Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch07

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 263-270).


VII

Le Pont de la Bonne


Toute la population était en l’air.

Les royalistes s’agitaient énormément, disant très haut que la défaite de l’ogre de Corse dépendait d’un coup de fusil, d’un seul, qu’ils tireraient sur lui si les troupes ne faisaient pas leur devoir.

Le populaire ne se gênait pas pour crier :

— Vive l’Empereur ! À bas les Bourbons ! À bas les nobles !

Les officiers à la demi-solde, pâles, inquiets, nerveux, erraient aux environs des casernes, essayant d’entrer en rapports avec les troupes consignées.

Car personne ne se dissimulait que le sort de la France dépendait de ce qui allait se passer à Grenoble.

Si la ville forte se donnait à Napoléon, avec sa garnison, ses arsenaux, ses bouches à feu, la restauration impériale devenait un fait accompli.

À la préfecture, un dîner réunissait M. Fourier, le préfet, savant ami du repos, qui jadis avait fait partie de la mission scientifique en Égypte, le général Marchand, les officiers des régiments (7e et 11e de ligne, 4e de hussards) appelés en hâte de Chambéry et de Vienne.

Les royalistes présents choyaient ces officiers, et surtout le colonel du 7e, le brave La Bédoyère, gentilhomme allié par sa femme à la famille des Damas, et sur lequel on comptait fort pour engager la bataille avec les troupes de l’Empereur.

Au dehors, une foule houleuse stationnait.

Parmi les curieux, Espérat, qu’Hémery n’avait pu retenir dans son asile, allait de groupe en groupe, les yeux brillants, les joues marquées d’une plaque rouge causée par la fièvre.

— La bataille aura lieu au pont de La Bonne, disait un badaud.

— Oui, oui, répondait un autre. On y a envoyé hier soir une compagnie du génie, une compagnie d’artillerie et un bataillon du 5e de ligne, sous les ordres du commandant Lessard.

— Bon, grommela un homme que ses moustaches en croc, son profil énergique, désignaient comme un demi-solde, Lessard est un ancien de la Garde impériale ; il ferait beau voir qu’il commandât le feu contre l’Empereur.

— Lessard est un honnête homme. Il a juré fidélité aux Bourbons et il tiendra son serment.

C’était un jeune émigré qui avait répondu ainsi.

Le demi-solde se retourna avec un juron.

— C’est vous qui avez émis cette opinion que je considère comme outrageante pour Lessard ?

— Oui.

— Eh bien, vous allez vous rétracter à l’instant même.

— Je ne retire jamais un mot que je crois vrai.

— Vous refusez ?

— Absolument.

Le bruit d’un soufflet ponctua la phrase.

Le peuple cria : Bravo, et les deux personnages, jouant des coudes, s’éloignèrent pour aller continuer, l’épée à la main, la conversation ainsi commencée.

Partout s’affirmait la même effervescence, la même nervosité. On arrêtait les personnes qui sortaient de la préfecture.

— Que dit le préfet ?

— Que pense le général Marchand ?

Et suivant leur opinion, suivant leurs désirs secrets, les interpellés répondaient :

Il ne franchira pas le pont de la Bonne. Le Sénat va mettre sa tête à prix.

Ou bien :

— Avant deux jours, il sera au milieu de nous.

Des huées, des acclamations, accueillaient ces réponses. Et puis venaient des nouvelles contradictoires.

— Le comte d’Artois et le duc d’Orléans sont arrivés à Lyon.

— Bonaparte vient d’être arrêté par les royalistes marseillais qui s’étaient lancés à sa poursuite.

— Tous les généraux ont renouvelé leur serment au roi.

— Le maréchal Ney a été appelé à Paris. Il va marcher à la rencontre de l’Usurpateur. Il a promis de le ramener dans une cage de fer[1].

Sifflets, bourrades, horions, s’échangeaient. L’attente de la foule prenait les proportions d’une émeute.

Et Espérat, tremblant d’angoisse, le cerveau ballotté par ces choses déconcertantes, errait toujours ainsi qu’une âme en peine, perdant tout souci de sa sûreté.

Soudain un roulement de tambours domina les autres bruits. La foule reflua de tous côtés pour dégager le centre de la place, où le 7e de ligne, le régiment de La Bédoyère, se formait en carré.

Que signifiait cela ?

Un lourd silence succéda au tumulte. Tous les regards se portèrent vers les bâtiments de la Préfecture. Milhuitcent plus que les autres attendait avec une muette épouvante.

Sur les degrés parut La Bédoyère.

Grand, élancé, le visage ouvert, le colonel du 7e descendait pensif.

On eût cru qu’un ultime combat, une suprême discussion, s’élevait dans son esprit.

Mais on lui amena son cheval.

Alors, il releva la tête, eut un geste résolu et se mit en selle. Au pas, il vint se placer au milieu du carré.

— Soldats, dit-il d’une voix lente, d’abord assourdie mais qui devint bientôt éclatante, on nous envoie au pont de La Bonne pour arrêter Napoléon…

Un frémissement parcourut la foule aussitôt réprimé.

— On nous demande d’assurer la victoire du drapeau fleurdelisé sur le pavillon tricolore. Je ne m’en sens pas le courage. Les trois couleurs me rappellent nos gloires, notre grandeur ; la cocarde blanche est pour moi l’insigne de la défaite et de la servitude. Tous, vous êtes libres d’agir selon votre conscience ; moi, je vais rejoindre l’Empereur pour vaincre ou périr avec lui, sous les plis du drapeau qui a parcouru l’Europe en vainqueur[2].

Il ne put continuer.

Un frisson électrique passa dans les rangs. Un rugissement éclata :

— Vive l’Empereur !

Les skakos se balancèrent au bout des fusils. Les acclamations redoublèrent, répétées par la foule.

Éperdu de joie, Espérat se faufila entre les rangs, courut au colonel et d’une voix tremblante :

— C’est moi, colonel, qui vous conduirai à l’Empereur. Votre décision sera ratifiée par toute la France.

— Qui es-tu ?

— Un enfant qui aime l’Empereur et que l’Empereur aime.

— Ton nom ?

— Espérat Milhuitcent.

Le visage de l’officier s’éclaira :

— Ah ! fit-il, le petit héros de la campagne de France !

Et souriant :

— Non, tu partiras devant, pour qu’il n’ait aucune inquiétude en apprenant notre sortie de Grenoble.

À ce moment, les officiers des compagnies s’approchaient.

Le plus ancien prit la parole.

— Colonel, nous vous suivrons tous. Voyez nos hommes.

Partout, la vieille cocarde tricolore, pieusement cachée au fond des shakos, voyait le jour.

Les cocardes blanches étaient arrachées, jetées à terre, foulées aux pieds.

La Bédoyère montra cela à Milhuitcent.

— Regarde et rapporte à l’Empereur ce que tu as vu.

S’inclinant, Espérat se plongea dans la foule. Mais il n’avait pas encore quitté la place que le général Marchand paraissait à une fenêtre de la Préfecture. Sa voix rude s’élevait :

— Colonel, ce que vous venez de faire, est une trahison.

— Non, mon général, c’est le devoir d’un Français.

— Soldats, commanda le gouverneur, arrêtez le colonel.

Une immense acclamation lui répondit :

— Vive l’Empereur !

Les tambours battirent, le régiment se forma en colonne, et se mit en marche vers la porte dite de La Mure, escorté par une population en délire dont les vivats montaient jusqu’au ciel.

Sur le passage de la troupe se trouva le comte de Rochegaule-d’Artin qui, son crime commis, était rentré à Grenoble.

Il regarda, eut un mauvais rire :

— L’ogre de Corse arrivera à Paris, murmura-t-il. Il s’agit de mettre Lucile en sûreté, car elle sera l’appeau qui fera tomber entre mes mains les complices de ce damné Espérat, dont je me suis enfin débarrassé.

Le traître croyait avoir tué son frère. D’un pas rapide, il gagna l’auberge des Trois Dauphins, où il était descendu.

Sa note soldée, il se fit amener son cheval et quitta Grenoble, se dirigeant sur Lyon et Paris.

Presque au même instant, Espérat ayant fait ses adieux à Hémery, qui lui avait donné son cheval, galopait à toute bride sur la route de La Mure.

Au point du jour, il traversa de nouveau le pont de La Bonne, occupé maintenant par Cambronne et ses lanciers polonais.

— Quoi de neuf ? interrogea le général.

En quelques mots, le jeune homme le mit au courant, puis, questionnant à son tour :

— Et vous, Général ?

— Nous avons été en contact avec Lessard et ses soldats hier soir. Pour nous empêcher de catéchiser sa troupe, il a évacué La Mure, rétrogradant jusqu’au village de la Frey ; nous, nous attendons l’Empereur pour marcher sur ce point.

— Bien ; bonnes nouvelles partout. Si Lessard a reculé, c’est qu’il n’avait pas confiance dans sa troupe.

— Je le crois.

Milhuitcent repartit au galop.

Deux kilomètres plus loin, presque aux portes du bourg de Corps, il se trouva en présence de Napoléon.

L’Empereur était arrêté au milieu de la route, ayant auprès de lui Bertrand, Drouot, et entouré par une vingtaine de demi-solde en bourgeois, accourus de Grenoble à sa rencontre.

— Sire, disait l’un de ceux-ci, portez-vous en avant. Les détachements d’artillerie et du génie que commande Lessard sont à vous. Lui, fidèle à son serment fait aux Bourbons, commandera peut-être à son bataillon du 5e de ligne de tirer sur vous, mais je crois bien qu’il ne sera pas obéi.

Les yeux de Napoléon tombèrent à cet instant sur Espérat, qui, rouge, haletant, venait d’arriver.

— C’est toi, mon enfant. Que dis-tu ?

— Je précède le 7e, colonel La Bédoyère, qui vient de Grenoble, après avoir arboré la cocarde tricolore.

— Est-ce vrai ?

— Oui, Sire.

— Alors, en avant ! Et toi, mon dévoué, repars vers La Frey, dis à ceux qui me sont opposés que je viens…, que leur général vient ; que ceux qui oseront tirer sur les miens ou sur moi répondront à la France et à la postérité des événements résultant de leur attitude.

Puis, s’adressant à ses officiers :

— Que ma garde marche sur les bas côtés de la route, l’arme sous le bras gauche, le canon vers le sol.

Déjà Espérat avait fait volter son cheval couvert d’écume et s’élançait au galop dans la direction de La Frey.

Il lui sembla entrevoir au passage Bobèche et Henry ; il crut percevoir leurs appels ; mais à cette heure décisive, il ne se sentait pas le droit de retarder d’une minute l’exécution des ordres de Napoléon.

Il continua sa course folle.

Au pont de La Bonne, Cambronne et ses lanciers s’ébranlèrent derrière lui, et toute l’avant-garde traversa La Mure.

La Frey était déjà évacuée par le commandant Lessard, tellement peu sûr de sa troupe qu’il la ramenait à Grenoble, sans attendre l’approche de l’Empereur.

En voyant le nuage de poussière soulevé par l’escadron de Cambronne, Lessard se croit attaqué.

Il fait former le carré, ordonne de croiser la baïonnette, mais les lanciers approchent, le sabre au fourreau, et Milhuitcent en tête, s’écrie :

— Amis, ne tirez pas, c’est la gloire, c’est l’honneur de la France qui s’avancent.

Les soldats sont pâles, ils tremblent.

Ah ! non, ils ne tireront pas. Leurs yeux cherchent sur la route Celui qui a emporté leur âme en exil, et qui la leur rapporte en ce jour.

Ils l’aperçoivent.

Napoléon est parti, en avant de son infanterie. Accompagné de son seul état-major, il approche, et de cette voix nette, acérée, qui a galvanisé tout un peuple, qui a rendu possible l’impossible épopée :

— Soldats du 5e, me reconnaissez-vous ?

— Oui, oui, répondent-ils tous.

Alors il ouvre sa redingote et présente sa poitrine.

— Quel est celui de vous qui voudrait tirer sur son Empereur ?

À ces mots, un vent de folie paraît passer sur les soldats. Artilleurs, fantassins, se précipitent, se bousculent. Ils crient, ils pleurent, ils rugissent :

— Vive l’Empereur !

On l’entoure, on lui baise les mains.

Mais ce n’est pas tout. Napoléon va pousser au paroxysme les sentiments de ces braves gens par un acte de clémence.

Lessard est là, morne, désespéré, abandonné par sa troupe, attendant la punition qui frappe si souvent la fidélité au parti vaincu.

Napoléon vient à lui.

— Mon ami, qui vous fit capitaine ?

— Vous, Sire, balbutie l’officier.

— Qui vous a nommé chef de bataillon ?

— Encore vous, Sire.

— Et vous vouliez faire tirer sur moi ?

— Oui, Sire, répond courageusement le commandant, pour n’être point parjure à ma parole.

— Rendez-moi votre épée.

Lessard obéit. Et l’Empereur, adoucissant son organe :

— Vous viendrez me la redemander à Lyon. Alors le sort du pays sera décidé, et vous pourrez, sans que votre conscience en souffre, conserver un brave soldat à la France.

Dire l’enthousiasme des assistants est impossible. Pour brocher sur le tout, on signale l’approche du régiment de La Bédoyère.

La garde elboise arrive de son côté.

Et Espérat restait là, de grosses larmes coulant sur ses joues, heureux jusqu’à l’extase du triomphe de l’homme génial auquel il avait voué sa vie.

  1. Ce propos attribué à Ney, paraît n’avoir jamais été prononcé.
  2. Procès de La Bédoyère. Le vaillant colonel fut condamné à mort et exécuté pour ces paroles.