Les Comédiens français pendant la Révolution et l’Empire/02

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Les Comédiens français pendant la Révolution et l’Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 618-649).
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LES COMÉDIENS FRANÇAIS
PENDANT
LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE

DEUXIÈME PARTIE[1]

Il y a toute une histoire en miniature de l’exaltation patriotique pendant la Révolution, dans les faits et les gestes des comédiens ; chez eux, en effet, se rencontrent toutes les variétés, toutes les combinaisons de l’enthousiasme : patriotisme sincère ou obligatoire, instinctif ou réfléchi, intéressé, modeste et surtout pompeux, car c’est un sentiment bruyant, qui ne va pas sans quelque ostentation ; et ceux-là semblent par excellence ses interprètes que leurs fonctions entraînent en dehors d’eux-mêmes vers une pose perpétuelle. Aussi bien, pour faire quelque chose d’extraordinaire l’homme, le plus souvent, n’a-t-il pas besoin qu’on le regarde ? Le patriotisme à cette époque coule d’une source large et profonde, d’une immense espérance qui décuple les forces d’un peuple, mais il n’offre rien de cette gravité qui en d’autres temps lui imprime l’aspect d’une religion, il est un sentiment théâtral qui, en quelque sorte, vient se démontrer à soi-même, comme la liberté qu’on vient de conquérir et de décréter.

En dehors des aristocrates des théâtres privilégiés[2], les comédiens embrassent ardemment la cause de la Révolution. L’illusion dure longtemps, pour quelques-uns elle se prolonge jusqu’à la fin, et chacun d’abord croit à son éternité : actrices qui retrouvent chez les successeurs des petits marquis les traditions de faste et de galanterie ; acteurs qui se jettent à l’envi sur les emplois civils et militaires offerts à leur amour-propre ; spectateurs aussi, puisque le peuple se porte aux théâtres avec une ferveur qui se ralentira à peine aux heures les plus sombres ; puisque le rideau se lèvera le 21 janvier 1793, le 31 mai, le 12 octobre, le 5 avril 1794 ; — et, comme le dit Mercier, qu’on coupe soixante têtes ou qu’on n’en coupe que trente, le public ne fera point défaut. Dans cette phase du patriotisme spontané, nos comédiens haranguent les patriotes dans les églises, prennent part au siège de la Bastille, donnent des représentations au bénéfice des héros du 14 juillet, font passer le service civique avant le devoir professionnel, arrivent parfois sur la scène en uniforme. Le théâtre de la rue Richelieu dépense chaque soir deux mille livres de poudre pour un drame national qui célèbre la victoire du peuple ; la Comédie offre 23 000 livres à l’Assemblée Nationale, les Italiens 12 000, l’Opéra 15 000 ; Mlle Dangeville envoie sa toilette en argent, Larive la chaîne de Bayard, Beaulieu trois années d’une pension de 400 livres, avec une lettre qui débute ainsi : « Je n’étais rien, lorsqu’un de vos décrets a relevé mon âme et m’a donné le droit d’être quelque chose… » Les artistes s’associent aux travaux du Champ de Mars pour la fête de la Fédération : chaque dame agrée un cavalier qui lui donne une bêche bien légère, ornée de rubans, de bouquets ; elle revêt un costume capable de résister à la poussière : blouse de mousseline grise, petits brodequins, bas de soie de la même couleur, écharpe tricolore et grand chapeau de paille ; quelques auteurs se mêlent à la bande comique, on bêche un peu, les femmes se font ramener dans les brouettes ; et chacun croit avoir travaillé à la gloire de la patrie. Les députations des théâtres se succèdent fréquemment à la barre de l’Assemblée : ceux-ci s’engagent à entretenir six gardes nationaux ; ceux-là voleront à la frontière si la France a besoin de leurs bras. En septembre 1792, quatre-vingts artistes ou employés du théâtre Montansier vont rejoindre l’armée de Dumouriez, et, le lendemain de la victoire de Jemmapes, leur directrice improvise sur le champ de bataille une représentation dont voici le programme :


LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Cantate chantée par MM.  Elleviou, Gavaudan et Lartigues,
du Théâtre Favart de Paris.

LA DANSE AUTRICHIENNE
OU
Le Moulin de Jemmapes.
Ballet arrangé par M. GALLET, auteur du ballet de Bacchus à l’Opéra.
Rôles principaux :
M. Sevestre et Mlle  Rivière, du Théâtre Montansier.
Cette pièce sera terminée par une sauteuse exécutée par les Autrichiens.

Avis. — Le public est prié de ne pas oublier que ces Autrichiens seront des Français, déguisés ainsi pour les besoins de la représentation.


LE DÉSESPOIR DE JOCRISSE
Pièce de M. DORVIGNY,
Jouée par MM. Baptiste Cadet, Durand, Gilbert, Mlle  Caroline
et le petit Truffaut, tambour à la 27e.
MUSIQUE DU BATAILLON DE LA DEULE

Le spectacle se terminera par un feu d’artifice, tiré par les canonniers de la 1re  batterie. — La plaine sera ouverte depuis le matin. — Le spectacle commencera à 2 heures.


La fête eut le plus grand succès, et, le lendemain même, la troupe des artistes patriotes reprenait la route de Paris, sous le commandement de la Montansier, comédienne médiocre, mais directrice admirable, experte dans l’art de jouer du patriotisme, dont la vie tumultueuse présente un singulier exemple d’énergie et d’habileté mal servies par les circonstances.

On n’en finirait pas d’énumérer les manifestations patriotiques des artistes pendant la Révolution : ces actrices qui figurent les déesses de la Raison à la fête du 10 novembre 93 ; Chénard chantant la Marseillaise en sabots et en carmagnole devant la place Louis XV ; les héros de la fête de l’Agriculture, de la fête de la Vieillesse, conduits au Vaudeville, au théâtre des Arts, promenés sur la scène, le front ceint de pampres, assis sur une chaise, tandis qu’on chante des couplets en leur honneur et que des enfans costumés en Amours les couronnent de roses ; les obsèques de Marat, la fête de la Raison, celle de l’Être suprême intercalées dans des pièces, à l’Opéra, aux Variétés Amusantes, à la Cité Variétés. Mais peut-être pourrait-on ranger à l’actif du patriotisme obligatoire des ouvrages tels que le Jugement dernier des Rois, où les princes de l’Europe, couverts de chaînes et conduits chacun en laisse par un sans-culotte, sont débarqués sur une île déserte, rivalisent de platitude et de ridicule, se disputent comme des portefaix pour une barrique de biscuit qu’un gardien leur jette avec ce compliment : « Tenez, faquins, voilà de la pâture, bouffez ! » Puis lorsque commence à gronder le volcan qui va les engloutir, l’auteur leur prête ces nobles paroles : « Si j’en réchappe, je me fais sans-culotte, gémit le roi de Naples. — Et moi, je prends femme ! promet le pape. — Et moi, je passe aux Jacobins ou aux Cordeliers ! » jure Catherine. Sans doute Dugazon et ses camarades durent, malgré leur civisme, ressentir quelque dégoût de figurer dans une telle mascarade, mais il fallait établir une surenchère de zèle, jouer les pièces les plus jacobines, sous peine de devenir suspects. À ce prix, il est vrai, le théâtre de la République obtient la bienveillance du gouvernement, devient le rendez-vous des purs, et, parce que ses artistes ont rayé de leur répertoire un grand nombre de pièces anciennes, — ouvrages à recettes, mais indignes de plaire au peuple, — le Comité de Salut public leur accordera une subvention de 50 000 livres (19 messidor an II) pour combler le déficit. Au reste, comment aurait-on demandé le sentiment de la mesure au comédien, l’être ondoyant par excellence, amoureux de nouveauté et de mouvement, aussi prompt à l’optimisme qu’à la désespérance, pour qui la politique est une fantasmagorie, une mascarade, une loterie ? Qui donc le conservait alors, ce sentiment ? N’aurait-on pas eu de la peine à le découvrir chez quelques-uns de ces rois que Sylvain Maréchal plaisantait si misérablement ? Et les événemens eux-mêmes ne s’appliquaient-ils pas à déconcerter les prévisions des sages, à emporter comme un fétu de paille les volontés des modérés ?

Sincère ou simulé, le patriotisme des comédiens ne les préservera pas de certains ennuis, et, de 1794 à 1799, ils mèneront une existence agitée, nomade, souvent précaire. La disette, l’établissement du maximum, la réaction thermidorienne et les exploits des Incroyables, les alternatives de tolérance ou de répression, la concurrence des concerts, les journées de Germinal, Prairial, Vendémiaire, Fructidor ont leur contre-coup sur les théâtres : ceux-ci se transforment en champs de bataille où les partis se provoquent, en viennent aux mains, s’expulsent, cherchent à renverser les emblèmes ennemis, à imposer leurs chants, leurs colères, leurs pièces et leurs allusions. C’est le cas de répéter le mot de Lafargue à propos des Gluckistes et des Piccinistes : « Je vois que les arts ont plus de missionnaires que de religieux ; ces gens-ci les comprennent comme saint Dominique, ne vaudrait-il pas mieux les goûter comme sainte Thérèse ? » Un arrêté du 18 ventôse an IV ordonne en même temps la fermeture d’une maison de jeu, d’un cabaret, d’un club d’anarchistes, de l’église Saint-André et du théâtre de la rue Feydeau ; et la clôture de celui-ci dura plus d’un mois. Au théâtre de la République, on accueille Fusil par des huées[3], on le force à chanter le Réveil du Peuple qui remplace la Marseillaise et le Chant du Départ ; même sort à Trial, Vallière, Dugazon ; mais celui-ci, très brave, jette sa perruque, semble défier la salle ; alors on le poursuit sur la scène ; il s’enfuit ; et, pour se dédommager, le parterre met en pièces le buste de Marat placé au foyer du théâtre. Le chanteur Laïs est emprisonné, Compain massacré à Bordeaux, les vengeances privées s’exercent sous le manteau de la punition nationale ; les uns se justifient, ceux-ci s’excusent, ceux-là s’amendent. Michot va au-devant de la calomnie, déclare que sa république n’a rien de commun avec celle des terroristes, qu’il a arraché 43 personnes à la fureur du tribunal révolutionnaire, — et on l’acclame. Talma avait été dénoncé comme complice des Girondins, mais les juges d’un roi de France hésitèrent à frapper un roi de théâtre : on le représenta comme un des fidèles de Robespierre, et des murmures éclatèrent un soir qu’il jouait dans Epicharis et Néron. Il attendit un instant de silence, et, s’adressant directement aux spectateurs : « Citoyens, dit-il avec beaucoup de calme, j’avoue que j’ai aimé et que j’aime encore la liberté, mais j’ai toujours détesté le crime et les assassins ; le règne de la Terreur m’a coûté bien des larmes, la plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je demande pardon au public de cette courte interruption, je vais m’efforcer de la lui faire oublier par mon zèle et par mes efforts. » La cabale fut désarmée. D’ailleurs Mlle Contat, Larive, Trouvé se portèrent garans de sa générosité d’âme, et, pendant la détention de Fleury, il avait racheté, au prix de 600 livres en écus, un papier très compromettant pour ce dernier.

