dans son trouble, avait laissée ouverte, il assista à la scène étrange et troublante que voici.

Lucile était assise près d’un guéridon.

Penchée en avant, elle semblait s’entretenir avec un invisible interlocuteur. L’entrée de son frère, du rebouteur, ne la troubla pas. Elle ne parut pas remarquer leur présence.

Toute sa personne exprimait la joie, et tout en poursuivant une conversation imaginaire, elle caressait sa bouche d’une rose.

— Oui, disait-elle, Napoléon nous venge.

— Napoléon ? grommela d’Artin.

Elle ne sembla pas l’entendre.

— Le vicomte a semé la honte…

— Le vicomte ? répéta-t-il encore.

— Il récoltera l’opprobre.

Brutalement, le gentilhomme saisit le poignet de la folle.

— Lucile, fit-il d’une voix rude, apprenez que le comte de Rochegaule d’Artin, fidèle sujet du roi, est récompensé par la faveur de Sa Majesté !

Elle retira sa main, avec un petit cri de douleur, puis, sans transition, elle éclata de rire :

— La faveur… Ah oui ! la faveur !

— Complète, entière, qui lui permettra de briser les ennemis avec lesquels vous pactisez.

— Monsieur le comte, supplia Denis Latrague, ne la contrariez pas ; un choc peut déterminer la crise qu’il importe d’éviter.

Un geste violent lui imposa silence.

Lucile parlait.

— La faveur, faisait-elle, au milieu des fusées cristallines de son rire, la faveur… Elle s’est envolée bien loin, effrayée par le mensonge. Le roi chasse le sujet félon et fourbe… Son arrêt sans appel est en marche…

— Morbleu !

— Le carrosse roule avec rapidité. Le voici dans la rue. Ah ! ah ! ah ! ah ! la faveur !… Elle heurte à la porte, la faveur, elle heurte.

Les traits convulsés, les yeux injectés de sang, d’Artin semblait prêt à se ruer sur la jeune fille, dont la folie inconsciente le flagellait dans son orgueil, dans ses calculs ambitieux. Soudain sa face se couvrit d’une teinte livide.

Le marteau de la porte de la rue venait de résonner avec force.

— La justice du roi, clama Lucile d’une voix éclatante. Napoléon a vengé ses fidèles.

Et elle se renversa sur son siège, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel, comme si sa pensée vagabonde s’absorbait dans la prière.

Denis et le comte s’entre-regardèrent interdits. Puis d’un pas saccadé, d’Artin se porta vers la fenêtre, dont il souleva le rideau.

Il apercevait ainsi la cour pavée. À ce moment même, par l’entrebâillement du lourd vantail, tournant à l’appel du marteau, un élégant seigneur entrait. Le comte le reconnut. Il eut un cri.

— Le duc de Blacas. Venez, maître Latrague, venez.

Et, laissant la folle immobile sur son siège, tous deux quittèrent la chambre.

Dans le boudoir voisin, le petit Jacob, pelotonné dans un fauteuil, semblait dormir. Aucun des personnages ne fit attention à lui.

Ce fut un tort, car, à peine eurent-ils disparu que l’enfant fut debout :

Ils font au zalon, pien sur. Ch’ai bas pesoin de me dérancher pour égouter. Bar la cheminée, on entend tout.

Un instant après, Jacob, à quatre pattes, la tête glissée sous le tablier de la vaste cheminée de marbre, ne perdait pas une des paroles qui s’échangeaient à l’étage inférieur.

Comme il l’avait prévu, le favori du roi avait été conduit dans le grand salon, où d’Artin l’avait rejoint presque aussitôt.

Les gentilshommes s’étaient salués cérémonieusement.

— Quel bon vent vous amène, mon cher Duc ? avait commencé le propriétaire du logis Villardon.

L’enjouement du ton sonnait faux. On y sentait une vague inquiétude. Pour sceptique qu’il fût, d’Artin n’en avait pas moins été troublé par les paroles mystérieuses de la folle.

Son trouble augmenta encore lorsque le duc répondit froidement :

— J’ai bien peur, Monsieur le comte, qu’après m’avoir entendu, vous ne me considériez plus, ni comme votre, ni comme cher.

— Le pouvez-vous croire ?

— À ce point que je ne suis ici qu’à mon corps défendant. Mais le roi a ordonné, j’ai dû obéir.

