Les Comédiens et la société polie/02

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Les Comédiens et la société polie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 377-411).
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LES COMÉDIENS
ET
LA SOCIÉTÉ POLIE

II[1]

A travers mes lectures[2] et les impressions d’amis qui ont connu ou entendu Rachel, celle-ci m’apparaît tantôt duchesse et tantôt gavroche, avec des allures de reine entremêlées de réflexions cyniques ou bouffonnes, l’esprit vif, naturel, la conversation pleine de saillies, une séduction infinie, l’art de se faire humble pour obtenir ce qu’elle désirait, l’élégance de la tournure et de la toilette, la voix grave, austère même, « espèce de contralto nerveux et doux, harmonieux et pénétrant, » ramenant tout à son art, par exemple disant à Legouvé, qui venait de lui lire en perfection Adrienne Lecouvreur : « Comment n’avez-vous pas pensé à vous faire comédien ? » et, après avoir entendu Guizot à la Chambre : « Que j’aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là ! » — mobile, quinteuse, se riant des engagemens et des promesses, assez portée vers la mystification. Ainsi Viennet, qui poussait l’hypertrophie du moi à ses dernières limites, tout en ayant beaucoup d’esprit, propose de lui lire une pièce ; elle se confond en remerciemens, feint d’accepter avec joie ; il arrive à l’heure dite : Madame est malade ; le lendemain : Madame est sortie. Le troisième jour on l’introduit dans un salon où se trouvait un jeune homme très élégant ; le domestique ouvre une porte, et Viennet entend la voix de Rachel répondant : « M. Viennet ! Dites-lui qu’il m’embête ! » Fureur de l’académicien, le jeune homme sourit, Viennet éclate : « Vous riez, monsieur, vous ne savez donc pas que c’est la troisième fois ? — Oh ! monsieur Viennet ; elle vous en ferait voir bien d’autres si vous étiez son amant. » Le souvenir d’Adrienne Lecouvreur, de Louise de Lignerolles, ne protégea pas non plus Legouvé contre les caprices de Rachel ; il avait pour elle une Médée, les répétitions étaient en train, elle part brusquement pour la Russie, et, quand elle revient, déclare tout net qu’elle ne jouera jamais Médée. Legouvé lui fit un procès, le gagna en première instance, en appel, obtint 6 000 francs de dommages-intérêts qu’il partagea entre la Société des gens de lettres et la Société des auteurs dramatiques. Mme Ristori le consola de sa déception ; Médée fut jouée avec succès dans toute l’Europe, en Amérique, partout sauf à Paris. On sait que la Ristori fut portée aux nues par le public en 1855, un peu pour faire pièce à Rachel dont les coups de tête avaient fini par impatienter bien des gens.

Sans prétendre qu’elle fût aussi rapace que Shylock ou Gobseck, elle aima trop l’argent et les cadeaux ; il est vrai qu’elle faisait parfois des présens à ses amis, quitte à les reprendre, ce qui fit dire à Dumas fils, comme elle lui donnait une bague : « Permettez-moi de vous prier à mon tour de l’accepter, mademoiselle ; je vous éviterai ainsi la peine de mêla redemander. » Et de répliquer : « Rien de plus naturel que de reprendre ce qu’on a donné, quand on a donné ce qui vous était cher. » Beauvallet se montra de moins facile composition ; comme Rachel lui offrait une superbe épée, il la remercia, ajoutant : « J’y ferai mettre une chaîne pour la fixer au mur de ma chambre ; je serai sûr qu’elle ne disparaîtra pas en mon absence. »

Rachel était, paraît-il, assez rancunière, traitant de haut en bas cette Comédie-Française, berceau de sa gloire, qu’elle appela dans une lettre : la grande boutique dégénérée ; en même temps, très familiale, adorée des domestiques, des petits employés du théâtre, aimant beaucoup sa vieille bonne : celle-ci tombe malade, agonise pendant la nuit, on prévient Rachel qui arrive tout en larmes, mais, au bout de quelques instans, elle oublie sa douleur, étudie l’agonie, n’a plus devant elle qu’une étrangère, un sujet. Des élans de cœur, des passions et des passionnettes, un certain goût de faste et de luxe, des accès, trop rares, de générosité. Mais en général… Exemple : On annonce un grand concert de charité ; prix du billet, cent francs ; les premiers artistes, Sontag, Alboni, Rosine Stolz, Mario, Lablache, Vieuxtemps, ont promis leur concours. Rachel se dérobe ; le baron Taylor lui demande du moins son nom sur l’affiche : quand il la quitte, elle dit : « A propos : je pense que mon nom vaut bien dix ou vingt billets. » Taylor remet dix billets. Que fait Rachel ? Elle raconte à Walewski qu’elle est devenue patronnesse, que Taylor lui a confié deux cents cartes à placer. Walewski se laisse attendrir, prend dix billets, ci 1 000 francs ; Lehon cinq. Voilà Taylor bien étonné. Aurait-il donné vingt billets au lieu de dix ? Non ; mais après avoir été payée, Rachel s’était fait rendre cinq billets pour elle et ses sœurs ; ces cinq billets furent placés au comte Lehon, qui lui en laissa un. Son nom lui rapportait 1 500 francs : on ne dit pas si elle lit argent du billet qu’elle avait conservé.

La mondanité de Rachel lui procurait des cachets élevés, des aubaines de toute sorte ; elle devint un excellent placement. Assistant à un dîner du comte Duchâtel, ministre de l’Intérieur de Louis-Philippe, elle avise un magnifique surtout en argent qui occupait le milieu de la table. Admirer les fleurs d’abord, puis l’objet convoité, enguirlander son âpre désir dans les caresses verbales et les sortilèges envoûteurs, n’était qu’un jeu ; si bien que Duchâtel, pris d’un accès de magnificence, la prie d’accepter le surtout en souvenir de lui. Voilà Rachel enchantée, mais, sachant par expérience qu’il y a des lendemains d’enthousiasme, elle demande la permission d’emporter aussitôt après le dîner la pièce rare ; le comte offre galamment sa voiture, et se contente d’ajouter avec un sourire ironique : « Mais vous me renverrez ma voiture, n’est-ce pas ? »

Les coupes d’argent du docteur Véron, les bibelots d’Arsène Houssaye qui traitait Rachel avec une admiration presque amoureuse et se pliait à toutes ses fantaisies, mille objets plus ou moins précieux prirent le même chemin, attirés par cette cupidité aimantée en tous sens. Apercevant chez un ami une guitare : « Donnez-la-moi, prie-t-elle ; on croira que c’est celle dont je jouais pour gagner ma vie place Royale et place de la Bastille. » Et, sous cette couleur, elle se la fit payer mille louis par Achille Fould[3].

Véron donnait un dîner ; ses rapports avec la tragédienne, tantôt aigres, tantôt coquets, tournaient en ce moment à la tempête. Un caprice amène Rachel à la porte de ce doge de bourgeoisie, doublé d’un Turcaret ; Sophie, la fameuse Sophie, court avertir Véron qui se lève, et, de son ton le plus solennel : « Congédiez-la ! Je ne reçois que les honnêtes gens ! » Pour compléter la scène, Nestor Roqueplan se penche vers son voisin, et murmure avec une ironie mélancolique : « C’est donc le dîner d’adieu qu’il nous donne ! » Il y a une autre version ; Rachel, en l’absence de Véron, avait fait main basse sur un service à thé en argenterie, et sur le portrait d’Adrienne Lecouvreur : d’où l’exclamation, assez naturelle après tout, du docteur ; mais Rachel, qui était entrée malgré la défense, riposta : « Alors le maître de maison devrait commencer par s’en aller. »

Pour elle le noble faubourg oubliait la ligne de démarcation établie si longtemps à l’égard des comédiens (on pourrait citer des exceptions) ; il l’accueillait comme l’enfant de la maison, ce qui l’étonnait, la flattait et parfois l’énervait. Rachel ne manquait ni de tact, ni de diplomatie ; — mais surtout, pour beaucoup d’académiciens, d’hommes politiques, de mondains, tels que Royer-Collard, Mole, Pasquier, Duchâtel, elle incarnait la revanche des classiques contre la révolution romantique. « Parce qu’elle leur rendait des chefs-d’œuvre, sinon de chasteté, au moins de passion idéalisée, il leur plut de faire de cette enfant de la bohème juive une vierge inspirée, ce que M. Legouvé, vingt ans après, devait appeler une madone de l’art. »

L’enthousiasme des salons aristocratiques tomba quelque peu, et, en 1856, Mme de Sainte-Aulaire confessait au docteur Ménière ses désillusions : « Comme Mlle Rachel nous a trompées, Mme la duchesse de Broglie et moi ! Figurez-vous, docteur, qu’un soir, chez M. Lebrun, de l’Académie française, Mlle Rachel, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de son succès, nous récita des vers de ses meilleurs rôles, et avec un talent merveilleux. Nous étions charmées, émues, si bien que nous voilà, la duchesse et moi, causant dans un coin du salon avec cette merveille. Si vous saviez quel charme elle mettait dans ses paroles ! « La carrière que je parcours est pleine de dangers, je le sais ; mais avec du courage on peut s’en tirer. J’espère que Dieu me protégera, car mon but est de soutenir ma famille, d’assurer l’avenir de mes parens et de mes sœurs[4] ! » De quel air elle nous disait tout cela ! Nous en pleurions d’attendrissement, nous l’encouragions à bien faire, à persévérer dans ses bons sentimens. Et le lendemain, quand je racontai cette scène si douce à un de nos amis, il se prit à rire aux éclats, se moqua de moi très ouvertement, et me raconta combien la perfide s’était agréablement moquée de nous. »

Musset mande à Mme Jaubert le souper qu’il fit chez Rachel, passage Véro-Dodal, en mai 1839 : la cuisinière absente et ayant emporté les clefs des armoires, l’actrice, en bonnet de nuit et robe de chambre, calcinant le rôti, improvisant un punch, égrenant les souvenirs des années où, modeste ménagère, elle cuisinait, blanchissait ses deux paires de bas, faisait sauter l’anse du panier pour acheter un Molière. Arsène Houssaye raconte un autre souper, mais celui-là vient de Chevet ; Rachel a son hôtel, et les convives improvisés s’appellent : M. Et Mme de Girardin, Jules Janin, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Albéric Second, Fiorentino, Jules Lecomte. Clésinger fait irruption vers la fin, s’aperçoit que tout est mangé, lance quelques lazzis, va souper ailleurs, — car il ne se nourrit pas de miettes de marbre, — et se venge en disant à Rachel, dont la maison, même dans l’opulence, gardait toujours un léger parfum de bohème : « Je vais faire de vous la Muse de la tragédie, et puis la Muse de la comédie et puis la Muse de l’amour ; par exemple, vous ne poserez pas pour la Muse de la gourmandise. » A l’un de ses dîners, on sert un superbe ananas, assez magnifique pour justifier le paradoxe du savant qui prétendit qu’Eve, dans le Paradis terrestre, avait été tentée par un ananas, non par une pomme. Et de l’admirer ; Ponsard s’empare de l’objet, le passe à son voisin qui enfonce brusquement son couteau, Rachel pousse un cri tragique, et Ponsard, se penchant vers son complice, murmure : « Mlle Rachel aurait-elle un ananas à la place du cœur ? » Elle avait vu, marchandé l’ananas le matin chez Chevet, et, le trouvant trop cher, elle l’avait pris en location jusqu’au lendemain.

Le dîner du dimanche était consacré à la famille et aux intimes. Un soir, après je ne sais quel plat savoureux, le cri de : Catherine ! retentit. Catherine se présente, la tête voilée par une serviette, on l’applaudit à tour de bras, elle salue profondément. Mais au second service, un des plats se trouve manqué. Nouveaux cris : Catherine ! Nouvelle entrée, cette fois la cuisinière est accueillie par une bordée de sifflets, Rachel en tête des siffleurs, — et s’enfuit piteusement. Quand la tragédienne invitait un intime à dîner, elle se servait volontiers d’une formule de ce genre : « A propos, si vous voulez venir dimanche mettre avec moi le bec dans l’auge, il y aura autre chose que du chènevis… »

Après les dîners donnés par Rachel, rappelons quelques dîners en l’honneur de Rachel. En voici un chez Morny : celui-ci la complimentant sur sa beauté, elle dit qu’elle avait commencé par être laide, mais qu’un jour son père l’ayant menée au Louvre, dans les salles de sculpture, elle avait compris qu’il était beau d’être beau, s’était mise à feuilleter des gravures d’après l’antique, et étudiée chaque jour de sa vie à n’être plus laide. « Dieu, c’est le grand maître à dessiner ; il a bien voulu me retoucher, les bosses de mon front sont tombées, mes cheveux l’ont voilé à l’antique, mes yeux se sont fendus, mon nez a repris la ligne droite, mes lèvres trop minces se sont arrondies, j’ai commandé à mes dents en désordre de se remettre en ligne… Et puis j’ai répandu sur tout cela je ne sais quel air d’intelligence que je n’ai pas. » Elle ajouta qu’elle n’avait pas voulu être belle pour un homme, mais pour l’amour de l’art. Heureusement, l’un n’empêche pas l’autre… De même pour cette explication mélancolique dans une crise de larmes : « Je pleure parce que je vis la vie des autres et non la mienne. »

Mérimée écrit à son inconnue le 3 janvier 1843 : « J’ai dîné avec Rachel il y a une dizaine de jours, chez un académicien. C’était pour lui présenter Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les hommes lui dirent tant de bêtises, et les femmes en firent tant, en la voyant, que je restai dans mon coin… Après le dîner, Béranger, avec sa bonne foi et son bon sens ordinaires, lui dit qu’elle avait tort de gaspiller son talent dans les salons, qu’il n’y avait pour elle qu’un véritable public, celui du Théâtre-Français, etc. Mlle Rachel parut approuver beaucoup la morale, et, pour montrer qu’elle en avait profité, joua le premier acte d’Esther. » Il fallait quelqu’un pour lui donner la réplique ; Mérimée refuse, Hugo s’excuse sur ses yeux, un troisième invoque un autre prétexte, le maître de maison se dévoue ; mais voilà qu’il laisse tomber ses lunettes et son livre, un domestique entre, on le congédie, la porte qu’il referme se met à grincer, et Rachel prend le parti de s’évanouir. Elle renaît, achève son acte, et part ; un de ses amis auquel on contait l’incident, remarqua : « Comme elle a dû jurer ce soir-là, en s’en allant ! »

C’est encore Armand de Pontmartin qui nous conduit, mais cette fois rue Saint-Benoit, chez M. François Buloz, directeur de la Revue et commissaire royal en 1847 près le Théâtre-Français. Au dîner, figurent Meyerbeer, Delacroix, Musset, Jules Janin, J.-J. Ampère, Mérimée, Alexis de Saint-Priest, Vitet, Rachel, Pontmartin, qui rédigeait ici même la critique littéraire et dramatique. Comme on félicitait Melpomène de ses deux dernières créations, Athalie et Cléopâtre, elle indiqua joliment pourquoi elle se sentait toute dépaysée dans une pièce nouvelle, et d’aplomb dans un rôle de Corneille et Racine. « Le langage d’Hermione, Phèdre, Camille, Pauline, est de convention, soit, mais sous ce langage il y a des sentimens, des passions d’une vérité humaine, immortelle ; ce sont des cordes muettes, non brisées. — C’est la différence entre le faux et l’idéal, appuya Ampère. — Justement, reprit-elle. Assurément, je ne puis pas me plaindre. La petite guitariste, chanteuse des rues et des cafés borgnes, est aujourd’hui princesse et reine dans l’empire de Melpomène. J’ai une liste civile (elle gagnait en moyenne 100 000 francs par an), des chambellans, des courtisans, des confidens et des confidentes, comme les héroïnes des tragédies classiques. Je donne des dîners, et je vois s’asseoir à ma table des diplomates, des pairs de France, des députés, des académiciens… Si je n’avais préféré à tout ma liberté, je marcherais l’égale des grandes dames du noble faubourg ; qui sait ? J’aurais pu épouser un duc ou un marquis… C’est superbe… Et avec tout cela, je n’ai tenu que le tiers de ce qu’on attendait de moi. » Ses admirateurs espéraient qu’elle ferait éclore toute une couvée de tragédies, qu’elle inspirerait des auteurs nouveaux dignes de renouer la tradition classique. Illusion. Et la causerie finit sur une double promesse : Musset écrirait une tragédie pour Rachel, celle-ci la recevrait les yeux fermés. Mais elle doutait de son poète, et n’avait pas tort ; Musset ne fit jamais cette tragédie.

Napoléon Ier compléta son éducation en conversant avec les hommes supérieurs dans chaque spécialité : Rachel ne fréquenta guère d’autre école, mais elle en profita singulièrement. Le comte Molé, premier ministre en 1838, lui dit avec une gravité souriante : « Ah ! mademoiselle, vous avez sauvé la littérature de l’invasion des barbares ! La langue française vous doit beaucoup. — Comme c’est heureux ! reprend-elle, moi qui ne l’ai jamais apprise. » Malgré tout, elle restait fort ignorante. Quelqu’un m’a rapporté qu’on lui présenta un artiste nommé Millot, et, comme il était question à cette époque de la Vénus de Milo, elle complimenta chaudement ce Millot sur le mérite de sa statue. Elle avait conscience de ses lacunes, se qualifiait parfois de petite saltimbanque, et, insistant pour que Legouvé composât un rôle tout exprès pour elle, ajoutait gaiement : « Faites cela, et je vous écrirai une lettre sans faute d’orthographe. » D’ailleurs, elle chargeait ses amis de composer pour elle les brouillons de ses lettres.

Aux derniers les bons. Crémieux, un des premiers protecteurs de Rachel, donnait une grande fête, dont la tragédienne était la reine. Chacun de se faire présenter, et un brave député rural de se pâmer sur son jeu de la veille : « Ah ! mademoiselle ! quel triomphe ! Quel génie ! Mais aussi quelle œuvre que ces Horaces, et ce qu’il mourût ! Et il s’extasiait sur ce Qu’il mourût ! Quand il l’eut quittée, Rachel se pencha vers Crémieux : « Ah çà ! Mais il est assommant avec son : Qu’il mourût ! A qui en avait-il ? Qu’est-ce que c’est que ça ? — Comment… Ce que c’est que ça ? Mais c’est le cri du vieil Horace quand on lui annonce que son fils est vivant. — Ah ! Où donc ça ? — Comment… où donc ça ? : — Mais tu n’as donc jamais lu les Horaces. — Moi ? jamais, je n’ai lu que mon rôle. » Le trait parut si fort à Ph. Audebrand, qu’il questionna Crémieux, et celui-ci répondit en propres termes : « Je vous proteste que Rachel ne savait rien de ce qui aurait pu l’éclairer sur l’esprit de ses rôles. Fort heureusement douée, elle devinait tout. J’ai parlé de sa manière d’étudier Horace en n’apprenant que le rôle de Camille. A propos du rôle de Phèdre, je cherchais à la renseigner, à lui faire comprendre quelle était la famille de la femme de Thésée. Au sujet de ce vers superbe :


La fille de Minos et de Pasiphaé,


« Est-ce que réellement il y avait un taureau né dans cette maison ? » me demanda-t-elle. Et j’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que l’histoire de ces temps lointains est toute parsemée de fables et de légendes… »

Un soir, le tsar Nicolas Ier, au moment où Rachel se retirait, prend son écharpe des mains du chambellan de service, et la pose lui-même sur ses épaules. La reine Victoria paie son dédit à Marseille, et lui offre un banquet à Windsor. La Presse du 14 juin 1841 raconte l’événement : « Mademoiselle Rachel est arrivée cet après-midi à Windsor ; des appartemens lui avaient été préparés à l’hôtel du château. Le splendide banquet qui doit être donné ce soir par Sa Majesté, dans la grande salle Saint-Georges, sera de 102 couverts… Au nombre des pièces qui seront exposées, on remarque la précieuse tête de tigre (connue sous le nom de marchepied de Tippo-Saïb) ; le superbe paon, orné de pierres précieuses d’une immense valeur, et le magnifique bouclier d’Achille. Cette fois, j’imagine que Rachel, si elle convoita in petto ces trésors, n’osa point traduire son noble désir. Au surplus, elle ne se privait pas de critiquer la société de Londres : « Oui, disait-elle un jour, les Anglais sont très aimables, mais il semble que les artistes soient des bêtes sauvages dont ils ont peur, car ils vous parquent comme les animaux du Jardin des Plantes. » Alors, paraît-il, on installait pour tes artistes, dans les salons de Londres, une sorte d’estrade ou d’enceinte fermée par des cordelières de soie, et Rachel se sentait isolée du reste de la compagnie.

Après la première de Diane, Arsène Houssaye charge deux jeunes secrétaires d’ambassade de la complimenter. Ils s’en acquittent si bien, qu’ils reviennent tout énamourés. Le lendemain, Houssaye dit à Rachel : « Je vous ai envoyé hier deux hommes libres, et vous m’avez renvoyé deux esclaves. »

On s’occupe d’elle à la Cour : le prince de Canino trouve plaisant de faire promener Rachel dans un équipage à quatre chevaux avec livrée impériale, si bien que le public la prit pour l’impératrice, et qu’elle défila sous l’Arc de Triomphe. Là-dessus, arrêté de Fould, en vertu duquel le grand maréchal du Palais est seul autorisé à se servir de la livrée impériale ; l’arrêté reçoit aussitôt un sobriquet : l’arrêté Rachel, et celle-ci de remarquer, du moins lui prête-t-on cette impertinence : « C’est fort désagréable d’être confondue avec l’impératrice. »

Toutefois, cette grande réputation rencontra quelques hérétiques ou demi-sceptiques. Ainsi la duchesse de Dino écrit, le 20 octobre 1838 : « J’ai été hier avec Pauline, à la Comédie-Française, pour entendre Mlle Rachel, qui fait tant de bruit en ce moment. Je n’ai pas du tout été enchantée : ils jouent tous très mal, Mlle Rachel moins mal que les autres, voilà tout. On donnait Andromaque, elle jouait le rôle d’Hermione ; l’ironie, le dépit et le dédain ! Elle s’en est tirée avec justesse et intelligence, mais elle n’a point de tendresse, point d’entraînement ; le son de voix est grêle, elle n’est ni laide, ni belle, elle est fort jeune, et pourrait devenir très bonne, si elle avait de bons modèles. Le reste est trop pitoyable ! Je me suis ennuyée, et suis rentrée fort engourdie… »

Le romantique Auguste Vacquerie la fustige assez durement, notre héroïne : « Mlle Rachel ne joue pas les drames discutés ; elle joue les tragédies consacrées. Elle n’est pas la vaillante prêtresse des églises militantes, elle est l’alliée prudente des batailles gagnées ; elle aide ceux qui ont réussi, elle est très utile à ceux qui n’ont plus besoin d’elle, elle s’offre héroïquement à tous les triomphes, elle se hasarde, après deux cents ans, à nous faire connaître le Cid, qu’elle n’aurait pas joué du vivant de Corneille. » Mais, pour quelques verges et brocards, que de complimens, d’adulations, d’apothéoses ! Lamartine lui écrit, en avril 1847, après l’avoir entendue dans Athalie : « Nous sommes allés, Mme de Lamartine et moi, vous exprimer notre admiration toute chaude encore de la soirée de la veille, et vous remercier de cette occasion de plus que vous avez bien voulu nous procurer d’applaudir au génie de la poésie, sous la plus sublime et la plus touchante incarnation. Je retourne encore ce matin à votre porte, mais, dans la crainte de n’être pas reçu, je prends la liberté de vous y laisser un billet de visite en huit énormes volumes (l’Histoire des Girondins). C’est la tragédie moderne qui se présente, humblement, en mauvaise prose, à la tragédie antique. Elle deviendra drame et poème à son tour, et, à ce titre, elle vous appartient de droit, car le drame est l’histoire populaire des nations, et le théâtre est la tribune du cœur… » Musset fut un de ceux que Rachel aima le plus et le mieux ; il composa pour elle ces stances, et ne les lui envoya point, on ne sait pourquoi :


Si ta bouche ne doit rien dire
De ces vers désormais sans prix,
Si je n’ai, pour être compris,
Ni tes larmes ni ton sourire ;

Si dans ta voix, si dans tes traits
Ne vit plus le feu qui m’anime
Si le noble cœur de Monime,
Ne doit plus savoir mes secrets ;

Si ta triste lettre est signée,
Si les gardiens d’un vieux tombeau
Laissent leur prêtresse indignée
Sortir, emportant son flambeau ;

Cette langue de ma pensée,
Que tu connais, que tu soutiens,
Ne sera jamais prononcée
Par d’autres accens que les tiens.

Périssent plutôt ma mémoire
Et mon beau rêve ambitieux !
Mon génie était dans ta gloire,
Mon courage était dans tes yeux.


Un poète exquis, M. Stéphen Liégeard, ma dit souvent qu’il devait à Rachel ses plus grandes émotions dramatiques : d’autres excellens juges nomment, avec Rachel, Frederick Lemaître, Dorval. Berryer, Guizot, Gambetta, Emile Ollivier, et ce sont tous d’admirables musiciens de la parole. Que des hommes de goût et de talent aient pu mettre des comédiens en parallèle avec les orateurs les plus célèbres, ressentir par les uns et les autres des impressions égales, cela seul suffirait à assurer la gloire des interprètes, puisque, tout au moins dans l’ordre du sentiment, ceux-ci ont pu être comparés aux créateurs.

Lorsque l’on consulte les initiés sur l’esprit de nos ballerines, ils répondent le plus souvent avec le sous-préfet du Monde où l’on s’ennuie : « Elles n’en ont pas. » Sans doute leur horizon intellectuel ne dépasse guère celui de l’Opéra, leur instruction est médiocre, et l’on ne rencontre pas dans leur personnel beaucoup de brevets de capacité ; mais elles possèdent la diplomatie de leur métier, l’esprit et la volonté de leur ambition, le bagout plaisant de la Parisienne des faubourgs ; quelques-unes, par exception, témoignent de qualités intellectuelles, telles Beaugrand, Taglioni, Pauline Duvernay, Subra, Salles. Ce qui semble un peu contradictoire, au premier abord, c’est que la plupart des danseuses sont très inférieures, pour la culture de l’esprit, aux cantatrices, surtout aux comédiennes, et qu’en même temps, elles arrangent bien mieux leurs affaires, notamment au XVIIIe siècle. D’Alembert donnait du phénomène cette explication chastement scientifique : « C’est une suite naturelle des lois du mouvement. » Ceci tendrait à confirmer cette vieille observation, que la majorité des hommes demande aux femmes la beauté et l’agrément, plutôt que l’esprit. Mais il faut bien constater, qu’au XIXe siècle, le nombre des ballerines ayant du monde, demeure fort restreint, que cela ne les empêche nullement de dénicher force ploutocrates généreux, au besoin même des maris. Fanny Elssler convola en justes noces avec un banquier allemand, Thérèse Elssler contracta un mariage morganatique avec le prince Adalbert de Prusse ; Sangalli devint en 1880 la femme du baron de Saint-Pierre, ancien diplomate. D’ailleurs, les mariages de danseuses et d’actrices avec des mondains ou des professionnels, eurent souvent des suites fâcheuses : ainsi pour Taglioni, Malibran, Bosio, Frezzolini, Grisi, Lucca, Trebelli, Marie Sasse, Heilbron, Patti, Madeleine Brohan, etc. Cette remarque ne prouve nullement contre le mariage, et la leçon ne corrigera personne, puisque l’expérience du voisin ne sert de rien : heureux encore lorsque l’on profite, pour n’y plus retomber, de ses propres erreurs !

Un des parce que du succès des ballerines ne serait-il pas dans cette remarque du docteur Véron, qui connaissait à merveille la question ? « En France, la plupart de nos hommes d’État montrent, quel que soit leur âge, un certain goût pour la galanterie. On désire surtout être ministre pour éblouir la vanité et le cœur des femmes, et même pour enlever d’assaut des bonnes fortunes de coulisses. Le secrétaire de la Commission de l’Opéra, mon ami Gavé ; fut plus d’une fois chargé par des ministres, Richelieu sournois, d’organiser secrètement, en bon camarade, à huis clos, des parties fines avec quelques beautés en renom de la danse ou du chant. »

Les thuriféraires eux-mêmes conviennent que Taglioni n’avait aucune beauté, sauf la jambe qui était admirable, résumant ainsi tous ses talens et toutes ses grâces ; ils la peignent très simple, douce, calme, ennemie de l’intrigue, aimant la vie de famille, nature de sensitive. En tout cas, elle se montre peu désintéressée, éprise des diamans, perles et banknotes autant que Marco dans les Filles de Marbre (elle ne dansait pas à moins de 2 400 francs par soirée), posant pour l’impeccable, positive, économe au point d’étonner tous ceux qui apprirent qu’elle avait fini par se ruiner, et par donner des leçons de maintien et de danse aux jeunes misses ; aucune prétention à l’élégance, adorant ses enfans qui semblent bien lui avoir donné plus de tourmens que de joies. On était loin du temps où Victor Hugo, lui envoyant un livre, griffonnait cette dédicace : À vos pieds ! À vos ailes ! où elle enchantait la France et l’Europe dans le Dieu et la Bayadère, l’Ombre, la Révolte au sérail et la Sylphide. D’aucuns lui reprochent d’avoir quitté trop tard le théâtre, et, en 1844, sa danse inspira plus d’une épigramme ; Musset, invité à écrire des vers sur son album, ciselait ce compliment à double entente ;

Si vous ne voulez plus danser,
Si vous ne faites que passer,
Sur ce grand théâtre si sombre,
Ne courez pas après votre ombre,
Et tâchez de nous la laisser.

Un Anglais, qui aima et habita longtemps Paris, la traite de pimbêche, glose sans pitié sur sa laideur, son défaut de charme personnel ; à l’entendre, elle se donnait rarement la peine d’être aimable, et jamais pour des Français : pour eux son accueil était toujours glacé. Une épaule plus haute que l’autre, une légère boiterie qui la faisait se dandiner à la façon des canards, voilà, paraît-il, la femme, une fois ses ailes ployées : toute grâce, tout sourire étaient mis de côté, enfermés dans les coffres avec ses costumes de danseuse.

Donc Taglioni, jambe à part, était peu jolie, au point que tout d’abord elle servit de tête de Turc aux bonnes camarades : « Est-ce que cette petite bossue, sifflaient-elles, saura jamais danser ? » Plus tard, sous le proconsulat de Duponchel, elle déclara un mal de genou, les médecins et chirurgiens constataient la douleur, se perdaient en conjectures, elle resta plusieurs mois sans danser. Quatre ans après, Adam, lui faisant une visite à Saint-Pétersbourg, voit rouler dans ses jambes une mignonne fillette. « — A qui donc cette ravissante petite fille ? » Et Taglioni de répondre en riant : « C’est mon mal de genou. » Le comte Gilbert des Voisins l’épousa contre vent et marée, s’en repentit, et se souvint de la prédiction de l’avoué qui, ne pouvant refuser de faire les sommations à la famille, avertissait l’imprudent : « Je ne refuse pas de vous assister dans cette affaire, mais à une condition : c’est que vous me continuerez votre confiance quand il s’agira de plaider pour vous en séparation. » Celle-ci eut lieu après neuf années de mariage. Que Gilbert des Voisins l’eût plantée là, cela ne sembla nullement extraordinaire. « Le fait est, disait un humoriste, que Des Voisins s’est engagé d’honneur à cette réparation ; mais ce que je ne puis concevoir, c’est qu’il ait commis l’erreur qui a rendu la réparation nécessaire. » En 1852, Morny, donnant un dîner d’artistes, avait à ses côtés Taglioni et Rachel. Gilbert des Voisins, arrivé en retard, prend place à côté d’Arsène Houssaye et d’Eugène Delacroix : « Quelle est cette institutrice, à côté de Morny ? interroge-t-il. — Votre femme. — Ah ! c’est possible, après tout. » De son côté, Taglioni demanda à Morny quelle idée il avait eue de la faire dîner en si mauvaise compagnie. Après le repas, malice ou courtoisie, Gilbert des Voisins voulut absolument qu’on le présentât à sa femme : « Il me semble, monsieur, remarqua celle-ci, que j’ai eu moi-même l’honneur de vous connaître vers 1834. » Et elle lui tourna le dos.

Avant de se retirer dans sa villa du lac de Côme, Taglioni eut à Paris un salon, un véritable salon, où fréquentaient Méry, Dumas, Eugène Sue, Musset, Balzac, Gérard de Nerval, Roger de Beauvoir, Mme de Girardin. Les premiers compositeurs, Meyerbeer, Rossini, Spontini, Liszt, Donizetti, Auber, Adam, tenaient à honneur de composer quelques couplets pour son album. Méry affirme qu’elle avait dans l’esprit le charme de ses pieds divins, qu’elle dansait en causant. En tout cas, elle sut parfumer de grâce, de modestie apparente ses caprices, elle, fantasque entre toutes, si bien que, public, adorateurs, ne lui tinrent point rigueur. On lui fit de telles ovations à l’Opéra, que la reine Marie-Amélie ne put un jour s’empêcher d’observer. : « Vous voyez que la reine de l’Opéra est mieux accueillie que la reine des Français elle-même. »

Quelqu’un a dit que les Françaises et les étrangères ont une conception très différente de la musique : « A l’Opéra, la Française ouvre les yeux, et va entendre la musique pour ses épaules ; l’Allemande ouvre les oreilles, et y va pour son plaisir ; l’Italienne ouvre son cœur, et y va pour son sigisbée ; l’Anglaise ouvre la bouche, et y va pour son argent. » Comme toutes les boutades, comme toutes les maximes du monde, celle-ci a sa part de vérité et de paradoxe, car elle méconnaît, dans son absolutisme, la grande loi des contrastes et des divergences dans les esprits. En vérité, beaucoup de femmes venaient au Théâtre-Italien pour entendre Desdemona-Malibran, la flamboyante artiste qui ressuscitait Shakspeare à travers Rossini ; cela se passait à la fin de la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, au temps où, comme le disait le duc de Brissac à Marie-Antoinette, Malibran comptait cent mille amoureux, où des étudians déjeunaient pendant un mois d’une flûte d’un sou pour réunir les trois francs soixante centimes que coûtait alors le parterre, et aller applaudir leur idole dans Sémiramide, la Gazza Ladra, Tancrède, Otello. On a dit la beauté irrégulière, ou, si l’on veut, la demi-laideur transfigurée de Malibran sitôt qu’elle chantait, sa magnétique attirance, — ses yeux « qui avaient une atmosphère » et semblaient absorber toute la passion humaine, dramatique, pour la renvoyer, multipliée, aux auditeurs, — son indomptable ténacité, ses coups de tête, plus nombreux que ses rares coups de cœur. Nature généreuse, prime-sautière, vaillante jusqu’à la témérité, avec la hantise du danger, le charme de l’imprévu ; aucune coquetterie, point de jalousie, une exubérance d’âme qui ne lui permettait pas de jouer ou de chanter deux fois de la même manière, des phases de silence et de mélancolie, de fulgurantes improvisations, d’adorables élans, des gaietés radieuses ; une voix puissante, naturellement dure et rebelle, qu’elle domptait à force de volonté et d’étude ; — pleurant de vraies larmes au théâtre, mais « ne s’épuisant pas plus à se répandre, qu’un foyer de lumière à rayonner, et vivant de ce qu’elle dépensait.. » « Ma fatigue du théâtre, écrit-elle en 1834, c’est pour moi un sorbet ; ma voix est stentoresque, mon corps falstaffique, mon appétit cannibalien. » Elle n’était pas pour rien la fille du terrible Garcia.

E. Legouvé, qui fut l’ami et l’historiographe de Malibran, raconte que Lamartine lui fit compliment de son aptitude pour les langues (elle en parlait quatre avec une égale facilité) : « Oui, dit-elle, c’est très commode, je puis ainsi habiller mes idées à ma façon. Quand un mot ne me vient pas dans une langue, je le prends dans une autre ; j’emprunte une manche à l’anglais, une collerette à l’allemand, un corsage à l’espagnol… — Ce qui fait, madame, un charmant habit d’Arlequin. — Soit, répliqua-t-elle vivement, mais il n’y a jamais de masque. » Un autre lui vantait un poète, aussi pauvre d’idées que riche de forme : « Ne me parlez pas de ce talent-là, dit-elle ; il fait un bain de vapeur avec une goutte d’eau. » Souvent elle coupait court aux éloges avec un peu d’impatience, surtout quand on la célébrait aux dépens de quelque grande artiste. Elle ne pouvait sentir Mme Sontag et l’admirait infiniment. « Oh ! si j’avais sa voix, soupirait-elle. — Sa voix ! sa voix ! reprit quelqu’un, oui sans doute, elle a une jolie voix, mais pas d’âme ! — Pas d’âme ! s’écrie la Malibran, dites : pas de chagrin ! Elle a été trop heureuse. Voilà son malheur. J’ai une supériorité sur elle, c’est d’avoir souffert. Mais qu’il lui vienne un véritable sujet de larmes, et vous verrez quels accens sortiront de cette voix que vous traitez dédaigneusement de jolie. » Un an plus tard, la Sontag, après un grand malheur, aborde le rôle de donna Anna, est acclamée : « Je vous l’avais bien dit ! » rayonne Malibran. N’est-ce pas charmant ?

Comme les autres théâtres, l’Opéra est un champ clos où se poursuivent, tantôt sourdement, tantôt au grand jour, rivalités, haines et rancunes. Rosine Stolz y régna pendant quelques années, comme amie très intime de son directeur, et l’on mena grand bruit à propos d’un bal donné par Duprez, où la favorite ne fut pas invitée. Un tel affront ne pouvant rester sans vengeance, le directeur de l’Opéra donna un autre bal tout exprès pour en exclure Duprez. Sontag et Malibran se détestaient. Pontmartin conte certaine soirée triomphale, chez Mme de la Bouillerie, où se rencontrèrent Lamartine, Berryer, Bonald, Victor Hugo, Martignac, Gérard, Gros, Paër, Charles Nodier, Alexandre Soumet, d’Arlincourt, Ancelot, Cherubini, Mlle Delphine Gay, etc. Bordogni, Zuchelli, Santini, ouvrirent le concert, Mlle Moke, la future Mme Pleyel, vint ensuite, enfin Malibran et Sontag. « Celle-ci offrait le type le plus parfait de la beauté germanique, telle que nous la rêvons d’après les poètes, sans la retrouver dans la réalité. Ce qui la rendait incomparable dans le rôle terrible de donna Anna, c’est qu’elle opposait, à la fougue sensuelle de la passion espagnole, tout ce que la poésie du Nord a de plus éthéré et de plus chaste. Svelte sans maigreur, l’élégance de sa taille s’accordait admirablement avec la régularité de ses traits et l’expression de sa physionomie, avec ses cheveux d’un blond cendré qui pouvaient allumer beaucoup de feu sous leur cendre, avec la nuance rose-thé de son teint, la blancheur marmoréenne de son front, la douceur un peu triste de ses yeux, couleur de pervenche, et l’arc délié de ses lèvres qui semblaient tantôt sourire à l’invisible, tantôt parler à l’inconnu… »

Rossini se mit au piano, les deux étoiles chantèrent, d’abord l’une après l’autre. « Elles se surpassent, disait-on tout bas ; on croirait qu’elles se défient ; jamais, jamais on n’entendra rien de pareil. » Et quand vint le grand duo de Sémiramis et d’Arsace, ce fut une véritable extase. « Comment peut-on se haïr quand on s’accorde si bien ? » murmurait Ancelot. A la fin du duo, Rossini se leva, tout ému : « Oh ! c’est trop beau, dit-il, j’étouffe ; mesdames, on s’embrasse ! » Puis, donnant l’accolade aux deux rivales, il les poussa l’une vers l’autre ; mais, au lieu d’accepter l’invitation, chacune fait un mouvement en arrière, l’effet est manqué. Pour dissiper le malaise, Rodolphe Appony s’élance vers le piano, attaque la valse de Freyschutz, Antonin de Noailles et le fils aîné de la maison s’emparent des cantatrices, la gaîté rejoint l’enthousiasme par-delà Je mur de glace élevé soudain. Pontmartin invite Desdemona, qui dansait médiocrement, et le remarqua elle-même, ajoutant : « C’est que, Dieu merci, je n’ai rien de germanique. » Elle accompagna son mot d’épigrammes assez vertes sur Sontag qui allait épouser le comte Rossi ; l’épithète de rossinante ne fut pas oubliée, paraît-il. Le lendemain matin, Pontmartin, stupéfait, retrouvait Malibran, vêtue de noir, à l’hospice des Enfans, rue de Sèvres ; lin petit malade refusant d’entrer dans un bain qui devait lui sauver la vie, pour le décider elle chanta à croire que Dieu même écoutait. L’enfant demeurant insensible, elle offrit de se mettre au bain avec lui ; cette fois il consentit, elle se mit au bain et tendit les bras au malade qui cinq minutes après s’endormait doucement sur son épaule. Lorsque Malibran quitta l’hospice, elle vit Pontmartin qui guettait sa sortie, le reconnut, et dit gaiement : « Jeune homme, retenez bien ceci ; il est plus difficile d’embrasser une rivale, que de faire une bonne œuvre. »


… Connaissais-tu si peu l’ingratitude humaine ?
Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux ?
Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,
Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,
Lorsque tant d’histrions et d’artistes fameux,
Couronnés mille fois, n’en ont pas dans les yeux ?…

Que ne détournais-tu la tête pour sourire,
Comme on en use ici quand on feint d’être ému ?
Hélas ! on t’aimait tant, qu’on n’en aurait rien vu.
Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce délire,
Que ne t’occupais-tu de bien porter la lyre ?
La Pasta fait ainsi : que ne l’imitais-tu ?

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur,
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savais-tu donc pas, que, sur ta tempe ardente,
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?…


Mme Récamier lut ces stances immortelles de Musset devant Chateaubriand, à l’Abbaye-aux-Bois : elles furent admirées. Je ne crois pas qu’aucune cantatrice ou comédienne ait inspiré pareille poésie ; elle seule suffirait à la gloire de Malibran, elle rayonne son éclat sur ses émules dans le présent et dans le passé, fait partie en quelque sorte du patrimoine de génie et d’honneur que chacun augmente par son effort, où il puise dans les heures de lutte et d’angoisse. Musset a lancé un cri d’enthousiasme qui traversera les siècles, et longtemps, bien longtemps peut-être, on oubliera qu’il a romancé la vie et la mort de son héroïne. Personne n’ignore que, par son second mariage, elle était devenue Mme Bériot ; chacun répète qu’elle s’éteignit à vingt-huit ans, en 1836, consumée par le feu intérieur d’une âme brûlante. Elle mourut à Londres en pleine puissance d’elle-même, en plein triomphe, des suites d’une chute de cheval, qu’elle avait cachée à son mari, tuée au milieu d’un concert, pendant une syncope, par un médecin ignare qui prit sur lui de la saigner, tandis que Bériot jouant, ne voyait point les gestes navrés de Lablache, n’entendait point ses appels étouffés par les accclamations des auditeurs. Lorsque enfin Lablache put entraîner au foyer son ami, celui-ci vit Malibran assise dans un fauteuil, les bras nus pendans, les yeux vitreux, les deux veines ouvertes : trente-six heures après, elle n’était plus.

Pauline Viardot, fille de Manuel Garcia, sœur cadette de Malibran, eut un brillant salon littéraire, où fréquentaient Mérimée, Th. Gautier, Sainte-Beuve, Paul de Saint-Victor, Flaubert, Taine, Jules Simon, Renan, Augier, Victor Hugo, Gounod, E. Vivier, Jules Janin, Maxime du Camp, E. About, les Goncourt, Gavarni, Scherer, Fromentin, Charles Blanc, Nefftzer, Broca, Berthelot, Francisque Sarcey, Zola, Alphonse Daudet, Maupassant, etc. Les Viardot recevaient aussi à la campagne les intimes, et, au premier rang, Ivan Tourguéneff qui appelait Courtavenel son berceau littéraire : il fut le dieu du salon, comme Vaudreuil chez Mme Vigée-Lebrun, le chancelier Pasquier chez Mme de Boigne, Chateaubriand chez Mme Récamier ; absent, il confiait aux Viardot sa fille Pauline. On sait que Tourguéneff passa une partie de sa vie en France ; mais, forcé parfois d’aller en Russie, un article publié sur la mort de Gogol, en 1852, lui valut un exil de deux ans dans sa propriété de Spasskoié. Mme Viardot, de son côté, faisait des tournées à l’étranger : les lettres du romancier peignent avec profondeur les regrets, impressions poétiques, succès et déboires, avec l’espoir de reprendre la douce vie de Courtavenel et les longs entretiens. Voici quelques lignes à propos du rôle de lady Macbeth chanté par son amie : « Je suis curieux de savoir comment lady Macbeth vous a réussi. C’est un beau rôle, grand, simple (malgré la ruse de la dame), profond, et pourtant difficile, presque dangereux. Mais, comme dit Lear dans la tragédie de Shakspeare (vous souvenez-vous de la lecture de cette tragédie à Courtavenel, sous un acacia en fleurs, et puis dans le coupé de la diligence avec Laure endormie, vous souvenez-vous ? ) le danger et moi, nous sommes deux lions nés le même jour et dans la même litière ; mais je suis l’aîné, et le plus fort des deux. Si nous jouions Macbeth à Courtavenel ? Je demande à être l’ombre de Banquo, elle ne parle pas… »

Tourguéneff écrivit trois opérettes fantastiques, l’Ogre, Conte de fée, Trop de femmes, dont Mme Viardot composa la musique ; elles furent représentées à Bade, chez la cantatrice qui remplissait souvent un des rôles (les autres étaient tenus par ses élèves). Tourguéneff représenta quelquefois l’ogre, le sorcier ou le pacha. Elles eurent un succès de gaieté et d’esprit, devant un public cosmopolite, auquel se joignit à plusieurs reprises la famille royale de Prusse.

M. Adolphe Brisson, dans un de ses spirituels Portraits intimes, résume ainsi sa pensée sur Mme Viardot : « Tout ce qu’une créature humaine peut avoir en partage, elle l’a eu. Talens naturels, talens acquis ; un vif sentiment de l’art et des moyens d’expression ; l’enivrement des ovations publiques et le bonheur familial, des directeurs attentifs à lui plaire, un mari qui était l’intelligence et la bonté mêmes, de superbes enfans, des gendres exquis, des amis dévoués et d’illustres commensaux, des auteurs qui l’ont vénérée comme une idole, et qui lui doivent leur réputation. Elle a tenu sur ses genoux le petit Saint-Saëns, elle a découvert Charles Gounod. Le futur auteur de Faust errait, mélancolique, dans les coulisses de l’Opéra. Il supplia Mme Viardot d’entendre la mélodie que lui avait inspirée le Vallon de Lamartine. Elle pria Emile Augier d’écrire un livret pour le compositeur ignoré : et c’est ainsi que Sapho vit le jour… »

Voici un chanteur homme du monde, qui continue la tradition de Pierre Jélyotte, et non seulement homme du monde, mais lettré, bon observateur, gai, capable d’admirer sans réserve ses émules, ne détestant pas le whist, la bouillotte, adorant la chasse qui lui coûta son bras droit, et l’obligea de quitter l’Opéra pour se consacrer au professorat. Roger tint salon, donna des dîners, des fêtes brillantes. Son Carnet nous met en relations avec une foule de personnages intéressans, Duprez, Mario, Lablache, Auber, Meyerbeer, cette fameuse Jenny Lind qui ne vint jamais à Paris, Mme Viardot, etc. ; les tournées en Allemagne, en Angleterre, sont contées avec un vif sentiment du pittoresque et de la couleur locale.

Un bal chez Roger, le Bal des Poissardes, dans son hôtel de la rue Turgot : tous les invités figurent des personnages de la halle, marchands de denrées, etc. Un grand comptoir d’étain garni de brocs, litres, setiers, tourniquet, derrière lequel Mme Roger fait les honneurs ; Mario Uchard en portefaix, un autre en garçon charcutier, un troisième en boulanger ; rien que des artistes et des gens du monde. Villemessant présente deux jeunes hercules, costumes de forts de la halle ; nota bene : chacun dans l’antichambre a déposé un gros sac de farine. « Ma foi, messieurs, dit Roger un peu intrigué, et cherchant à les reconnaître, je suis artiste, je me crois assez fort en costumes, mais je puis vous déclarer que jamais je n’en ai vu de plus réussis que les vôtres. Est-ce assez nature ? — Ch’est comme cha ! répond l’un d’eux. — Et l’accent y est aussi ! » s’écrie joyeusement Roger. Sont-ce des peintres, des sculpteurs ? Chacun se met martel en tête, mais Villemessant a déclaré péremptoirement que ses amis veulent garder l’incognito. Les voilà qui dansent ! Quel succès ! Ils font sauter les dames comme des plumes, et de rire, et chacun de leur taper sur le dos d’où sortaient des nuages de farine. Arrive le souper, ils mangent comme des ogres, font songer à Gargantua, et les convives sont ébaubis de cette boulimie. « Ils imitent même la faim et la soif ! admire Roger. — Je trouve même qu’ils exagèrent un peu, » fait froidement Villemessant. On attendait nos gaillards à l’épreuve finale, dans l’antichambre, où plusieurs invités avaient en vain tenté de soulever les sacs. « Partons, vicomte ! Partons marquis ! » dit Villemessant avec une belle assurance. Et aussitôt les deux danseurs hissèrent les sacs sur leurs épaules, et partirent de leur pied léger. « Tous nos amis sont comme cela, soulignait Villemessant. — Vous êtes un farceur, lui dit tout bas Roger ; vous m’avez amené tout bonnement deux forts de la halle ; que ce fatal secret reste à jamais entre nous ! » À cette même fête, Grassot avait demandé à l’amphitryon la permission de venir dans son costume de Maman Sabouleux : c’était son rôle d’alors au Palais-Royal. On lui fit grand accueil, on s’empressait autour de Maman Sabouleux, dont la verve et les saillies eussent déridé les plus moroses. « Prends-tu un rafraîchissement ? » dit Roger. Grassot lorgne avec dédain le verre d’orangeade. « Hum… c’est bien fade ! — Oh ! il y a au premier un comptoir tenu par Mme Roger, où tu trouveras du cognac, du rhum. — A la bonne heure ! » Et, se tournant vers Duprez qui riait à gorge déployée : « Te voilà, l’épanoui ? » Puis montrant son verre : « Petite musique chantée sans goût, du Paul Henrion, ou de l’Etienne Armand, tout au plus… Enfin nous nous rattraperons là-haut tout à l’heure avec du Gluck et du Mozart… A la tienne, Arnold ! gnouf ! gnouf ! » Et de rire. Roger admirait et aimait Duprez : quelqu’un prétendant qu’il ouvrait trop la bouche en chantant : « Qu’est-ce que cela fait ? interrompit Roger. Dans ce large moule du rythme, il sait mettre du bronze, et s’il ouvre la bouche trop grande, au moins on lui voit le cœur. »

Pendant un voyage que Berryer, appelé par Charles X et la duchesse de Berry, fit en Allemagne (1836), il s’arrêta quelque temps auprès de la grande-duchesse de Bade, avec laquelle il avait une alliance de famille : elle tenait une cour assez brillante où s’empressaient les princesses de Lieven et Troubetzkoï, Mmes Davillier, de Bastard, de Bastillat, les princes Emile et Frédéric de Hesse, la comtesse Rossi. Un petit complot s’organisa pour faire chanter celle-ci, au moyen d’une comédie représentée chez lady Pigott. Berryer tenait l’emploi de père, la comtesse était sa fille, et le sollicitait de consentir à son mariage : il s’y refusait. Tout à coup, il tire un cahier de musique roulé dans sa robe de chambre, et le présentant à Mme Rossi : « Non, non !… Pourtant, si vous chantiez ces variations qui me charment toujours, je ne sais ce que je pourrais faire. — Mais ce n’est pas cela, objecte la comtesse. — Si, si, reprend Berryer, je sais bien ce que je dis. » En même temps, un piano prélude, les spectateurs applaudissent, Mme Rossi sent sa volonté fléchir, et chante comme en ses plus beaux jours. Un de ses auditeurs écrivit après cette fête : « Elle m’a produit l’effet d’un rossignol chantant sur un rosier blanc et faisant tomber sur les fleurs une pluie de gouttes, de la plus fraîche et de la plus brillante rosée. »

Mmes Sontag, Naldi, et Sophie Cruvelli, qui épousèrent le comte Rossi, ministre du roi de Sardaigne, le comte de Sparre, le vicomte Vigier, ont justifié le choix de leurs maris par la dignité de leur attitude, et se sont fait dans le monde une place égale à celle qu’elles occupaient au théâtre. Vingt ans après le mariage ; en 1848, quand la fortune du comte Rossi périclita, Henriette Sontag reprit le chemin du théâtre, aussi simplement qu’elle l’avait quitté, et retrouva sur la scène des succès presque aussi grands qu’autrefois.

Et que de jolis traits de caractère chez ces divas et chanteurs, à défaut ou à côté des révérences et des étiquettes mondaines ! C’est la Pasta qui dotait ses élèves lorsqu’elles ne lui semblaient pas devoir réussir au théâtre ; — Alboni se remettant à chanter pour gagner en trois mois 100 000 francs consacrés à la dot d’une nièce ; — Mario qui ne refusait jamais un service, et quand sa caisse sonnait le vide, signait une lettre de change, fût-elle de 25 000 francs ; — Gabrielle Krauss, Rose Caron, qui conquirent da renommée sans charlatanisme, sans réclame, à force de travail ; — Caroline Miolan-Carvalho que Gounod définit : « C’est Léonard de Vinci dans l’art lyrique ; » — Nilson toujours prête à secourir toutes les détresses, de sa bourse et de son talent ; — Nourrit, le Talma de la Musique, qui rêvait de fonder un opéra populaire, de devenir le maître de chapelle des classes pauvres ; si profondément sensible qu’il pouvait dire sans exagération : « Si le public savait ce qu’il peut obtenir de nous par des marques de sympathie, il nous tuerait ; » — Lablache, à l’heure de l’agonie, essayant de parler à sa fille, mais le son se perd sur ses lèvres : « Oh ! dit-il, non ho più voce, moro. Je n’ai plus de voix, je meurs ; » — Rubini, qui offre de chanter dans la chambre d’une dame presque mourante, fanatique de son talent ; — Rosine Stolz qui fait copier à Pompéi et exécuter au Vésinet la Maison de la chanteuse avec des meubles antiques du goût le plus pur ; — Frezzolini qui chante pour Rouvière malade, misérable, va le voir et lui fait l’aumône la plus délicate, l’aumône des paroles qui vont du cœur au cœur ; — ce sont (pourquoi ne pas les nommer ? ) ces excellens frères Lionnet qu’on avait surnommés : les comédiens ordinaires de Sa Majesté la Charité ; — et tarit d’autres dont les noms méritent d’être inscrits au Livre d’or des inspirations délicates, des nobles actions. Mais la générosité, le don de soi-même, la vibration sympathique, la communion d’âme avec la souffrance et l’élan pour la soulager, ne sont pas des vertus propres aux seuls virtuoses de l’Opéra : elles font partie de l’apanage des artistes, de toutes les variétés d’artistes, et bien peu se détournent de cette harmonie morale pour s’isoler dans la tour d’ivoire d’un égoïsme intégral. Ne semble-t-il pas que l’Eternel ait accordé, par décret nominatif, à l’artiste, le royaume de l’idéal, où la bonté se tient près de la beauté, où la consolation se penche vers la douleur ? Par lui-même ou par ses amis, n’a-t-il pas connu, mesuré la difficulté des débuts, l’amertume des insuccès immérités, les trahisons du sort, la terrible loi de l’offre excédant de plus en plus la demande, la concurrence impitoyable qui sacrifie, broie les humbles, les faibles, les vieillards ? Et si, pour son compte personnel, il sut être à la fois cigale et fourmi, s’il a mis de côté pour la saison d’hiver, comment ne compatirait-il pas aux camarades qui ont oublié que l’économie est une seconde récolte, ou bien auxquels la malchance, les charges de famille ont rendu impossible l’épargne ? Un jour, à Ferney, Voltaire poussait un terrible réquisitoire contre Jean-Jacques Rousseau. Un de ses hôtes, s’approchant de la fenêtre, feint l’étonnement : « C’est Rousseau, qui est là, dans la cour ! — Qu’il se présente, s’écrie Voltaire en se levant soudain ; je lui ouvre mes bras, ma bourse et ma maison ! » N’y a-t-il pas là un apologue, mieux encore, un symbole qui illumine les contradictions du cœur et de la volonté, le flux et le reflux des océans que tous les hommes portent en eux ? Oui, les comédiens ont les défauts inhérens à leur état, défauts agaçans parfois, parce qu’ils sont bruyans, répercutés par la renommée, rarement atténués par le tact et la modestie ; mais le culte de la solidarité, qui est la forme laïque de la charité, a toujours corrigé en eux les délires de la vanité. Loin de diminuer, ce sentiment se développe, se traduit par des œuvres qui honorent les créateurs, la profession, et notre époque.


Cette dynastie des Brohan (Jeanne et Marie Samary en font partie) rappelle les Poisson, les Quinault. Toutes les cinq ont l’esprit, le talent, le charme, presque toutes la beauté, la passion, et cet héritage-là en vaut bien un autre ; elles naissent femmes du monde, et ne plaisent pas moins dans leurs salons, au foyer, que sur la scène.

Etienne Arago définissait ainsi Suzanne : « De l’esprit dans la gaieté, de l’esprit dans la parole, de l’esprit dans le silence. » On pourrait ajouter : de l’esprit jusque dans la mélancolie. « Ce sont, disait-elle, les idées noires qui font les nuits blanches. » On lui parlait du mariage possible d’une jeune actrice avec un jeune poète : « Rassurez-vous, affirma Suzanne, M… n’est pas assez bête pour épouser un homme assez bête pour vouloir l’épouser. » Augustine et Madeleine ne refusèrent pas cet héritage intellectuel, en remplirent toutes les charges. « Augustine, ouvrez-moi, disait, en frappant à la porte de sa loge, une camarade d’esprit un peu court. — Je ne suis pas écaillère, » répond-elle. A tort ou à raison, elle avait une dent contre Mme Allan, cette jolie futaille qui adora Musset, et prouva que son poète était aussi le premier écrivain dramatique du siècle. Entrant au foyer, Augustine interroge un groupe : « De quoi parlez-vous ? — De la création du monde. — Je n’y étais pas, mais voyez Mme Allan. » Un critique, qui l’avait malmenée, conte ses chasses au foyer de la Comédie : « Je m’avance dans le bois… J’entends du bruit… C’était le pas de l’animal… J’aperçois un mufle… — Lui aussi ! » interrompt Augustine, plongeant ses yeux dans les yeux du narrateur. Une camarade lui conte les détails d’un premier rendez-vous avec un généreux adorateur : « Croyez-vous qu’en s’en allant, il mit sur la cheminée un billet de 1 000 francs et me dit : A demain ! — A demain ! reprit Augustine. Diable ! il est donc bien riche ! »

Pauvre Augustine ! Sentant planer sur elle le terrible voile de la cécité, elle dut prendre sa retraite à quarante-quatre ans, en pleine possession de son talent, de la faveur publique ; elle épousa alors un ancien diplomate belge, M. Edmond David de Gheest, ouvrit son salon, et ne ferma jamais son esprit. « La maison d’Augustine, dit Jacques Reynaud, est une mosaïque où les couleurs se mêlent et se confondent. Elle parle à chacun la langue qui lui convient, mène son monde à grandes guides, le fouet en l’air, la rose sur l’oreille, le sourire sur les lèvres, et l’esprit en embuscade, toujours armé, toujours prêt à faire feu… Elle lance un mot avec la rapidité de la pensée… trie ses bienfaits et ses tendresses. Elle sait se défendre, elle sait attaquer, tout cela habilement et avec bonne grâce ; ses jolis ongles font patte velours et sortent en chattemite au moment voulu. Qui s’y frotte s’y pique. » Augustine avait du crédit, en usait avec adresse ; elle accrocha dans son salon un portrait de Mme du Deffand, l’aveugle clairvoyante, et se flattait de l’imiter, car elle aussi devint aveugle : « Je serai ainsi, et je me consolerai en m’entourant d’esprit, comme elle a fait. » Une de ses manies était de changer d’appartement à chaque instant, de ne se trouver bien nulle part. Alphonse Daudet raconte sa première soirée chez Augustine, l’habit noir étrenné assez malencontreusement ; on accueille le jeune littérateur comme danseur, on le prend pour un prince valaque, il meurt de faim, de soif, finit, après bien des hésitations, par s’approcher du buffet, saisit un verre, se trouble, et, sa terrible myopie aidant, brise force cristaux et carafons : là-dessus il s’enfuit, et, n’ayant point de pardessus, va manger une soupe de trois sons aux halles. Quelle variante du supplice de Tantale !

Le début de Madeleine (15 octobre 1850) eut autant d’éclat que celui de Georges, un demi-siècle avant ; Rachel en conçut quelque humeur. Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Jules Janin, Arsène Houssaye, tiraient en son honneur leurs feux d’artifice des grandes fêtes, tout Paris pour Madeleine avait les yeux de… Delaunay qui l’adora, voulut l’épouser, et n’obtint que l’amitié[5]. Le fait est qu’elle était radieusement belle, qu’elle avait le sourire, le charme de sa beauté, et semblait une duchesse descendue d’un portrait de Le Brun. « Sa main, affirme Paul de Saint-Victor, pourra lancer ce geste d’éventail de Célimène, qui est le coup d’Etat de la coquetterie dramatique, ou se jouer avec une langueur fiévreuse dans les cheveux de Chérubin agenouillé… A l’impérieuse élégance de sa démarche, au port d’orgueil et de grâce de sa tête, à la coquetterie altière de son geste, on reconnaît tout de suite une de ces figures sculptées pour le regard de la foule, pour les perspectives idéales du théâtre, pour les fières et suaves attitudes de l’amour et de la passion. » — Mais, emportée par la beauté de la vie dans le tourbillon d’Éros, n’ayant pas la forte volonté qui met en valeur les dons naturels, un peu indolente pour tout dire, Madeleine laissa des rivales, Arnould-Plessy, Favart, s’emparer de la scène et du public. Bref, elle n’a pas rempli tout son mérite, sauf dans les comédies de Musset et quelques rôles, ceux par exemple d’Elmire, Alcmène, la marquise de Villemer, la duchesse de Réville ; encore avait-elle commencé par refuser de jouer dans ce Monde où l’on s’ennuie, un des plus grands et des plus légitimes succès du théâtre au XIXe siècle ; elle ne voulait pas les restes de Plessy. Il lui manqua le diable au corps, ce coquinisme des grandes artistes qui, selon le mot de Monselet, fait craquer les rôles, oublie les camarades, la scène, et va plus haut que le sociétariat, « cet Institut des artistes dramatiques. »

Entre deux, ou avant deux amours, se place le mariage avec Mario Uchard (1853), homme de bourse qui, fort à propos, quitta les affaires pour écrire des romans et des comédies, mariage dos à dos, le faux pas légitime comme on dit alors, consacré par un fils, terminé par une séparation ; — puis la fugue en Russie (1856-1858), l’enfant prodigue accueillie à bras ouverts quand elle revint, le refus maladroit de jouer dans les Effrontés le rôle de la comtesse abandonnée par Sergine : « Je ne suis pas encore d’âge à jouer les femmes qu’on quitte. » Le rôle fut accepté par Plessy, et poussa celle-ci au premier rang.

Les années coulent ; les attraits de Madeleine s’épanouissent, elle préside à la Comédie le cortège des beautés grusses, qui s’appelaient : Édile Riquier, Bonval, Nathalie, Guyen-Provost, Pauline Granger, Victoria Lafontaine. Celles-ci triomphaient rue Richelieu sous le proconsulat de Thierry, de même que les blondes, les brunes ont leurs périodes ou leurs siècles de gloire. Sous la dictature de Perrin, changement de tableau, l’engouement va vers les poétiques maigreurs, vers celles que Francisque Sarcey appelle joliment les énigmatiques ibis, qu’il compare « au blanc peuplier ou au jonc cueilli sur les bords séraphiques du lac de Lamartine : » Telles, Sarah Bernhardt, Croizette, Tholer, Lloyd. Pendant le règne habile et heureux de M. Claretie, les deux théories comptent des succès à peu près égaux, ou plutôt elles se fondent dans un juste milieu aimable. Madeleine allait quitter la Comédie quand M. Claretie arriva au pouvoir, toutes ses instances ne purent la retenir.

On attribuait à Augustine les bons mots qui n’avaient pas d’auteur reconnu, ou qu’on croyait oubliés, comme on les attribua jadis à Talleyrand qui se moquait de ces cadeaux anonymes : « Ils ont trop d’esprit ! Ils me feront mourir ! » Augustine avait aussi beaucoup de brio : elle signait des pièces de théâtre médiocres, des chroniques meilleures au Figaro, décochait prestement l’épi gramme. Tout de même, le dossier de Madeleine semble plus complet, et les malins disaient en riant : « Madeleine a tout l’esprit qu’on prête à Augustine. » Au besoin, la première griffait, égratignait jusqu’au sang, car il est difficile de parler des gens sans les endommager quelque peu ; les mots sont comme les enfans, ils veulent sortir, et on ne les retient pas longtemps. Alors, direz-vous, cette fameuse réputation de bonté ? Elle était à peine surfaite : il y a tant de genres de bonté ! Il est une bonté janséniste et une bonté moliniste, une bonté austère et une bonté souriante, une bonté sainte, une bonté mondaine, et celle-ci se prête à maint compromis, admet des exceptions pour confirmer la règle. Je crois même, Dieu me pardonne, qu’il est une bonté de comédienne, mieux armée, plus agressive que la bonté mondaine, pour les besoins de la cause, un peu comme il y a une morale de comédienne, nécessairement plus indulgente que l’autre, en raison même des innombrables occasions qui s’offrent de l’oublier ou de la laisser sommeiller. Une actrice n’est-elle pas la fiancée du public, presque son amoureuse, ou du moins son idole, rôle qui comporte force tentations ? Bref, la formule de bonté pour Madeleine avait son caractère particulier ; cette bonté-là permettait à l’humour d’empiéter un peu sur son domaine ; mais l’âme, le cœur, étaient excellens, si l’esprit recevait et reproduisait fidèlement les impressions de gaieté moqueuse. L’esprit représente un des cinq ou six personnages qui composent un être intelligent : à moins de le bannir tout à fait, de lui imposer cette loi du silence qu’on pratique chez les Chartreux, il tend toujours à tyranniser les autres personnages, leur joue mille tours, se déguise de cent sortes pour les séduire. Quoi de plus rare chez les gens d’esprit que de s’arrêter à temps, d’observer le tact et la mesure ? Quoi de plus difficile que de s’occuper beaucoup des choses et très peu des personnes ? Madeleine savait rire et pleurer avec ses amis, elle avait le secret des paroles consolatrices, elle se penchait de toute son âme vers ceux qui souffraient, elle le fit largement en 1870-1871, et recommença plus d’une fois. Elle refusa un legs de 300 000 francs que lui laissait un admirateur posthume.

Tous ses historiographes ont rappelé sa réponse au maréchal Canrobert qui, entrant au foyer, à la première de l’Etrangère, s’étonne de voir les artistes nerveux, inquiets. Qu’avez-vous donc ce soir ? s’étonne-t-il. Vous êtes tous bien silencieux ! — C’est que nous avons un peu peur, répond-elle. — Peur ? reprend le maréchal, avec l’air de ne pas entendre. — Ah ! c’est juste ! et se tournant vers l’huissier : « Picard, apportez-moi le dictionnaire Littré pour expliquer à M. le maréchal le mot peur ! »

À propos d’un mariage entre une comédienne laide comme un comprachico, et un quidam non moins affreux de figure et d’esprit, quelqu’un interrogea Madeleine : « Comment ces deux êtres ont-ils pu se choisir ? — Ils ne se sont pas choisis, ils se sont restés ! » N’est-ce pas pour la mariée que plus tard on composa cette épitaphe : « Elle emporte tous les regrets, ce qui fait qu’elle n’en laisse pas ? »

Madeleine imagina de conter qu’il avait été question d’un mariage entre sa mère Suzanne, laquelle marchait allègrement vers le huit fois dix, et Chevreul qui en était lui, au dix fois dix de ses printemps. « Est-ce vrai ? demanda Charles Edmond. — Presque… Les choses allèrent très loin, mais elles n’ont pas abouti. — Pourquoi ? — Les parens n’ont pas donné leur consentement. » Dix-huit mois après la mort de sa mère, quelqu’un la rencontrant, s’étonna de la voir toujours en noir. « Comment, vous êtes donc toujours en deuil ? — Mais oui ! J’ai perdu ma pauvre mère. — Il y a longtemps déjà. Pourquoi portez-vous encore du crêpe ? — C’est qu’elle est… toujours morte. »

M. Charles Esquier nous montre la bonne Madeleine tâchant d’apaiser par des paroles et par des actes les peines intimes de l’un, recevant la confession de l’autre et le réconfortant toujours ; allant faire la charité de quelques heures de son temps à Bressant paralysé ; se faisant le terre-neuve de ceux qu’elle aimait ; accueillant le dimanche, dans son appartement de la rue de Rivoli, un petit cercle d’intimes, « ses dimanchiers » qui venaient passer là une heure exquise, et savourer le charme émanant de cette physionomie affable et de cette verve étincelante. Passant d’un sujet à un autre avec une incroyable mobilité, elle contait toujours à bâtons rompus. Comme une abeille, elle butinait dans le passé, et, pour ses amis, c’était toujours du miel. Encyclopédie vivante, elle avait beaucoup vu, beaucoup retenu. « Feuilletez-moi, » disait-elle en plaisantant, et sans se douter qu’elle reprenait un mot de Metternich. Et elle écrivait comme elle parlait, d’un style prime-sautier, alerte, grouillant de vie. Voici quelques lignes des billets à sa nièce Marie, pour qui elle signait : Ta vieille tante l’oie ou Ton vieil entomologiste ou Patata de Fontenaysia : « Je suis allée à Fresnes… J’ai porté un bouquet de sainte Suzanne. Pauvres vieilles ! Toutes trois enterrées là ! Grand’mère, maman et la mère Uchard, qui était une bonne et brave femme, me rendaient justice dans ce que j’ai pu faire de bien. C’est bien naturel, n’est-ce pas, d’aider les vieux à finir la vie, et les jeunes à la commencer. C’est un devoir… — Au revoir ! Que la sainte Vierge, ta patronne, te protège… Ne ris pas… J’ai pris l’habitude de regarder bien haut pour moins voir les saletés d’ici-bas. Je m’en trouve bien. Le papillon intellectuel est bien encore enveloppé dans la chrysalide terrestre, mais avec de la volonté il se délivrera… C’est moi qui savonne en voyage ! Bah ! A un certain âge on ne s’habille plus, on se couvre. C’est à propos de Mme A… qui se désolait parce qu’une robe pétale de pervenche n’allait pas à son teint… »

Que de prose, que de vers Madeleine a savourés ou subis ! Dumas père griffonnait ce quatrain au-dessous de son portrait, après l’avoir applaudie dans le Misanthrope :


Reine de l’éventail, elle a de Célimène
Les grands airs et l’esprit sans la méchanceté ;
Mais, oubliant les traits aigus de l’inhumaine,
S’il eût connu son cœur, Alceste fût resté.


Elle quitta la vie avec grâce, comme elle l’avait traversée. Et, en songeant à ces Brohan, on reconnaît une fois de plus que la loi du personnage sympathique est presque aussi fatale que la loi du bouc émissaire ; que, dans tous les ordres, dans toutes les conditions, en politique, en art, en poésie, en beauté, surgissent à chaque époque des personnages représentatifs auxquels l’opinion accorde ses faveurs, et au besoin ses indulgences : ils ont le charme, ce je ne sais quoi, fait d’atomes mystérieux, qui, par une singulière puissance d’aimantation, séduit non seulement la foule impulsive, mais les critiques, les savans et la postérité elle-même. C’est la vieille, l’éternelle histoire ! Nous avons besoin de noms pour accrocher nos amours et nos haines, et, à défaut de la réalité, ou si celle-ci ne suffit pas, nous leur bâtissons des palais enchantés dans l’empire de la chimère : pour les uns nous n’admettons que les qualités, pour les autres que les défauts.


Isidore Samson : Grand comédien, conteur et causeur fort spirituel, défendant ses opinions comme on défend sa maison et ses enfans, entêté, absolu, incapable de supporter la contradiction, professeur admirable (il forma Rachel, Plessy, Favart, les Brohan), cœur généreux, loyal, plein de dignité dans sa conduite, caractère vigoureux, combatif au point de s’embarquer, et d’embarquer ses camarades sociétaires dans une absurde campagne contre Arsène Houssaye, lorsque celui-ci fut nommé directeur de la Comédie en 1850, d’entamer un procès, de nommer un autre directeur chargé de faire baisser pavillon à l’élu du ministre et du président de la République ; et cela, dans un temps où les recettes du théâtre tombaient à rien, ne se relevaient un peu que les jours où Rachel était sur l’affiche. Il écrivit de mauvais vers, des mémoires attrayans, des pièces de théâtre passables comme l’ont fait, le font et le feront jusqu’à la consommation des siècles tant d’acteurs grisés par l’exemple de Molière, tentés d’obéir aux suggestions de l’amour-propre, de profiter des facilités que donnent la camaraderie, le talent comique, pour imposer leurs œuvres aux directeurs : d’ailleurs quelques-uns ont fait exception à cette règle trop générale. Samson put croire à sa vocation, car le baron Taylor contait à M. Claretie que, encore enfant, Samson composait déjà des pièces dans le moule classique, et, un peu plus tard, reprochait à son camarade d’être trop romantique. Que ne méditent-ils, ces comédiens-auteurs, le mot de la princesse Mathilde agacée de voir que, pendant un dîner, son neveu le prince Louis Napoléon négligeait de s’occuper de sa voisine pour s’entretenir avec un général : « Parce qu’il y a eu un militaire dans la famille, Louis s’imagine qu’il est un grand stratégiste ! »

Samson estimait qu’il n’y a pas de demi-probité, il montrait aussi qu’il n’y a pas de demi-délicatesse, de demi-fierté. Lorsque Camille Doucet vint lui annoncer sa nomination de chevalier de la Légion d’honneur, son premier mot fut : « Sans condition ? — Sans condition, » reprit Doucet. Samson s’était engagé, devant l’assemblée générale des artistes dramatiques, à refuser la croix s’il devait renoncer à reparaître sur la scène. Il tenait parole.

Le démon de la riposte grondait dans son cerveau, toujours en éveil. Un auteur lit au comité de la Comédie une mauvaise pièce ; unanimité de boules noires. « Mais, monsieur Samson, vous ayez dormi tout le temps ? s’écrie l’infortuné. — Pardon, monsieur, le sommeil est une opinion. » Quelqu’un lui raconte que Victor Cousin célébrait les louanges de Napoléon III, parce qu’on avait donné son nom à une rue. Samson, qui reportait sur le neveu son antipathie pour l’oncle, conclut : « Après tout, mieux vaut se rallier pour une rue que pour une place. » Viennet, membre de l’Académie française, pair de France, se plaignait qu’on reçût toujours ses tragédies, et qu’on ne les jouât jamais : « Oh ! monsieur, fait Samson, vous êtes un homme trop éminent pour qu’on hésite à vous recevoir, et trop spirituel pour qu’on se risque à vous jouer. » Une duchesse fort célèbre ayant eu une audience d’une heure avec le Saint-Père, Samson souligna joliment la nouvelle : « Si c’était une conversation, c’est bien long ; si c’est une confession, c’est bien court. » Rosemonde, tragédie macabre de Latour Saint-Ybars, n’obtenait aucun succès, malgré le jeu de Rachel : Samson fit courir ce distique :


Pourquoi donc appeler sa pièce Rosemonde ?
On n’y voit point de rose, on n’y voit point de monde.

Alexandre Dumas pourrait bien lui avoir fourni l’idée, à moins toutefois que Samson n’ait inspiré au romancier cette épigramme contre les Bombelles :


Pourquoi donc ces gens-là s’appellent-ils Bombelle ?
Le mari n’est pas bon, la femme n’est point belle !


Cependant Samson trouva un jour son maître, et fut vertement rembarré par Alfred de Musset. On répétait Un caprice ; quand Mme de Léry dit : Rebonsoir ! Samson demanda d’un petit air impertinent à quelle langue appartenait ce rebonsoir. Et Musset de répliquer durement : « A la langue des femmes du monde que les comédiens ne connaissent pas. » En pareil cas, Victor Hugo répondit à Monrose qui lui signalait une faute de français dans son rôle, au cours d’une répétition de Marion Déforme : « Vous ne trouvez pas ce mot français ; eh bien ! il le deviendra ! » Il est vrai que Victor Hugo rabrouait encore ainsi Léo Delibes qui, ayant composé la musique de scène pour le Roi s’amuse, sollicitait un compliment de l’auteur : « Elle ne me gêne pas. »

Vers 1842, Samson donna des soirées et des bals où les invités artistes étaient soigneusement triés. Rachel eut un soir la fantaisie de danser avec Villemessant. « Mais, objecte-t-il, je ne sais pas mettre un pied devant l’autre. » Elle répond en riant qu’elle l’a choisi pour cela, ils se lancent dans l’arène, et bientôt jettent le désarroi dans les danses. Une idée vient à Villemessant ; tout chaud, tout bouillant, il prie Samson de faire monter un sergent de ville ; lui se chargera d’obtenir que Rachel ébauche un pas de cancan, le représentant de la loi la menacera d’arrestation. Rachel (qui l’eût cru ? ) n’avait jamais dansé le cancan, le journaliste lui indique le procédé, et à peine a-t-elle levé assez gauchement la jambe, un sergent de ville lui frappe doucement sur l’épaule : « On ne danse pas comme ça, madame, chez les personnes. » Voilà Rachel stupéfaite, bientôt les rires l’avertissent de la mystification, elle rit plus fort que les autres ; le représentant de la loi, pour prix de son jeu, eut lin grand verre de punch, la moitié d’une brioche, et ne se douta jamais qu’il avait joué la comédie avec Hermione, Athalie et Phèdre en une seule personne.

Il faut s’arrêter. Beaucoup d’autres comédiens de race, de grands comédiens, pour l’esprit, la mondanité intelligente, ou l’amour, mériteraient de figurer dans un panorama de la société du XIXe siècle.


Les talens des comédiens s’en vont-ils plus vite qu’ils ne viennent ? Diminuent-ils en raison directe de la fortune gagnée plus rapidement qu’autrefois ? On l’a dit souvent, et Banville a développé ce paradoxe dans des pages spirituelles dont je demande la permission de reproduire quelques lignes : « Il n’y a plus de grands comédiens, et il ne peut plus y en avoir. Le comédien était un être doué pour être prince, héros d’amour, général d’armée et conducteur d’hommes, et qui, réduit par le hasard de la naissance à vivre pauvre et misérable, remplaçait la réalité par le rêve, et retrouvait ce qui lui avait été refusé, dans les flottantes vapeurs d’un monde purement idéal. Aujourd’hui, de pareils êtres ne sauraient exister, puisque les comédiens, devenus riches, considérés, considérables, rentiers, financiers, propriétaires ayant pignon sur rue, conseillers municipaux, maires, chevaliers de tous les ordres, et, ce qui est plus sérieux, millionnaires, possèdent assez de biens réels pour ne pas s’extasier dans les voluptés chimériques… Aimés par Coralie, par Florine, par Mme Marneffe, et (pourquoi ne pas l’avouer ? ) par Mme de Maufrigneuse,… pouvant servir sur leurs tables des laitances de carpes, des ortolans, des œufs de vanneau, sans préjudice du filet de bœuf savamment cuit dans son jus selon la recette moulinoise, et arroser le tout d’Aï, de Nuits, d’Ermitage blanc, de Chiraz, de Tokai et de vin de Constance, — pourquoi s’aviseraient-ils de manger à leur souper le clair de lune, et de boire les rayons rafraîchissans des étoiles ? Ce sont non plus des comédiens, mais des hommes. Ils peuvent devenir conseillers généraux, députés, ministres ; mais ducs d’Arménie, princes de Chypre ou empereurs de Trébizonde, qu’ils ne l’espèrent plus !… Le comédien d’autrefois était un pauvre diable sans sou ni maille ; mais la toute-puissante déesse Illusion soufflait sur la vieille plume désolée de son feutre, et en faisait une belle plume orgueilleuse… À défaut des princesses de la terre, il faisait des princesses avec les Margots et les Gothons qu’il daignait courtiser, et les paillons et les fausses dentelles d’Isabelle et de Silvia effaçaient les parures des reines, lorsque Léandre ou Lélio effleurait leurs petites mains de ses lèvres, et de ses moustaches retroussées vers les étoiles… Enfin ces vagabonds de grand chemin se couchaient parfois avec le ventre creux, mais ils parlaient habituellement la langue céleste de la poésie, luxe inouï et surnaturel, que nul empereur ne peut se permettre, et ainsi, de leur bouche enivrée tombaient à toute heure des diamans et des pierres précieuses… »

Oui, sans doute, les gens de théâtre étalent souvent une âpreté extrême au gain ; oui, dans leur vie privée ils font une moindre place à la fée Mélusine, au rêve, à l’idéal, à la bohème ; ils aspirent à se conduire comme des bourgeois, désirent que leur profession soit mise au même rang que la magistrature, l’armée ou la bureaucratie. Et je veux qu’ils aient ainsi perdu quelques fleurons de leur couronne aux yeux de certain public ; mais n’ont-ils pas comblé ce déficit par des avantages de toute sorte ? Dans maint salon ne les reçoit-on pas comme des personnages, ne recueille-t-on pas leurs moindres paroles, n’est-on pas à l’affût pour leur être présenté ? En même temps que les louis et les dollars, les bravos, l’admiration, l’amour, ne vont-ils pas à eux comme autrefois ? Ils deviennent millionnaires, soit : mais pourquoi l’argent éteindrait-il la flamme du génie ? Pourquoi leur refuser ce qu’on accorde volontiers à l’homme d’État, au poète ; à l’auteur dramatique, à l’industriel, le droit de faire des choses belles, utiles, et de s’occuper de leurs intérêts particuliers ? Il n’existe pas d’abîme infranchissable, ou même de cloison étanche entre Plutus et les Muses, et l’on oublie toujours que la carrière comique est celle qui facilite le mieux le dédoublement de l’être moral. Les grands comédiens d’autrefois méprisaient-ils les biens de ce monde ? Est-ce que Talma, Elleviou, Rachel, pour ne citer que ceux-là, ne gagnaient pas 100 000 francs par an ? Et puis les conditions de la vie ont singulièrement changé depuis soixante ou quatre-vingts ans ; la lutte pour l’existence est devenue plus violente, partout les vainqueurs ont exploité durement leurs succès, et les comédiens n’ont fait que suivre l’exemple. Il ne faut pas non plus se payer de mots : quand on parle d’artistes nababs, on vise une petite élite, une centaine de favoris au plus, sociétaires de la Comédie, cantatrices, étoiles de la danse, des théâtres de genre ; les autres, la grande masse, végètent ou vivent très modestement. Et enfin les noms cités plus haut ne protestent-ils pas contre cette légende d’une déchéance de la valeur comique ? Quelle prétention étrange de vouloir peser dans une balance de précision les talens anciens et les talens contemporains, pour déclarer ceux-ci inférieurs ? Pourquoi, quand il s’agit des comédiens, se faire une arme du passé qu’on connaît mal, contre le présent qu’on connaît bien, qu’on touche en quelque sorte du doigt, et qui mérite, lui aussi, d’être admiré ?


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1910.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1910.
  3. Je renonce, non sans regret, à donner ici la liste des ouvrages qui s’occupent de Rachel et des autres comédiens nommés dans ces études : comme disait l’autre, ils sont trop. Qu’il me soit cependant permis de signaler un fait qui témoigne à quel point le monde comique occupe le monde sans épithète. Cinquante-deux ans après la mort de Rachel, la princesse Alix de Faucigny Lucinge vient de publier sur la tragédienne une brillante monographie, heureusement complétée par deux autres ouvrages : Valentine Thompson : La Vie sentimentale de Rachel ; Fleichsmann : Rachel intimes d’après ses lettres d’amour. Ces trois volumes ont paru presque en même temps, dans les premiers mois de l’année 1910.
  4. Rachel mourut le 4 janvier 1858, âgée de trente-huit ans. D’après le docteur Ménière, elle laissait à peu près deux millions, l’un revenant à son père et à ses sœurs, l’autre à ses deux enfans ; elle léguait six mille livres de rente à sa sœur Sarah, mille à sa vieille femme de chambre. Sa devise sentimentale était un peu compliquée : « J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime. »
  5. Aussi Suzanne écrivit-elle ces mots au bas du portrait qu’elle offrit à Delaunay : A l’idéal des gendres, sa vieille admiratrice et belle-mère manquée. Suzanne, qui arrive en 1807 et part en 1887, eut quatre filles : l’aînée Augustine Brohan, née en 1824, — la cadette Madeleine, en 1833.