Quant aux Comédiens Français, leurs mécomptes se compliquent d’une division funeste qui va se prolonger cinq ans : partagés en trois tronçons, ils composent trois troupes rivales, et leurs allées et venues d’une salle à l’autre, les défections de quelques-uns, les tentatives pour rassembler sous un même toit ces membres d’une famille si cruellement déchirée, les tournées en province où l’on comble les trous du budget, forment un des chapitres les plus embrouillés de notre histoire dramatique. En 1794, le Comité de Salut public statue que le ci-devant Théâtre Français deviendra théâtre du Peuple, puis théâtre de l’Egalité, sera rouvert sans délai, consacré à des représentations données de par et pour le peuple ; il prescrit la translation de la troupe Montansier à la salle du faubourg Saint-Germain ; la municipalité donne l’ordre d’y construire un amphithéâtre populaire et démocratique de l’orchestre au plafond. L’ouverture a lieu le 27 juin 1794 avec un spectacle composé de : Point de compliment, prologue ; la parfaite Égalité ou les Tu et les toi, comédie eu trois actes de Dorvigny ; le Bourru bienfaisant, de Goldoni, et le Serment civique de Marathon, scène patriotique avec chœurs, du citoyen Kreutzer. Le prologue renfermait des couplets destinés à indiquer l’esprit de la troupe Montansier :

Surtout respectons la jeunesse ;
Qu’en ce lieu jamais rien ne blesse
Les yeux, les esprits et les cœurs !
Il faut que la scène s’épure :
Un peuple libre veut des mœurs ;
Les rois dépravaient la nature.

C’est là, dans leur vieille salle d’autrefois, si singulièrement sans-culottisée, que les comédiens rendus à la liberté après le 9 thermidor, cherchent leur premier abri. Le samedi 16 août, ils font une rentrée triomphale avec la Métromanie et les Fausses confidences (Fleury, Naudet, Dazincourt, Mlles Contat et Devienne). Le spectacle dure huit heures ; Louise Contat se trouve mal à la première scène, Fleury verse des larmes de joie. Mais la mésintelligence les sépare de la troupe Montansier, le théâtre de l’Égalité ferme, faute de combattans, jusqu’en 1797, et ils débutent le 27 janvier 1795 au théâtre Feydeau, situé sur l’emplacement actuel de la rue de la Bourse, à deux pas de la salle Favart, de la salle Louvois et du théâtre de la République ; là, ils alternent avec l’Opéra et des concerts où se fait entendre Garat ; le vieux Préville, âgé de 74 ans, reparait dans le Bourru bienfaisant, et leur prête quelque temps son concours.

La discorde se met dans la société à la fin de 1796 : les tragiques, sous la direction de Raucourt, passent au théâtre Louvois, qui, ouvert en 1791, s’appela le Théâtre des Amis de la Patrie et semblait plutôt une caserne ou une maison bourgeoise qu’un théâtre. Raucourt tente de réconcilier les trois troupes, elle écrit plusieurs lettres, laisse dans son théâtre des loges d’artistes vides avec les noms de Fleury, Talma, Dugazon, Dazincourt sur les portes. Cependant, les comiques, Dazincourt, Fleury, Bellemont, Champville, Mmes Lachassaigne, Suin, Louise et Emilie Contat, Lange, Devienne, Mars demeurent à Feydeau ; à la reprise du Mariage de Figaro, une bande de voleurs se mit en devoir de détrousser les spectateurs à main armée, comme sur un grand chemin ; elle put mener à bien l’entreprise, qui, détail plus surprenant encore, demeura impunie.

Le 17 fructidor 1797, on donnait au théâtre Louvois les Trois frères rivaux, de Lafont, où, par une fâcheuse coïncidence, un valet intrigant avait nom Merlin, comme le ministre de la Justice. « Monsieur Merlin, dit un personnage de la pièce, vous êtes un coquin ! » Le public crée l’allusion, applaudit. — « Monsieur Merlin, continue l’acteur, vous finirez par être pendu ! » — Cette fois, c’est du délire, on crie, on trépigne. Le directeur s’empressa doter la pièce du répertoire, peine perdue ; quelques jours après le 18 fructidor, Merlin, devenu directeur, se vengeait en fermant brusquement le théâtre. En 1798, 1e théâtre de la République, le théâtre Feydeau sont fermés à leur tour, et voilà nos artistes à vau-l’eau. La dépréciation des assignats, l’incertitude du lendemain, la médiocrité des recettes, les faillites ajoutent aux difficultés de l’existence matérielle : le 1er août 1795, le louis d’or vaut 920 francs en assignats ; le 1er janvier 1796, 4600 francs ; le 1er mars, 7 200. Aussi les directeurs se voient-ils forcés d’établir une série de tarifs, d’augmenter graduellement le prix nominal des places. On finit par payer 1 000 francs une place de balcon, 150 un simple parterre ; à l’Opéra-Comique, la recette de 1795-1796 dépasse le chiffre de 14 millions. Il est vrai que deux paires de brodequins pour Michu et Carline se paient 4 000 livres, et que les droits d’auteur atteignent des chiffres flamboyans. Arnault reçoit 13 à 1 400 000 fr. d’assignats pour sa pièce d’Oscar jouée au théâtre de la République. « La France est plus pauvre que jamais, dit-il à sa mère en rentrant. — Et pourquoi, mon ami ? — C’est que me voilà millionnaire. »

Le ci-devant Théâtre Français du Luxembourg est rouvert en 1797, s’appelle désormais l’Odéon, et, parmi les obligations imposées aux entrepreneurs Dorfeuille, Le Clerc et Le Page, figure celle de remettre l’intérieur de la salle dans son premier état, d’y réunir les meilleurs artistes dans tous les genres, d’y former une espèce d’Institut dramatique. Dorfeuille se décerne le titre de Père du Théâtre, promet de reculer les bornes de l’art, de dépasser les froides et vieilles copies de l’ancienne comédie française ; tragédie, comédie, opéra dialogué, tout sera son domaine et sa proie ; l’Odéon repeuplera les déserts du faubourg Saint-Germain, donnera de la valeur aux propriétés. Hélas ! un mois s’est à peine écoulé, et la recette moyenne tombe à 150, 200 francs. Thiases (bals) où les hommes sont invités à ne point se présenter en bottes, concerts, banquets patriotiques n’arrêtent point la déroute ; et Dorfeuille cède la place à ses associés, « deux hommes nuls, dit-il, pour lesquels l’art n’est rien et l’intérêt tout, » qui vivotent quelque temps avec une troupe médiocre. Du reste royalistes et républicains en prennent à leur aise avec ce théâtre : c’est de là que le 13 vendémiaire les sections insurgées du faubourg Saint-Germain s’élancent à l’attaque des Tuileries ; laque s’installent les auteurs du 18 fructidor, avec les membres fidèles du Conseil des Cinq Cents. La séance, ouverte à dix heures sous la présidence du général Lamarque, se prolonge jusqu’à cinq heures, est reprise à sept ; le bureau à l’avant-scène, les représentais à l’orchestre, tandis que les simples citoyens font l’office de la claque et remplissent les loges. C’est là que le Conseil condamne à la déportation Barthélémy, Carnot, 53 députés ; les séances continuèrent quatre jours encore ; une commission militaire, chargée de punir les ennemis du Directoire, y siégea quelque temps aussi, — et jamais les entrepreneurs ne reçurent un liard d’indemnité[4].

Quelque temps après, Le Clerc fait appel à la troupe tragique de Louvois ; et celle-ci tout d’abord attire le public, au grand mécontentement du Journal des hommes libres, qui aurait volontiers envoyé à la guillotine sèche Sa Majesté Impériale et Royale Raucourt, comme « directrice d’un vrai club royal. » Et puis recommence l’éternel refrain : les recettes fléchissent ; la langueur, l’anémie, la déconfiture menacent ; les jours où joue Raucourt, on fait 2 500 francs dont elle emporte 500, les autres jours, on tombe à 300. Voici le tableau des neuf dernières représentations :


Prairial an VI (1798) Recettes brutes francs
20 mai 1708 Médiocre et Rampant, le Conteur 635
21 — L’École des femmes, l’Avocat Pathelin 118
22 — Rhadamis et Zenobie, la Feinte par amour 1 510
24 — Mahomet, le Conteur 528
26 — Iphigénie en Aulide, la Pupille 1 026
27 — Le Barbier de Séville, le Jeu de l’Amour 226
28 — La Métromanie, le Conteur 361
29 — Eugénie, le Mercure galant 384
1er juin 1708 Au bénéfice de la citoyenne Raucourt : Œdipe 9 000

Le 1er  vendémiaire, Le Clerc et Le Page, à bout d’expédiens, cèdent le bail à Sageret, ancien banquier à Rome, homme d’initiative, intelligent, mais incapable de contenir son imagination dans des limites raisonnables, toujours prêt à chevaucher un projet pour peu que l’idée lui semble ingénieuse. Il a déjà sur les bras le théâtre Feydeau, le théâtre de la République ; et le Directoire lui a promis 360 000 livres s’il opère la réunion des comédiens français. Sageret engage une foule d’artistes, décide qu’ils serviront en même temps la salle de la rue Richelieu et celle de la rue de Vaugirard : deux recettes chaque soir, point de non-valeurs, doubles débouchés pour les auteurs, pour les acteurs, spectacles plus variés, n’est-ce pas la combinaison idéale ? L’Odéon, par exemple, sera organisé de la manière suivante : Jours pairs : les matinées, leçons de l’Ecole dramatique (celle-ci n’exista jamais que sur le papier) ; les soirs : Duodi, opéra-comique du théâtre Feydeau ; — Quartidi, comédiens du théâtre de la République ; — Sextidi, concerts d’hiver ; — Octidi, comédiens du théâtre Feydeau ; — Décadi, tragédiens du théâtre de la République. Les jours impairs sont consacrés aux fêtes nationales, banquets civiques et distributions des prix du Conservatoire. L’Odéon donne alors la Vengeance, Brutus, Geneviève de Brabant, Briséis, le Voyage interrompit de Picard, critique assez gaie des romans et drames de l’époque… Misanthropie et Repentir, traduit de Kotzebue, arrangé par Mme Julie Molé, qui eut un succès de larmes.


On pleure en lisant les affiches, On pleure en lisant les billets.


La mode s’établit d’aller pleurer à l’Odéon ; Kotzebue eut de nombreux imitateurs, copies détestables d’un médiocre original ; et son drame, dit-on, empêcha autant de mariages qu’il produisit de divorces.

Mais Sageret avait entrepris la lutte contre l’impossible : les comédiens enrageaient de jouer dans les deux salles, d’être traités en nomades, en bohémiens ; on le comparait à ce prince allemand qui, voyant que les droits d’entrée constituaient le plus clair de son budget, crut faire un coup de maître en perçant de nouvelles portes aux murs de sa capitale. Une troupe d’opéra-comique, deux troupes de comédie, la taxe des pauvres (le décret de deux sous), des premiers sujets payés fort cher, — Contat 30 000 francs, Molé 24000, — l’emprunt de demain servant à régler l’emprunt de la veille, une légion d’huissiers à ses trousses, il pliait sous tant de charges et dut déposer son bilan. Le théâtre de la République est fermé, les acteurs de l’Odéon se forment en société provisoire et tiennent bon quelques semaines, mais survient l’incendie (18 mai 1799) qui met à néant cet essai de self government dramatique. Du moins l’incendie arrivait-il à propos pour les anciens entrepreneurs, car les commissaires chargés de dresser procès-verbal de l’état des lieux avaient constaté de prime abord un déficit de 150 000 francs, et Le Page avait refusé de signer le procès-verbal, déclarant qu’il mettrait le feu à la salle plutôt que de signer sa condamnation. Le lendemain, l’incendie se déclarait en plusieurs endroits, notamment près de la pièce où se trouvaient les procès-verbaux, et, en moins de quatre heures, du plus beau théâtre de Paris il ne restait guère que des cendres. Picard, l’auteur-acteur, ne retrouva qu’une culotte de sa garde-robe. « Ah ! dit Naudet, pour nous forcer de déménager, voici une assignation bien chaude. « Sageret et Le Page, arrêtés comme incendiaires, furent, relâchés quelque temps après, faute de preuves décisives.

L’incendie opéra la réunion tant désirée : François de Neufchâteau, ministre de l’Intérieur et homme de lettres, travailla avec ardeur à aplanir tous les obstacles, à apaiser les prétentions particulières, les rancunes mal éteintes. Il fallut aussi passer pardessus la protestation des auteurs dramatiques, — Beaumarchais, Colin d’Harleville, Legouvé, Arnault, Laya, Demoustier, etc., — qui renouvelèrent leurs doléances contre l’idée de rétablir ce que la Révolution avait détruit, et, dans l’intérêt de la concurrence, réclamaient deux théâtres protégés par le gouvernement. Le théâtre de la rue Richelieu s’ouvrit le 30 mai 1799 avec le Cid et l’Ecole des maris ; il eut pour commissaire du gouvernement Mahérault et comme sociétaires par rang d’ancienneté, en hommes : Molé, Monvel, Dugazon, Dazincourt, Fleury, Vanhove, Florence, Saint-Prix, Saint-Phal, Naudet, Larochelle, Talma, Grandménil, Alexandre Duval, Caumont, Michot, Baptiste cadet, Baptiste aîné, Damas, Armand, Lafon ; en femmes : Mmes Lachassaigne, Raucourt, Suin, Louise Contat, Thénard, Devienne, Emilie Contat, Petit-Vanhove, Fleury, Mézeray, Mars cadette, Bourgouin, Volnais. Les pensionnaires étaient : Desprez, Lacave, Dublin, Marchand, Mmes Gros, Durosiers et Patrat. Paris, qui comptait alors 23 théâtres, 644 bals, d’innombrables concerts et maisons de jeux, n’avait pu alimenter deux théâtres français, comme si la force même des choses s’opposait à cette combinaison. À cette époque, d’ailleurs, la quantité plaît plus que la qualité, beaucoup de grandes fortunes d’autrefois ont sombré, et, laquais enrichis, fournisseurs, agioteurs n’ont cure des bonnes traditions littéraires ; les anciens salons restent fermés, une société nouvelle se forme qui réclame un art dramatique nouveau, monde étrange, inquiet, désœuvré, qui, dans sa hâte de jouir, se lance éperdûment en avant, court chez Nicolet contempler, dans Madame Angot, la pièce d’Aude, une caricature des ridicules de ses parvenus, de l’Aristophane on sabots, mais « il faut bien du gros sel pour saler les grosses bêtes ! » À tout le moins donne-t-il la sensation d’une vie intense, d’une force mal employée peut-être, mais bien extraordinaire. Epoque jugée trop sévèrement, sans doute, et dont les détracteurs ont méconnu l’éclat ! Qu’il soit aisé d’en critiquer les vices, de dénoncer cette faveur d’agiotage qui sévit jusqu’au foyer de la Comédie où l’on achète et revend des parties de sucre, de souliers, des draps pendant l’entr’acte, je le veux bien, mais aurait-on oublié les scandales de la rue Quincampoix ? On tirait parfois des loteries de bijoux chez les modernes Fouquets ; mais sous Louis XV les femmes de la cour ne s’entendaient-elles pas fort bien à dévaliser les gros traitans ? On a dit que le Directoire fut la Régence de la République, mais ses armées portent assez fièrement son drapeau devant l’étranger. Et, le lendemain de la Terreur, parer aux dangers déchaînés en tout sens, reconstituer le principe d’autorité, faire signer un nouvel édit de Nantes à des partis acharnés, ne jurant que la vengeance ou affolés par la crainte des représailles, une telle tâche exigeait plus que du génie, une sagesse presque surhumaine, des moyens d’action manquant à un pouvoir incertain, affaibli par la constitution, divisé de sentimens, de doctrines, agité lui-même des passions qu’il aurait dû combattre.


V

Dans les premières années du XIXe siècle[5], deux artistes de la Comédie-Française, Jeanne Devienne, Louise Contat, brillent au théâtre, sur la scène du monde, par leurs talens et leur beauté, la société d’élite qu’elles savent rassembler et retenir, l’art de se faire de leurs admirateurs des amis dévoués : deux soubrettes admirables qui succèdent à Dangeville et la remplacent ; deux femmes charmantes, infidèles quelquefois à l’amant, jamais à l’amour ; mettant dans leurs goûts la décence, le tact et cette pointe de mystère que le monde exige pour prix de sa tolérance.

En vérité, Louise Contat était une manière de grande dame ; son salon prenait la physionomie d’un salon d’autrefois ; et de voir avec quel art elle savait parler aux uns le langage de la cour de Marie-Antoinette, aux généraux celui de leurs victoires, aux orateurs, aux financiers celui de leurs ambitions ou de leurs affaires ; saluer une marquise à trente-six quartiers d’une révérence à genoux mi-ployés ; ciseler une épigramme, improviser un quatrain, analyser une pièce, définir un caractère, écrire des petits billets de trois lignes, mais pleins de choses, qu’on se communiquait comme des modèles ; tant de qualités attiraient, conquéraient, et retenaient les plus rebelles. Son éducation première avait été un peu négligée, mais elle en avait comblé les lacunes par la lecture, la conversation, et cette faculté si précieuse de s’assimiler, de faire siens, en les transformant dans le creuset d’une nature originale, la science et le talent des autres. Rien en elle qui sente l’étude, l’apprêt, l’effort : le trait toujours bondissant ; une parole rapide, baignée de lumière, de mouvement, où l’ironie de Voltaire se tempère de douceur féminine, à condition toutefois qu’on ne blasphème pas devant elle son ami favori, le goût, car alors se réveillent l’instinct satirique et l’âpre riposte dont elle use sans pitié contre les sots et les insolens. Le duc de C…, bossu, ancien cordon bleu, aimable mais assez fat, s’avise de lui décocher d’excessifs complimens sur cette taille de nymphe et cette fleur de jeunesse qui avaient disparu avec la quarantaine : Contat, furieuse de la plaisanterie, dissimule, prend son temps, et, la conversation ayant tourné, le grand seigneur se mettant à faire les honneurs de sa difformité, ajoutant que la nature, en guise de compensation, accorde presque toujours de l’esprit aux bossus : « Ah ! monsieur le duc, vous n’êtes que contrefait, » s’écrie-t-elle[6]. Lorsqu’elle ne se considérait plus en état de légitime défense, elle avait de ces fines réflexions qui font le tour de la nature humaine et révèlent une profonde expérience de la vie. « On confond souvent, observait-elle, la constance avec la fidélité ; l’une est la durée des goûts, l’autre celle des sentimens. On juge de l’esprit aux paroles, et du caractère aux actions. » Et, tant la loi des contrastes régit le monde moral, cette femme, assez ombrageuse et rancunière, habituée à traiter comme un crime de lèse-majesté toute atteinte à sa domination, montrait à ses amis, parfois à ses ennemis, la bonté la plus rare, la bonté intelligente, héroïque ; car il y a bien des sortes de bonté, comme il y a différentes espèces de raison : une raison raisonnable, bourgeoise, où entrent à doses inégales la prudence, le jugement, avec un grain d’égoïsme et quelque désir secret de ne point se heurter trop rudement aux choses, la raison de Mme Geoffrin ; et puis une raison sublime, qui ne se contente pas de triompher aujourd’hui, mais qui s’inquiète du lendemain, et, sans perdre l’équilibre, la mesure, prend sa source dans le dévouement, s’alimente à tous les foyers de l’idéal. Menacée pendant la Terreur, mise en surveillance à son château d’Ivry où elle avait obtenu qu’on la transférât quelque temps après son arrestation, Louise Contat sauve un de ses persécuteurs qui, proscrit à son tour, fait appel à sa pitié, le cache plusieurs jours dans sa chambre et lui porte elle-même sa nourriture ; mais ayant appris qu’on va faire des perquisitions, elle met dans la confidence la jardinière, prend sa place, déguise son hôte en garçon jardinier, va vendre les légumes et le lait à Choisy-le-Roi ; là elle débite fort bien sa marchandise, plaisante avec les villageois, remet au proscrit de l’or, un passeport qui lui permettent de gagner Villeneuve-Saint-Georges et la forêt de Sénart.

Gens de lettres et comédiennes ont toujours cherché à se rejoindre ; intérêts, but, caractère, tout crée entre eux des affinités qui se résolvent en galanterie, en amitié, en amour ; ceux-là inventent ce que celles-ci exécutent ; gloire et profits, succès et échecs leur sont communs, et communs aussi le lieu du triomphe, le juge qui décerne la palme et les sifflets. Louise Contat eut beaucoup d’amis parmi eux, et, en 1792, ils constituaient sa principale société. C’étaient, pour rappeler quelques noms : — Vigée, que son esprit ne gardait pas assez du bel esprit, passablement dogmatique, susceptible et enclin au pédantisme, au demeurant assez brave homme et rachetant ses travers par des qualités solides, auteur de trois comédies, les Aveux difficiles, la Fausse coquette, l’Entrevue, qui réussirent jadis, et d’un vers qu’on peut citer encore :


Je suis riche du bien dont je sais me passer…


— Desfaucherets, excellent fonctionnaire, mais homme du monde avant tout, boute-en-train des salons, improvisateur de proverbes, de comédies dont l’une, le Mariage secret, fut aussi bien accueillie au Théâtre-Français qu’elle l’avait été [dans la société pour laquelle il l’avait d’abord représentée. Les courtisans daignèrent l’attribuer à Louis XVIII, — comme ils lui attribuèrent le Marius à Minturnes d’Arnault, et ce quatrain de Lemierre pour un éventail :


Dans les temps de chaleurs extrêmes, Heureux d’amuser vos loisirs. Je saurai près de vous amener les Zéphirs ; Les Amours y viendront d’eux-mêmes. — Maisonneuve, que le succès de Roxelane et Mustapha avait rendu fort content de lui-même, très dénigrant pour les autres, aussi dépourvu de goût que de grâce et de style, connaissant moins l’art que le métier, l’âme d’un petit commerçant, tel le peint un contemporain ; d’autres, au contraire, confessent son penchant à la satire, mais le proclament très modeste, plus occupé de ses ouvrages que de sa réputation ; — Arnault, auteur de quelques tragédies fort applaudies alors, bien oubliées maintenant, de fables satiriques très mordantes, et de Souvenirs qu’on relit avec plaisir, un des familiers de Bonaparte pendant le Directoire, confident du coup d’État du 18 brumaire ; — Lemercier enfin, une des figures les plus originales de son temps, homme d’infiniment d’esprit que les Tricoteuses du Club des jacobins, frappées de son mutisme et de son exactitude aux séances, surnommaient l’Idiot ; corps disgracié dominé par une volonté ardente qui le précipite dans les plus folles équipées de courage et d’amour ; intelligence presque universelle, abordant avec la même ardeur tous les domaines de l’art et de la science, poèmes, tragédies, sujets d’imagination, sujets philosophiques ; amoureux de la vérité dramatique au point de donner à Talma des leçons de difformité pour le rôle de Richard III, en prenant son bras paralysé comme moyen de démonstration ; talent vigoureux, indépendant, mais incomplet et manchot, esclave du style de son temps, destitué du génie de la forme ; âme d’une probité héroïque, ami de Bonaparte jusqu’à la fin du Consulat (« Ma chère amie, avait-il dit à Joséphine, épousez Vendémiaire »), se brouillant avec l’empereur, refusant la croix de la Légion d’honneur, et n’opposant que le silence aux vexations d’un pouvoir qui jette l’interdit sur ses œuvres, le réduit à la pauvreté, et toutefois le laisse nommer membre de l’Académie française[7]. La manière dont il entre en relations avec Louise Contat vaut qu’on la rapporte. Filleul de la princesse de Lamballe, très recommandé par la cour, il présente sa première tragédie au Théâtre-Français, et vient la soumettre au comité de lecture. On voit entrer avec son précepteur un enfant de quinze ans à peine, imberbe, aux yeux bleus très doux, aux longs cheveux blonds tombant sur les épaules ; une petite canne lui sert à dissimuler sa boiterie. Les sociétaires le contemplent, répriment à peine un sourire. Le jeune homme lit, et fit bien ; on s’étonne ; l’ouvrage plaît, il est reçu à l’unanimité. Contat, qui veut en avoir le cœur net, tend un piège à l’auteur, demande quelques changemens dans une scène du second acte : « Vos critiques sont justes, Madame, et dans deux ou trois jours je vous rapporterai la scène corrigée. — Deux ou trois jours ! C’est trop pour notre impatience et pour votre talent, Monsieur. Ne pourriez-vous exécuter ces légers changemens tout de suite ? — Madame, vous aurez la scène ce soir. — Pourquoi ce soir ? Pourquoi pas, comme je vous l’ai dit, tout de suite ? — Tout de suite ? — Sans doute : je meurs d’envie de lire cette scène refaite. Notre régisseur sera très heureux de vous prêter son cabinet. Vous y serez très tranquille, tout seul, car nous gardons Monsieur, ajoute-t-elle avec une grâce féline, en se tournant vers le précepteur… et dès que vous aurez fini… — Je ne demande pas mieux, Madame. » Une heure après la scène était refaite et améliorée. Il fallut bien admettre que le précepteur n’avait point écrit la tragédie : elle fut acclamée ; la reine donna le signal du succès, en embrassant Lemercier aux applaudissemens de la salle.

Du droit de sa beauté, de sa grâce et de ses succès, Louise Contat se croyait investie du privilège de patronner, d’imposer aux camarades, aux auteurs ses volontés. Toute jeune encore, elle affirmait très nettement sa personnalité charmante, — par la souplesse de son talent, par un mélange de sensibilité spirituelle et de profondeur, — mais assez envahissante ; et la maturité n’avait nullement tempéré cette ardeur de domination. Qu’elle joue les soubrettes ou les grandes coquettes, qu’elle trône au foyer de la Comédie ou dans son salon, il faut baisser pavillon, lui rendre les armes ; mais ses sujets chérissent leur servitude et elle les récompense par mille procédés charmans. Quelques-uns cependant refusent de plier, et de ce nombre fut Alexandre Duval. L’orage éclata au cours d’une représentation d’Édouard en Écosse, Contat voulait établira sa fantaisie la position d’une scène ; l’auteur résistait et faisait observer que cela dérangeait toutes ses combinaisons : de guerre lasse, il en appelle aux autres acteurs, qui gardent le silence, peu soucieux de contredire leur impérieuse camarade. Hors d’elle-même, celle-ci lui jette son rôle à la tête, en jurant ses grands dieux qu’elle ne jouera jamais dans aucune de ses pièces ; il le ramasse froidement, prend son manuscrit des mains des souffleurs, et sort en déclarant que la pièce ne sera jouée qu’autant qu’on lui permettra d’avoir quelquefois raison. Grande rumeur à la Comédie ! on dépêche à Duval des ambassadeurs : un mot de lui à Contat, et elle jouera la pièce comme il veut ; notre Breton s’entête, elle avait envie de son rôle et le pria de le lui renvoyer ; le lendemain une plaisanterie de sa part, un propos galant de l’auteur scellèrent la réconciliation. Plus tard il se l’aliéna tout à fait en osant offrir à Mme Talma un rôle sur lequel elle avait jeté son dévolu ; car elles sont aussi innombrables que les grains de sable du bord de la mer les brouilles, jalousies, rivalités enfantées au théâtre par ces compétitions ! Elles ont peut-être aussi leur importance dans l’histoire. Henri Heine, à propos des ballets de l’Opéra, établit de piquans rapprochemens entre les entrechats de danseuses aimées par des ambassadeurs, des hommes d’État, et les cabrioles de la politique. Les historiens des causes secondes découvriraient peut-être dans les archives intimes de la Comédie le secret de mainte affaire ; et, en tout cas, la connaissance profonde de tout ce qui se passe entre la coupe et les lèvres, entre la lecture d’une pièce et sa représentation, fournirait de précieux documens aux anatomistes du cœur humain.

Devenue Mme de Parny par son mariage avec le neveu du poète, Louise Contat ne songea plus qu’à rendre heureux sa famille et ses amis. Elle leur offrit un jour, au château d’Ivry, ou plutôt ils lui offrirent une fête originale, qui fait penser à celles qu’imaginait Collé pour le duc d’Orléans, mais avec je ne sais quoi d’imprévu, de spontané qui manque à celles-ci. Rassemblés à l’heure dite, membres de l’Académie française, généraux, personnages de la cour, femmes du monde, actrices renommées, prennent part aux danses rustiques, se mêlent dans le parc aux paysans endimanchés ; parmi ceux-ci se détache un couple que ses poses, sa grâce et sa légèreté désignent à l’attention. On fait cercle, on s’interroge, Louise s’avance à son tour, et reconnaît Chevigny et Beaupré de l’Opéra qui, à sa vue, redoublent de folies. Mais quoi ! Voici deux vieux grognards qui interrompent ces ébats ; ils se plaignent que la dame de céans débauche leurs filles, leurs garçons, et jouent si bien leur rôle, qu’on les saisit déjà au collet pour les expulser lorsque, riant de la méprise, Contat nomme Michot et Masson. Un peu plus loin s’escriment des chanteurs forains affublés de costumes grotesques. Kreutzer, directeur de l’Opéra, Salentin, Frédéric Duvernoy, Rode munis de leurs instrumens, Garat jouant du tambour de basque, Désaugiers vêtu en paillasse et battant la grosse caisse, se hissent sur des chaises, et, après un charivari de circonstance, annoncent qu’ils vont chanter le cantique de l’inimitable Louise ; alors Désaugiers frappe de sa baguette une immense toile peinte par Guérin et déroule en douze morceaux la vie de la châtelaine ; Garat chante douze couplets sur un air de complainte composé par Kreutzer ; Rode, Salentin, Duvernoy l’accompagnent, et Désaugiers reprend sur le ton niais le refrain de chaque stance. Un banquet de cent couverts attend les invités dans l’orangerie ; chacun choisit son voisin, sa voisine, l’esprit pétille ; la gaîté s’épanouit dans une sorte de délire d’imagination où la beauté se multiplie ; lettrés, poètes font assaut de complimens versifiés à l’adresse de la moderne Thalie, les uns recourent à de gracieuses interprètes, Mmes Dugazon et Branchu pour Marsollier et Hoffmann, Carline pour Andrieux, Devienne et Mézeray pour Colin d’Harleville et Desfaucherets, tandis que Vigée, Chazet, Roger, Campenon présentent leurs hommages sans truchement. Bouilly ayant remarqué dans les corbeilles de fleurs une belle rose voisine d’une branche d’immortelles, improvise ce couplet que Louise récompensa d’un baiser[8] :

Tu viens trop tard, pauvre cervelle,
M’a dit Flore, on a tout cueilli.
Cette rose, un brin d’immortelle,
C’est tout ce qui me reste ici…
Mais Contat doit se reconnaître
Dans ces deux fleurs, mon seul trésor.
L’une dit ce qu’elle est encor,
Et l’autre ce qu’elle doit être.

Beaucoup plus simple est la nature de Mlle Devienne, moindre aussi son talent ; nul appétit de domination, une grande douceur de caractère, de l’esprit en peignoir, de la gaîté sans apprêt, sans effort, la bonté la plus aimable et cette grâce pénétrante qui faisait dire à Parny. « Quel dommage qu’elle n’écrive pas tout ce que je pense ! » Elle avait la vocation de la vie de famille, de l’intimité, et se trouva de plain-pied avec sa situation lorsqu’elle épousa l’amoureux Gévaudan, riche financier qui plus tard représenta la ville de Paris au Corps législatif, pour le récompenser sans doute de l’avoir tirée des griffes du Comité de Salut public pendant la Terreur : d’ailleurs la fortune ne l’empêcha point d’exercer longtemps encore, jusqu’en 1812, son métier de comédienne. Châtelaine du foyer, dame de la causerie les pieds sur les chenets, son rôle à elle, c’est d’abord d’être femme ; et des royautés de salon et de conversation elle n’a cure. « Il y a deux femmes en Devienne, écrit l’auteur des mémoires de Fleury : la femme du logis et la femme artiste. Au théâtre, c’est l’intelligence, c’est l’esprit, c’est l’observation et la finesse poussée jusqu’à la coquetterie. C’est l’actrice qui peut le plus se passer de son auteur ; elle l’aide quand elle ne le crée pas ; d’un regard, d’un geste, elle fait un bon mot ; d’une inflexion, d’un silence, elle fait la fortune d’un vers. Cette prose est-elle languissante ? elle presse son allure, elle la papillote et voilà que cette prose éclate [en étincelles. Elle comprend Marivaux, mais elle fait comprendre. Molière… Dans la société, elle abdique. Simple, vraie, modeste, elle se hasarde à peine, c’est le ton d’une fille bien élevée. Interrogez-la, elle vous répondra avec timidité ; mettez-la à son aise, vous serez charmé… »

Née dans une honnête famille d’artisans lyonnais, Devienne va par hasard au théâtre, s’enthousiasme, part pour Paris sans tambourin trompette, maudite, ou peu s’en faut, par ses parens, car la mère Thévenin ne plaisantait pas sur ce chapitre et considérait la scène comme le vestibule de l’enfer. Jeanne réussit d’emblée, retrouve à Paris son brave homme de père qui, venu avec les gardes nationaux de Lyon pour la fête de la Fédération, l’embrasse devant la nation, pardonne, et consent à s’installer chez elle. Le voilà choyé, dorloté, se prélassant dans le luxe de sa fille avec le sans-gêne de Ver-Vert, si satisfait qu’il promet d’amener la mère à Paris. Celle-ci se lit tirer l’oreille, mais finit par promettre, à condition qu’il ne serait jamais devant elle question de théâtre. Devienne donne des fêtes en leur honneur, les sert les premiers, avant les ducs et les marquis, et dans son salon trônent le portrait du père Thévenin, en habit de dimanche, celui de la mère Thévenin parée de sa robe à fleurs, coiffée de la cornette lyonnaise : bientôt elle les conduit à une jolie maisonnette où ils retrouvent la boutique du menuisier, avec les rabots, la scie, l’ouvrier, et la chèvre qu’ils avaient là-bas, un jardinet garni de fleurs et d’espaliers. Les voilà bien heureux, mais il manque quelque chose au contentement de leur fille : la mère tenait bon sur l’article spectacle ; une grande dame s’entremit, obtint à grand’peine qu’elle vînt dans sa loge entendre Athalie. La bonne femme s’est juré de ne pas regarder, de ne pas écouter une syllabe, et d’abord elle reste impassible, sourde comme une statue ; mais au second acte, les paroles de Josabeth, de Joas la frappent, bien qu’elle en ait, trouvent le chemin de son cœur, et, palpitante d’émotion, ne perdant plus un mot, un geste, les yeux baignés de larmes, transportée par cette poésie qui lui rappelle son livre de prières, par ces harpes et les prophéties du grand prêtre, elle tombe à genoux et, se signant pieusement, dit à haute voix : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il ! »


VI

Grâce à leur mérite — et aussi, le Premier Consul, l’Empereur aidant — les Comédiens Français ont reconquis leur prestige d’autrefois, et le foyer du théâtre est redevenu un des salons où l’on cause le mieux, où chaque soir on tient cour plénière d’urbanité. Un curieux pêle-mêle d’artistes et de grands personnages, de jacobins nantis et d’auteurs peu rentés, d’amis vrais et de faiseurs de dupes. Point ou peu de contrainte, chacun a toute licence pourvu qu’il amuse et ne critique pas tout haut le pouvoir ; dix tournois de conversation à la fois, tandis que passent et repassent, comme dans une redoute masquée, les acteurs, costumés, grimés tout prêts à entrer en scène. On commente gaiement le scandale d’hier, l’épigramme de demain, la pièce de ce soir, les ridicules de celui-ci, les concours académiques, les boutades de Maury, les amours de Mlle X…, l’infidélité de la duchesse A…, le caprice de l’empereur pour une camarade. La pauvre Georges ! Après un entretien des plus tendres elle a cru flatter César en lui demandant son portrait. Lui va vers son secrétaire, y prend une pièce de cinq francs, et la lui offrant gravement : « Le voilà, dit-il, on prétend qu’il me ressemble. » Au contraire, Devienne n’a qu’à se louer du grand homme. On venait de jouer au château de Saint-Cloud, le souper d’usage se faisait attendre, elle s’en plaignait un peu, quand l’empereur vint à passer. On crut qu’il n’avait rien entendu, mais cinq minutes après il reparut, et regardant l’actrice avec douceur, dit fort gracieusement : « Vous êtes servis. » Napoléon ne laissait pas de se complaire aux infiniment petits : peut-être lui parut-il piquant de témoigner des égards à la Comédie dans la personne de Devienne, bourgeoise ayant pignon sur rue ; peut-être aussi ne faut-il pas chercher de grandes causes à de minimes actions.

Les groupes se joignent, se séparent, se reforment, gravitent d’instinct vers la beauté, vers les causeurs professionnels, Louise Contat, Arnault, Legouvé, les trois étoiles du foyer, et plus d’un auditeur fera la roue demain avec les anecdotes, les récits qu’il récolte auprès d’eux. Arnault adore le monologue, il fait les demandes et les réponses, file la scène, imite les intonations, même les gestes. Un soir il raconte ses souvenirs de jeunesse, son éducation à ce collège de Juilly qu’il n’aimait guère, cette plaisante confession d’un camarade au redoutable P. Petit, directeur du pensionnat. « Mon père, je m’accuse d’avoir volé. — Volé, c’est une action infâme, c’est un péché de laquais ! Volé ! si, grâce à une contrition parfaite, vous avez jamais place dans le paradis, ce ne sera jamais qu’auprès du bon larron ! Volé ! mais il y a vol et vol ! La nature de l’objet influe beaucoup sur la valeur du péché ! Volé ! Vous n’avez pas volé de l’argent ? — Fi donc, mon père ! — Quoi alors, des livres, du papier, des plumes, quelque friandise ? — Mon père, j’ai volé un oiseau ! — Un oiseau ! et de quelle espèce ? De quelle grosseur ? gros comme un pierrot ? — Plus gros, mon père ? — Comme un sansonnet ? — Plus gros, mon père. — Comme un dindon ? — Pas si gros, mon père. (Au même moment, un coq se met à chanter.) — Qu’est-ce que j’entends ? fait le confesseur. — C’est mon péché ! — Comment, votre péché ? Où est-il, votre péché ? » Il était dans la poche du pénitent qui l’avait escamoté dans la basse-cour, et s’accusait de son vol, pour en obtenir l’absolution et s’en régaler sans remords. Et l’enfant révélait ainsi le secret de beaucoup de pénitens de tout âge, de tout sexe et de toute condition. Alors défilèrent les professeurs de Juilly : — le Père Viel, grand préfet des études, auquel un mauvais élève ose un jour cracher au nez par bravade, en pleine classe ; au lieu de le punir, il lui dit du ton le plus calme : « Vous êtes malade, mon enfant, vous avez besoin d’être soumis à un traitement particulier, cela regarde le médecin ; ce qui me regarde, moi, c’est d’obtenir de Dieu qu’il vous rende à votre raison. Dès demain je dirai la messe dans cette intention ; » — le Père Gaillard qui, à cette époque, vouait au bûcher Jean-Jacques et ses écrits, professeur, administrateur, député, juge après 89 ; — Fouché et Billaud-Varennes, qui alors passaient pour des prêtres et des hommes excellens, et peut-être méritaient-ils cet éloge, car les circonstances se jouent de la vie de la plupart des hommes comme la tempête emporte les barques frôles sur l’Océan en fureur, et cette terrible disparate entre ce qu’ils furent et ce qu’ils auraient pu être demeure l’éternelle question sans réponse, le désespoir des philosophes et des historiens ; — le Père Debons, un puits ou plutôt un tas de science qui corrompait les mœurs en croyant les épurer : avertir l’adolescent des dangers attachés à certains plaisirs, c’est lui en révéler l’existence et l’attrait.

Arnault passait alors à ses débuts dramatiques ; et c’était un délice de l’entendre narrer les petites malices de Monsieur, auprès duquel il avait une charge, qui faisait de l’esprit sous l’anonyme, envoyant de temps en temps aux journaux quelque diatribe contre tel ou tel homme en place, « quitte à se venger en prince de l’imprudent qui le traiterait en auteur. » Et, à travers mille sourires d’un homme qui avait su voir, observer, retenir, on assistait à l’évocation des hommes politiques et des hommes de théâtre pendant la période révolutionnaire, évocation d’autant plus frappante que le conteur pouvait prendre les survivans à témoin. Il rappelait à Legouvé et Saint-Phal le beau succès de la Mort d’Abel, où la voix sombre et grave du tragédien, sa taille athlétique répondaient si bien à l’idée qu’on se fait de Caïn, le frisson sympathique du public quand retentirent ces vers :

Travailler et haïr, voilà donc mon partage !…
Un frère est un ami donné par la nature !…

Épicharis et Néron, qui faillit coûter la vie au poète, devenait l’occasion d’un incident aussi dramatique que la pièce elle-même, Danton et ses amis éclatant en bravos frénétiques à l’orchestre, lorsque l’auteur prononça le cri de : Mort au tyran ! se tournant vers Robespierre qui occupait une loge d’avant-scène, et debout, les poings crispés, lui renvoyant l’imprécation, tandis que, pâle de colère, celui-ci avançait, retirait « sa petite mine d’homme d’affaires comme un serpent allonge et rentre sa tête avant de mordre ». La pièce terminée, chacun conseilla à Legouvé de s’enfuir ; il resta bravement et ne fut point inquiété[9].

Cependant Legouvé a interrompu par modestie Arnault, et il se met à parler de Dugazon qui a pris sa retraite et va bientôt s’éteindre. Un admirable professeur de déclamation, comique excellent, parfois un peu trivial et bas, toujours prêt à appuyer une impertinence d’un coup d’épée, à courir les hasards de son imagination, une folle gaieté, aucun souci des convenances, Scapin retouché par Gavroche. En pleine révolution, pendant un entr-acte de tragédie, n’imagine-t-il pas de faire lever la toile, et, affublé du manteau d’Othello, s’avançant sur la scène, l’œil hagard et fixé sur la rampe, d’articuler : « Un quinquet !… deux quinquets !… trois quinquets !… » et ainsi jusqu’à dix, en variant ses effets chaque fois ? La scène jouée, il se drape fièrement et s’éloigne avec la démarche d’un homme bouleversé par la passion la plus violente, tandis que stupéfait, magnétisé, sachant e peine s’il doit rire ou croire à un accès de folie, le public applaudit à tour de bras. Pendant le Directoire, au commencement d’un dîner chez Barras, une vieille femme pénètre malgré les domestiques jusqu’à la salle à manger, se jette aux genoux de l’amphitryon, le supplie de faire exempter son fils du service militaire. Assez mal accueillie d’abord, elle insiste, peint sa détresse de façon si touchante que les convives se joignent à elle et arrachent le consentement de Barras ; alors ce sont des remerciemens sans fin, et c’est à grand’peine qu’on la congédie. Cinq minutes après on annonce un invité en retard qui pousse droit au directeur et lui présente ses excuses dans le jargon de la solliciteuse ; invité et paysanne ne faisaient qu’un : Dugazon. Mais amuser les autres ne lui plaît qu’à condition qu’il s’amuse lui-même, et gare à qui prétend le régenter ! il se révolte comme le loup de la fable contre l’ombre d’un collier, et malmène rudement l’indiscret, car ce mystificateur pousse l’indépendance jusqu’à l’impolitesse et ne prend conseil que de lui-même. Le sentiment des nuances, une invention de pédans ! Le sentiment des distances, une platitude, un non-sens ! Un prince du sang vient le relancer au foyer afin de l’entraîner à un souper qu’il offrait à quelques têtes perdues d’amour ; Dugazon, qui avait lui-même une partie arrangée, s’excuse ; mais l’Altesse insiste d’un ton qui n’admet pas de réplique : « Parbleu ! vous viendrez, Thiénot et Musson vous attendent, et j’ai promis à ces dames d’avoir nos trois plaisans. — Eh ! parbleu, Monseigneur, vous ferez le troisième, je vous assure que je vous trouve très plaisant. » Et il n’en fut que cela. — Avec Bonaparte le style familier réussit assez mal à Dugazon. Quelque temps après le 18 Brumaire, il va présenter ses hommages au Premier Consul qui lui dit : « Comme vous vous arrondissez, Dugazon !… — Pas tant que vous, petit père, » riposte l’acteur, accompagnant le mot d’un geste à l’adresse du ventre du chef de l’État. Celui-ci fronça le sourcil, et les portes des Tuileries ne se rouvrirent plus pour l’audacieux. D’autres savaient se pousser : tels, Michot, d’un naturel si communicatif, d’une franchise si désopilante dans les personnages de la classe inférieure, paysans valets du rez-de-chaussée ; Dazincourt, le Figaro idéal, au jeu si fin, si mesuré : l’un fut directeur des spectacles de la Mal maison, l’autre, qui avait donné des leçons de déclamation à Marie-Antoinette, fut professeur au Conservatoire et directeur des spectacles de la cour[10].

Quant à Raucourt, — cette tragédienne aux goûts philosophiques, comme on disait alors, — Legouvé racontait d’elle une exclamation qui fit les délices des habitués du foyer, égaya même les hôtes des Tuileries. Elle se déshabillait dans sa loge après avoir joué ; il ne lui restait plus que sa chemise, quelqu’un frappe à la porte : « N’entrez pas ! s’écrie-t-elle. — Pardon ! fait le visiteur dont elle reconnaît la voix. — Ah ! c’est vous, Legouvé, entrez ; j’ai cru que c’était une femme. » Et ces dames de tendre l’oreille, de se détacher du groupe que forment Colin d’Harleville, Baour-Lormian, André Murville, Bouilly, Alexandre Duval, autour du marquis de Ximénès, aide de camp de Maurice de Saxe à Fontenoy, ancien ami de Voltaire, auteur de trois tragédies, Epicharis, Don Carlos, Amalazonte, doyen des poètes sans-culottes et poète des théophilanthropes (ainsi s’appelait-il lui-même pendant la Révolution). Ses manies, ses excentricités divertissent le foyer non moins que ses coups de langue et la désinvolture avec laquelle il rabrouait les acteurs. Ayant vu Lekain, Clairon, Dumesnil, il possédait à merveille toutes les traditions. Lafon, après avoir rempli le rôle d’Orosmane, s’approche du marquis dans l’espoir de recevoir un compliment. « Vous venez de jouer Orosmane comme Lekain ne l’a jamais joué. — Ah ! monsieur, le marquis. — Non, Lekain ne le jouait pas comme cela, il s’en serait bien gardé. » Jeune encore, la malpropreté de Ximénès allait si loin qu’un jour qu’il cherchait comment il ferait mourir un de ses héros tragiques, le comte de Thiars répondit : « Je sais bien, moi, vous l’empoisonnerez. » Les comédiennes l’avaient ruiné ; et il se vengeait des cruautés des anciennes en satirisant parfois et poursuivant les jeunes de propos graveleux. Doué d’ailleurs d’une mémoire étonnante, on pouvait le consulter comme le dictionnaire du XVIIIe siècle, un dictionnaire anacréontique, et épigrammatique, et il récitait à ses auditeurs force versiculets de Dorat, Boufflers et consorts.

Quant à André Murville, ce famélique parasite de Legouvé, c’est, ou peu s’en faut, le bouffon de la Comédie : quelque talent, de l’esprit, une absence de jugement qui l’entraîne aux incartades les plus drolatiques, toujours posé sur les choses, comme l’hirondelle sur le toit, rêvant de quelque pantalonnade qui amusera la galerie. Dévoré de la fièvre verte, ce cerveau brûlé, comme l’appelait sa belle-mère, Sophie Arnould, ne s’avise-t-il pas d’invectiver en pleine séance les membres de l’Académie française qui avaient pris la liberté grande de ne lui accorder qu’une mention quand il revendiquait un prix ? Une autre fois, après une représentation de son Héloïse, il s’avance sur le théâtre sans qu’on l’appelle, et remercie de ses bravos imaginaires le public qui le hue avec ensemble. Mais son aventure la plus plaisante eut lieu à propos de sa tragédie d’Abdelazis et Zuleima. Monvel ayant déclaré qu’il ne pouvait jouer un jour où elle était annoncée : « Messieurs, dit Murville, à Dieu ne plaise que faute d’un moine l’abbaye chôme ! Je me chargerai du rôle. » On s’étonne, on rit, et lui d’invoquer Eschyle, Sophocle, Molière. Pourquoi ne marcherait-il pas sur leurs traces ? Chose proposée, chose convenue : le directeur Gaillard annonce Murville sur l’affiche en lettres d’un pied ; on accourt ; recette énorme. Il paraît, vêtu du costume oriental ; par malheur il avait gardé ses lunettes, un rire inextinguible secoue la foule, se prolonge lorsqu’il adresse sa triple révérence au public ; cependant il réussit à débiter une fable assez ingénieuse où il se compare modestement à l’oiseau qui doit remplacer le rossignol. Peine perdue ! L’élan était donné, et toute la soirée se passa en quolibets ; voix, gestes du pauvre acteur fournissaient, à chaque instant, l’occasion d’une bordée de rires ou de bravos ironiques ; il venait de tuer sa pièce, qui, sans lui, réussissait assez bien.


VII

Enfin voici le bataillon des jeunes comédiennes, toutes ravissantes, sauf cette pauvre Duchesnois : autour d’elles papillonnent les riches d’esprit et les riches de pécune, tous désireux de plaire, offrant chacun leur monnaie. Et certes elles ont le droit de se montrer difficiles, Mars, Volnais, Georges, Bourgoin, Mézeray. Lorsque César les emmène à l’étranger, elles se partagent à l’amiable ou du droit de la force les rois, les altesses qu’elles retrouveront parfois à Paris : elles sont curieuses, et font à leur manière la conquête de l’Europe ! Au foyer cependant, elles ont leurs causeurs favoris, Picard, Demoustier, ce dernier toujours prêt à improviser contes, madrigaux, la mémoire pleine d’anecdotes, l’homme des jours de mélancolie, à la verve intarissable[11]. C’est lui qui, prié par Lange et Mézeray de définir la fidélité, répondait sur-le-champ :

Elle dure si peu, qu’on n’a pas le temps même
De la nommer fidélité ;
Si bien que c’est, en vérité,
Un enfant qui meurt sans baptême.

Et les applications ne manquaient pas. Compétitions de rôles, rivalités de talent, d’amour-propre, de galans, intrigues de coulisses, ces dames croyaient avoir mille raisons de se détester, ne s’en faisaient guère faute ; et la chronique de leurs querelles défrayait la ville et la cour. Peut-être même le gouvernement s’appliquait-il à les faire durer, afin de fournir des thèmes de conversation à une société qui se serait ennuyée, qui s’attristait aussi de n’entendre parler que guerres, victoires et conquêtes. Mars, chef d’emploi, laisse dans l’ombre Bourgoin qui rend la pareille à Volnais : elles jouent les rôles d’ingénuités, de jeunes premières, de jeunes princesses, mais Bourgoin « primait », et, forte de son droit strict, un jour que l’affiche annonçait Zaïre au théâtre de Versailles avec Volnais, elle s’y rendit, entra en scène, et vint se poser à la réplique devant sa rivale sans que celle-ci osât protester. Une aimable et une bien jolie fille, cette Bourgoin, sympathique au public pour sa verve et sa gaieté, ayant bec et ongles pour se défendre ou attaquer, incapable de garder rancune de ses sarcasmes, bonne au fond et charitable, mais d’une bonté armée, qui se dépouillait de son enveloppe rugueuse à mesure qu’elle s’avança vers l’automne de l’existence. En attendant, toute au bonheur d’être jeune, aimée, admirée, cueillant à pleines mains les roses de la vie, répandant son cœur et son esprit avec une générosité de millionnaire, mettant en révolution par ses boutades la comédie, le foyer, les artistes et les auteurs. Cette Volnais ! C’est sa bête d’horreur ! Non contente de la « primer », de la faire enrager en lui enlevant des rôles, elle la crible de lazzis : elle achète une terre de 400 000 francs ; et toutes ses émules de s’écrier : « Comment a-t-elle pu rassembler tant d’argent ? » Et Bourgoin de répondre ingénument : « Vous verrez qu’elle a fait un appel au peuple. » Talma, qui eût un goût très vif pour Bourgoin, lui proposa, au fort de la liaison, d’unir leurs ménages comme ils avaient uni leurs cœurs. « Non, dit-elle après un instant de réflexion ; vois-tu, cela me vieillirait de trente ans ; on dit aujourd’hui la petite Bourgoin, si je m’emménageais avec toi, on ne manquerait pas de m’appeler la mère Bourgoin, et je serais perdue. » Et Talma émerveillé la comparait à Arnould pour la repartie, à Lecouvreur pour l’âme. Un de ses plus beaux traits, c’est son billet à certaine duchesse de fraîche date, propriétaire d’un serin, le serin le plus choyé, le plus adoré et le plus libre de l’univers ; trop libre, hélas ! car il vagabondait de-ci de-là, allant de préférence se poser sur le balcon de l’actrice, laquelle avait un magnifique chat angora, qui le surprit un matin et n’en fit qu’une bouchée. La duchesse s’étant plainte amèrement et ayant signé sa lettre : Clorinde, duchesse de D…, Bourgoin riposta cavalièrement : « Ma petite, il est reconnu que lorsqu’on laisse la volée à son oiseau chéri, on l’expose à tomber dans les griffes du chat… c’est ce qui vient d’arriver au vôtre. Si vous en apprivoisez un autre, ce dont je doute, je vous invite à lui faire garder la cage auprès de vous, dût-il s’y déplaire… sur ce, ma petite, je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte et digne garde. — Iphigénie d’Aulide, fille du roi des rois. » Les rieurs ne furent pas du côté de la duchesse. Pour du talent, elle en eut un peu, pas beaucoup ; elle triomphait dans certains rôles de jeune fille, dans celui de cette Roxelane dont le fin sourire, la bouche fraîche et le petit nez retroussé renversent les lois d’un empire. Mais l’élégance de sa table, une physionomie naïve et piquante, un joli timbre de voix, ses mots, voilà surtout ce qu’on prisait en elle[12]. Non, Geoffroy ne mentait pas à prix d’argent, lorsque, après l’avoir portée aux nues, il se retournait subitement, raillait son jeu trop uniforme, et certain mouvement de pendule qui, paraît-il, la faisait osciller du talon à la pointe du pied et décrire vingt fois au haut de son corps un cercle de douze ou quinze degrés. Et n’est-ce pas le chef-d’œuvre de la réclame, cette lettre du comte Chaptal, ministre de l’Intérieur, lettre officielle publiée au Journal de Paris, où l’amoureux protecteur remercie Mlle Dumesnil d’avoir donné des leçons de déclamation à sa Dulcinée, et de ce chef lui accorde une gratification ? Pauvre Chaptal ! Napoléon se chargea assez méchamment de le désabuser sur le compte de la « déesse de la joie et des plaisirs ». Un jour qu’il travaillait avec lui, on annonce l’arrivée de Bourgoin : « Qu’elle attende ! » dit Napoléon. Un instant après, on gratte à la porte. « Qu’elle s’en aille ! » Mais Chaptal avait rassemblé ses papiers, était parti furieux, et le soir même il envoyait sa démission. La même disgrâce échut, paraît-il, à Duchesnois, envers laquelle Napoléon poussa le sans-gêne jusqu’à la faire déshabiller et rhabiller, sans qu’il daignât se déranger de son travail. Qu’une actrice compose ses opinions avec ses rancunes ou ses sympathies, qui pourrait s’en étonner ? Presque toutes les femmes, beaucoup d’hommes ne se conduisent pas autrement. Pendant une tournée à Pétersbourg,. après la paix de Tilsitt, Bourgoin répète toutes les épigrammes qui courent sur Napoléon, et elle y met du sien : de son côté, à Erfurt, il met en garde le tsar contre les agaceries de l’enjôleuse[13] qui, sous la Restauration, affiche un royalisme fougueux, paraît en scène avec des rubans blancs et des fleurs de lys, captive quelque temps le duc de Berry : elle avait le goût des grandeurs !


VIII

Cette lettre d’un vieil ami montre le prestige de la scène sur une âme jeune et les illusions charmantes dont s’entoure une grande artiste lorsqu’elle sait mettre sur son visage la beauté des héroïnes qu’elle ressuscite : « En 1831, j’avais sept ans et mon père était préfet de l’Orne. Lié depuis Sainte-Barbe avec Scribe et Bavard, en relations avec Firmin de la Comédie-Française, il avait par eux, je suppose, connu cette Duchesnois, surnommée depuis si longtemps la « Reine sensible » ou l’ « actrice de Racine » ; toujours est-il qu’il obtint d’elle la promesse de quelques représentations à Alençon, où mon grand-père venait de faire construire un théâtre, vendu depuis à la ville. Elle arriva, et le premier souvenir où je retrouve son image, est celui d’un déjeuner où je suis assis en face d’elle, entre mon père et ma mère. Le soir, elle jouait, et je la vis dans Phèdre : la seule chose que je me permettrai de dire à ce sujet, c’est que le timbre de sa voix, ses gestes et ses attitudes, d’une grâce incomparable et d’une majesté souveraine, produisirent sur moi une indéfinissable impression qui, après soixante ans, ne s’est pas effacée. Elle avait manifesté le désir de voir la ville, et, le lendemain, m’emmenant avec lui, mon père alla la prendre en voiture à l’Hôtel du Maure où elle était descendue. Elle nous reçut dans sa chambre : à peine étions-nous entrés que j’étais sur ses genoux, embrassé, caressé… et, tout en causant avec mon père, elle s’amusait à me faire croquer des pralines. Quand vint le moment de partir pour la promenade projetée, mon père, désireux de graver dans mon esprit le souvenir de mes relations intimes avec Duchesnois, me dit : « Regarde bien cette belle dame. » Et comme je levais le nez pour voir, mais sans comprendre, il répéta : « Regarde bien cette belle dame… c’est elle que tu as vue hier soir au théâtre. » Alors, après quelques secondes d’un examen attentif, sortit de ma bouche cette réponse incongrue : « Ah ! mais, celle d’hier était bien plus belle que ça ! » Jugez si mon père dut regretter de ne m’avoir pas laissé à la maison ! Mais l’effet de ma réponse fut autre que celui qu’on pouvait en attendre : Duchesnois fut ravie, déclara que jamais compliment plus flatteur ne lui avait été adressé, et, m’entourant de ses beaux bras, elle m’embrassa avec effusion. Je ne puis supputer le nombre de baisers que j’eus l’honneur de recevoir en cette mémorable occasion. J’ai sur ma table un Bouillet où je lis « que la figure de Duchesnois n’était pas avantageuse », ce qui équivaut presque à dire qu’elle était laide. Les traits de son visage, en effet, n’avaient rien de ce qui constitue la beauté féminine ; mais comme, par son talent, elle s’était fait une beauté incontestable qui était son œuvre, artiste plus que femme, elle était sans regrets des avantages qui lui avaient été refusés… »

Sans regrets ! Non sans doute ; comment oublier tant d’affronts dévorés à cause de cette nature trop ingrate, tant d’efforts pour en triompher ? Trop laide ! murmurent les hommes de plaisir que rebutent son teint de moricaude, son nez épaté, ses grosses lèvres, une bouche fondue jusqu’aux oreilles, la toilette minable des années d’études, et qui ne daignent pas regarder des yeux magnifiques, un corps digne de Praxitèle. Trop laide ! répète la cabale des journalistes et gens du monde, inféodés à Mlle Georges, pendant cette rivalité épique qui se déchaînait en articles et en caricatures, en vers et en émeutes de parterre. Trop laide ! sifflent les bonnes camarades qu’horripile l’éclat de son début, et qui vont redisant l’épigramme de Louise Contat, lorsque Mlle Gros lui montre ses beaux bras encore noirs de la forte pression des mains nerveuses de la reine Duchesnois à sa confidente : « Oh ! la malheureuse, est-ce qu’elle déteint ? » Bonnes âmes qui ameutent si bien les autres acteurs que, lorsque le public la rappelle, Florence se trouve seul pour lui donner la main[14] ! Fille d’un domestique de maquignon de village, vouée dans son enfance aux rudes travaux de la campagne, puis demoiselle de compagnie d’une dame de Valenciennes, elle ne sait rien ; et les nécessités de la lutte pour la vie ne lui ont pas même permis d’acquérir ce fonds de connaissances vagues qui préserve de certaines âneries. Une représentation théâtrale à Paris lui a révélé sa vocation ; une société dramatique de Valenciennes lui a fourni l’occasion de se la prouver. Débrouiller son intelligence, extraire de la gangue le diamant brut et le tailler sommairement, elle n’avait pas le loisir de songer plus loin ; et tant pis après tout si elle émet un jour le regret de n’avoir jamais visité cette Troie dont elle parle si souvent, si elle gémit sur ce pauvre Henri IV, qui vivrait peut-être encore sans le coup de couteau de Ravaillac ! Tant pis, si Legouvé, son professeur, n’a jamais pu la corriger de son hoquet tragique ! Cela ne l’empêche point d’enlever le public dans Marie de Médicis et dans vingt autres rôles ; car les connaisseurs, la jeunesse, les élèves de l’Ecole polytechnique, tiennent pour elle. Le ménage Talma et Bourgoin ne s’associe pas au déchaînement du tripot, et elle a trouvé un protecteur influent, le général Valence qui mène Mme de Montesson : or, celle-ci est l’oracle de la nouvelle cour ! Duchesnois déclamera chez elle, Mme Bonaparte voudra l’entendre et la comblera de faveurs. Mémoire de sauvage, passion du métier, tempérament infatigable, geste noble, aisé, toujours juste, ces dons font ressortir l’art exquis avec lequel elle sait passer du ton de la colère à celui de la tendresse, et l’harmonie de sa voix, une voix superbe, riche, sonore, profondément pathétique, qui contient et inspire l’émotion, si différente de celle de Raucourt que raillait âprement Joseph Chénier :


Ô Phèdre ! en tes amours que de vérité brille !
Oui, de Pasiphaé je reconnais la fille,
Les fureurs de sa mère et son tempérament,
Et l’organe de son amant !


« Personne, écrit M. Ernest Legouvé, n’a joué et ne jouera comme elle le troisième acte de Marie Stuart. » Quand elle sortait de sa prison, éperdue de joie, folle d’ivresse, les bras tendus, les regards comme noyés dans le ciel, et sa voix se répandant en flots d’or dans l’espace, elle avait l’air de vouloir s’emparer des arbres, des nuages, de la lumière. Dans le rôle d’Ariane, lorsqu’elle apprenait que Phèdre sa sœur venait d’être enlevée par Thésée, sa surprise, son désespoir, l’anéantissement de ses facultés, ses yeux sans regards, le frémissement de son corps en prononçant le mot : « Je tremble ! » arrachaient des larmes aux spectateurs ; les femmes s’évanouissaient, plaignaient Ariane ; tous les hommes condamnaient Thésée, et Lafon qui jouait avec elle ne pouvait s’empêcher de dire tout haut : « Ah ! mon amie, c’est sublime ! » Le jour de sa rentrée, après une maladie, en 1803, Geoffroy dépité compara le délire de la salle aux convulsions de Saint-Médard, et, d’après certains pamphlets d’alors, chaque spectateur ressemblait à un amant longtemps privé d’une maîtresse chérie et qui se retrouve enfin dans ses bras. La bonté, la charité de Duchesnois égalèrent son énergie brûlante, sa profonde sensibilité : « Elle est si bonne qu’elle en est belle ; elle est si belle qu’elle en est bonne ; » ainsi prononçaient les faiseurs d’antithèses sur elle et sa rivale. Elle eut un salon où s’empressaient les hommes les plus distingués : Legouvé et Vigée, ses premiers maîtres de déclamation, Salgues, Lepan, Talma, Fleury, Gros, Vernet, Léopold Robert, Arnault et Jouy, Lavalette, les maréchaux Mortier et Gérard, Mmes de Genlis, Lebrun, Élisa Mercœur… La Restauration n’avait point ses sympathies, mais, grâce au crédit de son ami, le général Valence, elle empêcha mainte disgrâce ; sauva de la proscription beaucoup de personnes : elle avait la passion du bien en tout, puisqu’il est de l’essence même de cette passion de se répandre, de se généraliser. Parmi les bonapartistes réfugiés dans son hôtel en 1814, se trouvait un homme qui, aux Cent Jours, occupa un emploi important au ministère de la police : enragé de vengeance, le proscrit d’hier se met à dresser des listes de proscription, et, connaissant la générosité de Duchesnois, envoie chez elle des agens : elle refuse bravement l’entrée, va trouver l’ingrat, lui reproche amèrement de violer le droit d’asile, le menace d’un éclat, obtient qu’il renonce à son projet. Et, lorsque sa voix commença de se gâter, lorsque l’amour ne convint plus à son âge, et que la mort de Talma porta un coup funeste à la tragédie, elle ne voulut point descendre au rôle de « Sémiramis des campagnes » et de « Melpomène des foires, » aimant mieux quitter la scène que de s’abaisser jusqu’au drame moderne. Puis elle se repentit, et ne pensa plus qu’à reparaître ; mais ses efforts pour raviver l’enthousiasme en province demeurèrent inutiles, et une pétition des auteurs dramatiques n’obtint aucun résultat. L’âge, l’ingratitude, la perte d’une grande partie de sa fortune ont accompli leur œuvre : le 30 mai 1833, faisant au public d’éternels adieux, elle essaie de lutter contre Mme Dorval, d’écraser la nouvelle école dans la personne de son interprète la plus brillante ; elle joue le quatrième acte de la Phèdre de Racine, cette Phèdre qui fut son plus beau rôle, sa rivale le quatrième acte de la Phèdre de Pradon : ses cris, ses râlemens font sourire. Elle survécut deux ans à peine à sa défaite : Mgr de Quélen se rendit à son lit de mort et la réconcilia avec l’Église. Trente fidèles à peine suivirent le char funèbre de celle qui avait obligé des milliers de personnes.

Mlle Georges Weymer eut pour première recommandation sa rare beauté, cette beauté que Raucourt, qui la découvrit à Rouen, appelait : « un bel outil de tragédie », beauté grâce à laquelle elle garda assez longtemps les bonnes grâces de Bonaparte, celui de ses usufruitiers ou de ses favoris qui lui laissa peut-être le souvenir le plus profond, car dans sa vieillesse même, elle ne parlait de lui qu’avec un tremblement dans la voix. Jamais des yeux plus noirs, plus expressifs n’ont paré la figure d’une femme. C’est Melpomène descendue de son cadre, opine Geoffroy, très féru de Georges et toujours un peu suspect dans ses jugemens ; mais les habitués de la Comédie lui trouvent plus d’intelligence et d’imitation que d’âme et de chaleur. La volonté, l’art, les leçons de Talma suppléent aux dons naturels, lui font une diction simple, naturelle ; une pantomime admirable, une entente profonde du costume, établissent sa supériorité dans certains rôles de reine : Mérope. Clytemnestre, Agrippine. Au début, Raucourt stimulait son inertie d’une manière assez plaisante : « La paresseuse ! Au lieu de se préparer à avoir un bel appartement, elle aime mieux rester sur son grabat de la rue Clos-Vougeot ! » La paresseuse d’instinct devint la laborieuse de raison ; mais, à travers les hasards d’une existence fort accidentée, elle garda toujours quelque chose de l’indolence native, et comme une sorte de fatalisme qui l’incitait à compter sur son étoile. Il semble que l’imprévu, l’extraordinaire exercent une fascination sur cette femme, qu’elle sente s’agiter devant elle une destinée où le hasard doit déjouer les calculs de la prévoyance. Telle nous la retrouvons à chaque étape de sa vie, à la Comédie-Française, à l’Odéon, à la Porte-Saint-Martin, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Turquie, directrice de troupes nomades, toujours aventureuse et éprise d’invraisemblable, cherchant le bonheur en dehors des conditions normales du bonheur, pareille à cette plante des steppes qui ne peut se fixer nulle part, roulée de-ci de-là par la fatalité. Quelle odyssée piquante que son voyage en Russie ! Un beau matin de 1808, créanciers, camarades de la Comédie apprennent qu’elle a quitté Paris. La nouvelle se répand aussitôt. Et son engagement ? Et ses dettes ? Pourquoi est-elle partie ? Eh mais, le danseur Duport, déguisé en femme, a filé le même jour sans tambour ni trompette ! Quelle bizarre coïncidence ! Eh bien, ils se sont enlevés réciproquement ! Mais Duport est-il le prétexte ou le but même du voyage ? Et les malins d’observer qu’à une personne comme Georges il faut un compagnon pour charmer les ennuis de la route. En réalité, elle va retrouver son cher Beckendorf, frère de la comtesse de Lieven. Une intrigue a été ourdie là-bas ; enlever le tsar à Mme Nariskine, le ramener à l’impératrice ; Georges fera le pont entre eux ; par sa beauté et son esprit, elle triomphera de la maîtresse russe : les rois n’ont-ils pas eu toujours un faible pour les reines de fiction ? On la présente à Alexandre qui lui donne une plaque en diamans, mais ne la redemande pas, et il faut se rabattre sur les hauts dignitaires et le grand-duc. Celui-ci tout d’abord avait opiné dédaigneusement : « Votre Mlle Georges, dans son genre, ne vaut pas mon cheval de parade dans le sien ; » puis il mordit à l’hameçon, vint la voir tous les jours et l’aima « comme une sœur », assure-t-elle. Quant à Napoléon, on lui a révélé sans doute le complot, et il a permis cette fuite, car, en 1813, lorsque Georges rejoint la Comédie à Dresde, il se reprend de goût pour elle, la fait réintégrer comme sociétaire, et ordonne qu’on la traite comme si elle n’avait pas été absente ; plusieurs fois aussi la cassette impériale s’entrouvre pour ce bourreau d’argent. Son imprévoyance a pour excuse le douteux privilège d’une très longue vie : cette femme, qui avait débuté en 1802, restait sur la brèche, jouait encore en 1855 à l’Odéon.

Que de tristesses accumulées dans ces deux dates ? Et quelle rude revanche de la raison sur l’imagination ? Mais, pourquoi s’étonner qu’un artiste marche à travers la vie comme un poète, dépense largement son gain, escompte l’avenir ? Peut-on en vouloir à la pauvre Georges d’avoir oublié le précepte de son camarade Florence : « Le comédien doit rester trente ans au théâtre, dix ans pour faire des dettes, dix ans pour les payer, dix ans pour amasser. » Oui, la lutte pour l’existence le veut ainsi : demain commande ; la vieillesse menace l’acteur qu’elle condamne aux vertus bourgeoises ; et les peuples n’ont guère plus de reconnaissance que les individus. La querelle des cigales et des fourmis est aussi antique que l’humanité, et, tout compte fait, un peu d’indulgence ne messied pas dans l’appréciation des choses terrestres. Laissons aux fourmis les confortables calculs, les savantes spéculations de bien-être, la dignité solide de la retraite, toutes les joies de l’épargne, et cet orgueil de penser qu’elles font la grandeur et la puissance de la fourmilière ; mais les pauvres cigales qui ne thésaurisent point, elles ont parfois jeté de la poésie, de l’amour, du soleil dans les âmes, et pourquoi leur marchander notre sympathie ?


VICTOR DU BLED.

  1. Voir la Revue du 1er avril 1894.
  2. Voir l’excellente étude de M. Victor Fournel, les Théâtres et la Révolution. — Muret, l’Histoire par le théâtre. — Revue d’art dramatique. — Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice. — Victor Couailhac, Vie et aventures de Mlle Montansier. — Biographie Michaud. — Arthur Pougin, l’Opéra-Comique pendant la Révolution. — