Les Colonnes du Temple

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 83-95).
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Les Colonnes du Temple


 
Un soir qu’il priait seul et triste, Salomon,
Dont l’anneau d’or commande aux forces du Démon,
Vit briller tout à coup d’une clarté livide
La maison du Seigneur silencieuse et vide.
Tout s’animait, le bois, la pierre, le métal.
Comme un ressouvenir du vieux Liban natal
Qui jadis écoutait bruire leurs ramures,
Dans les cèdres taillés glissèrent des murmures ;
Et, laissant deviner l’arche heureuse, à travers
Une blanche nuée aux flancs rouges d’éclairs,
Le saint des saints ouvrit ses portes toutes grandes.
Un vent faible semblait agiter les guirlandes,
Les palmes, les fruits d’ondes lambris ciselés.
Alors les grands Kéroubs, les deux monstres ailés,

Sculptés dans le bois dur d’un olivier sauvage,
Comme s’ils secouaient leur pesant esclavage
Frémirent sous les yeux terrifiés du roi ;
Et sur l’arche paisible où sommeille la Loi
Que la main du Seigneur écrivit dans la pierre,
Les deux taureaux, avec des ailes de lumière,
Libres, transfigurés, ronflant des jets de feu,
Planèrent en chantant la force de leur Dieu.

Or, craignant de mourir en ce moment, le sage
Dans les flots de sa pourpre abritait son visage ;
Mais une voix profonde et lente s’éleva,
Qui remplit le palais où rêve Jéhova.
Une autre répondit, et les deux voix mystiques
Dans le vaste silence alternaient leurs cantiques.
Et le roi, frissonnant d’épouvante, comprit
Qu’il entendait mugir, au souffle d’un Esprit
Déchaîné dans les lis d’airain de leurs couronnes,
Iakîn et Boaz, les deux fermes colonnes
Qui, soutenant le front du temple aimé de Dieu,
Gardent fidèlement la porte du saint lieu.



IAKÎN

Salomon est comblé de richesse et de gloire.
Dans la montagne an voit fourmiller ses brebis.
Douze lions aux jeux flamboyants de rubis
Rampent sur les degrés de son trône d’ivoire,
Ses flottes, revenant de la brûlante Ophir,
Lui portent le sandal, la perle et le saphir.
Il n’a point d’ennemis. Quand le roi fait un signe,
Les émirs les plus fiers se courbent à ses pieds.
Tout est calme. Israël travaille dans sa vigne
Ou rêve à l’ombre des figuiers.


BOAZ


Salomon a reçu la claire intelligence.
La lointaine Tarsis connaît le nom du roi !
Le crime, devant lui, balbutiant d’effroi,
Abandonne sa tète à la juste vengeance.
Le maître, en souriant, nomme les fleurs de Dieu,
Les bêtes de la mer, des champs ou de l’air bleu.
La reine de Saba, qui le craint et l’admire,
Vint à lui du pays embaumé par l’encens
Et présenta l’or pur, le cinname et la myrrhe
Au roi sage entre les puissants.


IAKÎN


Mais, devant le Seigneur, que le pouvoir est frêle 1
Le roi possède-t-il les trésors de la grêle
Ou peut-il ébranler les portes de la mort ?
Mérodak, As tarte, Baal sont des fantômes.
Seul, tu vis, et ta main pèse sur les royaumes,
O Jéhova, semeur des étoiles, Dieu fort !


BOAZ


Devant le seul Voyant qu’importe la science ?
Le sage dira-t-il en son impatience :
« Parais, soleil ! voici ta route, lève-toi ! »
A-t-il vu de ses yeux la matrice profonde ?
Sait-il quelle est la pierre angulaire du monde ?
Quand Dieu fonda le sol, où donc était le roi ?


IAKÎN


Salomon, dans le sanctuaire,
A revêtu d’or fin le cèdre et le cyprès,
Et par de splendides apprêts
Il fait descendre ici le Dieu de sa prière.
Mais le roi Jéhova chevauche la lumière,
Son char a l’éclair pour sentier,

Il s’élève au-dessus du firmament sublime ;
Le ciel des cieux, l’immense abîme
Ne peut pas contenir l’Éternel tout entier !


BOAZ


Salomon reçoit les hommages
De l’Euphrate et du Nil, de Byblos et de Tyr,
Et sa gloire fait retentir
La solitude calme où méditent les Mages.
Mais l’esprit se repaît de grossières images ;
Son labeur est stérile et vain.
Dans le gouffre terrible où te voilà lancée,
Houle, infatigable pensée :
Tu n’iras pas au fond du mystère divin !


IAKÎN


Or, au commencement, Dieu rêvait solitaire.
Soudain, l’Éternel fut debout
Et, par sa volonté, fit le ciel et la terre !
Rien n’était visible : partout
Les ténèbres. Mais Lui, sa parole fit naître
La lumière, à flots d’or, des gouffres du néant.
Tout a jailli de rien ! Peux-tu comprendre, ô maître
Qui connais l’humble hysope et le cèdre géant ?


 

BOAZ


Non. L’Être primitif, ignorant de lui-même,
Languissait dans l’illimité.
Mais voilà qu’il frémit : par un effort suprême,
Lentement il s’est contracté.
Dieu, baigné par le vide, alors peut se connaître :
Il rayonne à travers les cieux vastes et froids.
Tout l’univers, c’est Dieu ! Peux-tu comprendre, ô maître
Qui devines si bien les énigmes des rois ?


IAKÎN


Le souffle de sa narine
Fit tressaillir le limon ;
C’est lui qui dans ta poitrine
Mit une âme, ô Salomon.
Il travaille sans relâche
A son éternelle tâche.
L’impie entendra le bruit
De sa flèche d’or qui vibre ;
Hors du monde, seul et libre,
Il vous crée et vous détruit.


BOAZ


Non. Les êtres et les choses
De son sein coulent à flots ;
Leurs lentes métamorphoses
Ne troublent pas son repos.

Roi, la vie universelle
De son large cœur ruisselle !
Il habite une cité
Qui confond l’esprit de l’homme.
Point de colère. Il se nomme
La forte nécessité.


IAKÎN
ET
BOAZ


Une guerre implacable engendre l’harmonie.
La foi du cœur résiste à la raison qui nie.
Le temple du Seigneur a deux piliers d’airain :
Qu’un seul manque, tout croule, et Jérusalem tremble.
Iakîn et Boaz vous bénissent ensemble,
Equilibre du monde, ô paix du ciel serein !


IAKÎN


Ecoute. Dieu repose en, l’unité première.
Mais, sous l’informe nuit, tressaille la lumière ;
Tout naîtra : l’eau, le feu, la terre, l’air subtil.
Dieu brûle d’épancher son cœur. Laissera-t-il
Les splendeurs de la vie à jamais ignorées ?
Non. Voici qu’au-dessus des ténèbres sacrées
Emerge lentement un rouge cercle d’or.
Le visage de Dieu n’apparaît pas encor.



BOAZ


Son essence cachée à vos faibles extases,
Palpite contenue en de merveilleux vases.
De plus en plus visible, elle devient esprit,
Justice, amour, beauté. Dieu s’éveille et sourit.
Il respire avec joie en des millions d’âmes.
La Rose de lumière épanouit ses flammes.
Ainsi le monde en fleur, l’empire des sept cieux
Émane tout entier du Roi silencieux.


IAKÎN


Quand l’Être unique, ceint du brûlant diadème,
Nous dérobe sa face et médite en lui-même,
Que sous le nom d’Ancien des jours il soit chanté !


BOAZ


Mais lorsque, tout humain, son visage s’anime,
Gloire au céleste Adam, médiateur sublime
Entre la multitude et la sainte unité !


IAKÎN


Crains Dieu. Car l’Éternel est un puits d’amertume,
Un lac mystérieux de soufre et de bitume
Qui bouillonne et flambe à tes pieds.

Crains le Seigneur. Son nom terrible est la Justice.
Tremble, ô royal pécheur, qu’il ne t’anéantisse
Pour tes crimes inexpiés.


BOAZ


Aime Dieu, car il est la source précieuse ;
Il jaillit comme une eau pure et délicieuse
Loin de l’âpre chaleur du jour.
Fait de miséricorde, il a pour nom la Grâce.
Oh ! rafraîchis en lui ton âme ardente et lasse ;
Cède à la force de l’amour.


IAKÎN


Lutte immortelle dans le monde !
La femelle, tordant ses reins,
Mord le mâle qui la féconde
Et lui, la traîne par les crins.
Dieu, sans se lasser de l’ouvrage,
Comme un taureau plein de courage
Qui retourne le sol fumant,
Laboure la matière immense ;
Et la matière en sa démence
Lui résiste éternelle

ment.


BOAZ


Michaël, l’invincible archange,
Repousse d’un pied lumineux
Dans les abîmes de la fange
Satan qui l’étreint de ses nœuds.
Il brandit une claire épée
Dans le cœur du soleil trempée ;
Mais Fange du mal, Lucifer,
Qui sans fin lutte et se relève,
Oppose aux morsures du glaive
Un sombre bouclier de fer.


IAKÎN


Ainsi que toute chose, homme, ta vie est double.
Ton cœur veut se connaître et cherche, plein de trouble.


BOAZ


Quand la soif du bonheur brûle ta gorge en feu :
« Souffre, dit une voix secrète, et pense à Dieu. »


IAKÎN


La terre s’est épanouie
Comme un visage radieux.
O magnificence inouïe
Des mers, des vallons et des cieux !

Rien n’est vrai que d’être joyeux.
Et voici que tes mille amantes,
Pour éblouir tes faibles yeux,
Dansent légères et charmantes.


BOAZ


Je vois le Juste. Il est cloué
Sur l’arbre infâme du supplice.
Sois éternellement loué,
Toi qui vides l’amer calice
Pour que le salut s’accomplisse !
Pendant des siècles l’homme en pleurs,
Mordu par les crins du cilice,
Va s’enivrer de tes douleurs.


IAKÎN


Les âmes spontanées
Qui traversent le ciel dans leur puissant essor
Avec un marteau d’or
Forgent leurs destinées.


BOAZ


Une infrangible loi
Etreint cruellement les volontés humaines.
O Seigneur, tu les mènes ;
Rien n’est libre que toi,


IAKÎN


Les ténèbres ne sont que lumière affaiblie.
Salomon, une échelle invisible relie
Les marais de l’enfer au ciel resplendissant.
Dans les veines de tous circule un même sang.
Chaque être se façonne une chair corruptible,
La dépouille, et renaît. L’âme est indestructible.
Tous, vous montez vers Dieu ; nul ne s’abîme en lui.
Pas un seul être, ô roi, ne s’est évanoui
Dans l’océan d’amour, de rêve et de silence.
Vers la source ineffable, ami, ton cœur s’élance ?
Va donc ; et, sans jamais satisfaire ton vœu,
Gravis les échelons innombrables de Dieu !


BOAZ


Ta pureté divine un jour te fut ravie.
Te voici détaché de l’arbre de la vie ;
Tout ce qui n’est pas Dieu, c’est le mal. Ne peux-tu,
Par l’extase, monter plus haut que la vertu ?
Quand donc seras-tu las de mourir et de naître ?
Salomon, une voix crie au fond de ton être.
L’Éternel te réserve un plus rare trésor
Que le glaive de l’ange et le bouclier d’or.

Viens, échappe aux clameurs stridentes de la lutte !
Celui qui chérissait ton âme avant la chute
Ne fêtera-t-il pas le moment du retour ?
Va te perdre à jamais dans les flots de l’Amour !


IAKÎN
ET
BOAZ


Que dis-tu maintenant, toi qui croyais comprendre ?
L’ardente Vérité te réduirait en cendre.
Ferme tes misérables yeux !
Nul ne connaît le Roi des célestes armées.
Nul n’a vu, sans mourir, les lettres enflammées
Du nom saint et mystérieux.


Tout redevint silence ; et la blême lumière
Cessa d’envelopper la maison de prière.
Le saint des saints s’était refermé lentement.
L’aube indécise allait éclore au firmament ;
Et le roi, dans le temple obscur et solitaire,
Gisait anéanti, la face contre terre.