— Le roi… ? Obéir… ? de quel ton vous me dites cela.

— Du ton qui convient, le ton… navré.

Et d’Artin frissonnant, secoué par le pressentiment que le malheur annoncé par la démence de Lucile allait fondre sur lui, M. de Blacas poursuivit :

— Les mauvaises commissions sont susceptibles d’une seule qualité, la concision. Je serai donc bref, afin de réduire autant que possible un entretien pénible.

— Mais de quoi donc s’agit-il, réussit à prononcer son interlocuteur ?

— Voici. Sa Majesté vous prie de ne plus vous présenter aux Tuileries.

— Hein ?

— Faute de quoi, continua le duc comme s’il n’avait pas entendu l’interruption, faute de quoi, le roi se considérerait en droit de vous faire chasser par sa garde.

Le Comte grinça des dents :

— Me faire chasser, moi, qui ai immolé pour lui…

— Jusqu’à la vérité, Monsieur le comte.

— La vérité, je ne saisis pas !

— Et, acheva le favori d’un ton railleur, l’immolation fut incomplète, car la vérité ressuscita et vous convainquit, — c’est le roi qui parle, — de mensonge.

Les mains de d’Artin se crispèrent, dans ses yeux passa une lueur rouge…

— Le roi ose parler ainsi d’un gentilhomme ?

Le favori s’inclina avec flegme :

— Il ose…, à propos d’une lettre autographe adressée à Talleyrand, et que vous pensiez, pure distraction sans doute, avoir détruite.

Toute l’arrogance du comte tomba à ces mots. Son visage se couvrit d’une teinte livide. Avec peine, il balbutia :

— Je me serais donc trompé.

— Il paraît. La lettre a été portée au roi d’Elbe qui, non sans grandeur, je dois le reconnaître, vient de la retourner au roi de France.

— La retourner ?

— Oui. Napoléon a envoyé tout exprès à Gênes un de ses fidèles, un certain Henry Pandin…

— Encore lui, rugit le comte.

— Vous le connaissez, c’est au mieux. Ce Henry s’est présenté chez Vialdini, vous savez, Vialdini qui fut valet de chambre de S. M. Louis XVIII durant l’exil, et qui vit de ses rentes à Gênes. Eh bien, Vialdini est accouru à Paris pour remettre, en mains propres, au roi, et la fameuse épître, et un petit billet de l’ex-empereur ainsi conçu[1]. « Sire, la couronne chancelle sur la tête du souverain qui persécute un vaincu. Dieu jugera. Mais je ne veux pas que les hommes puissent accuser un roi de France, car la France elle-même serait atteinte. Je vous renvoie une lettre que vous regrettez, je l’espère, d’avoir écrite. Détruisez-la vous même. Signé : Napoléon. »

En effet, au moment de son départ de Porto-Ferrajo avec Mme de Walewska, Henry avait été chargé par l’empereur de faire parvenir, au roi Louis XVIII la missive enlevée à d’Artin. Le jeune homme s’était acquitté de sa mission ainsi que l’avait raconté de Blacas, puis il avait rejoint les Cinquante.

Maintenant d’Artin ne parlait plus. La tête basse, les sourcils froncés, il demeurait écrasé et furieux devant la brusque volte-face de la fortune.

En vain il s’était gorgé de hontes pour atteindre à la faveur royale. L’édifice s’écroulait d’un coup, et cela, à la minute précise où son architecte se flattait d’avoir réussi.

Il y avait là une surprise effroyable. Une fureur inexprimable, au delà des forces humaines, paralysait le cerveau du comte. Il ne voyait plus clair en lui-même. La nuit physique, la nuit morale l’enveloppaient, ne laissant qu’une perception distincte :

Les Tuileries lui étaient fermées.

Le roi, qui jusqu’alors n’avait caché qu’à grand’peine son mépris pour l’artisan du malheur des Rochegaule, ne le dissimulait plus aujourd’hui.

Un prétexte le lui permettait, d’Artin était convaincu de mensonge.

Tout l’être du misérable gentilhomme exprimait un effondrement si complet que M. de Blacas ressentit comme une vague pitié.

Lui, le seigneur élégant, ennemi né de tout ce qui rampe, comprit que, s’il restait là, il essaierait de consoler, d’encourager le plus rampant des hommes. Il salua silencieusement et quitta le salon, sans que le comte fit un mouvement pour le retenir.

Peut-être même d’Artin ne s’aperçut point de sa retraite. Il était replié sur lui-même, contracté, absorbé. Le but de sa vie entière lui échappait en une seconde ; du faîte il retombait aux abîmes. Et peu à peu, dans le tourbillon des plaintes de son orgueil, une pensée se précisa :

— Si, à cette heure, Espérat réclamait le nom de Rochegaule, appuyé du témoignage de Bobèche, d’Henry, de Napoléon, Louis XVIII n’hésiterait pas à le croire, maintenant que lui, d’Artin, avait été convaincu de mensonge. Et alors… ?

Un geste violent, une table étagère renversée sur le parquet, annoncèrent le réveil de la volonté chez le comte.

— Non, gronda-t-il, cela ne sera pas.

Plus âpre encore, il formula sa pensée :

— Vous m’avez réduit au désespoir. Vous verrez comment mon désespoir se venge.

Puis marchant à grands pas à travers la pièce, avec des gestes anguleux, étranges et inquiétants, il lança des phrases dures, incisives, incomplètes, comme hachées par les dents, entre lesquelles son souffle sifflait :

— Ah ! l’on fait mon malheur… Je ferai le vôtre à tous. D’abord, cet Espérat maudit… Je le tuerai… Libre de ce côté, je circonviendrai bien ce monarque imbécile… Parbleu ?

Soudain, Denis Latrague fit irruption dans la pièce. Il brandissait un journal.

— Qu’est-ce ?

— Vé, lisez vous-même, Monsou le comte.

D’Artin saisit la feuille. En tête de la première colonne, un titre en grosses lettres, attira son attention. Il prononça lentement :

« Évasion de l’usurpateur : Napoléon a débarqué à Cannes. »

Un cri surhumain, un cri démoniaque s’échappa de ses lèvres.

— Lui, en France, alors je sais où trouver Espérat. Merci, maître Denis. Je m’absente. Vous m’attendrez ici… ; et surtout veillez sur Lucile ; elle représente pour vous son poids d’or.

Le soir même, le comte de Rochegaule d’Artin quittait Paris, se dirigeant vers Marseille.

Mais ce qu’il ignorait, c’est que cinq heures auparavant, Abraham Gœterlingue, auquel le petit Jacob avait porté plusieurs feuillets de papier couverts d’écriture, était lui-même sorti de la capitale se dirigeant vers le rendez-vous des Cinquante. C’est par ces feuillets, remis par lui à Espérat et à Marc Vidal, que ceux-ci étaient mis au courant des événements accomplis au logis Villardon. Emporté par l’émotion, Milhuitcent, sans en avoir conscience, avait peu à peu prononcé les syllabes que déchiffraient ses yeux. La lecture s’était achevée à haute voix. Étrange apparaissait le drame. La double vue de l’insensée, divulguant à son frère, à plus de huit cents kilomètres de distance, les événements accomplis sur la côte méditerranéenne, causait à tous les assistants un malaise bizarre.

Haletants, les côtes serrées par l’angoisse, ils attendaient anxieusement qu’Espérat continuât la lecture des notes du petit Jacob. Et nul n’osait faire un geste, de peur de trancher l’invisible communication.

Dans le silence quasi religieux, une voix mâle sonna :

— Espérat ! Je pensais bien vous retrouver ici.

Tous frémirent, ainsi qu’au sortir d’un profond sommeil soudainement troublé.

M. de la Valette était debout devant eux :

— Espérat, reprit le comte sans se douter de l’émoi qu’apportait sa présence, l’Empereur m’a fait prier de vous envoyer auprès de lui de suite.

— L’Empereur ? redit le jeune homme avec un tressaillement.

— Eh bien, questionna M. de la Valette, surpris de l’attitude sombre de ceux qui se trouvaient là, qu’y a-t-il donc ?

Espérât fit un effort et d’une voix calme :

— Rien, Monsieur le comte. Je me rends à l’ordre de Sa Majesté.

— À la bonne heure. Suivez-moi.

Milhuitcent obéit et quitta le bivac. D’un pas ferme, le jeune homme traversa les alignements du campement de la garde, et, en moins de cinq minutes, arriva devant la tente de Napoléon.

  1. Papiers confidentiels du chevalier de Doroché.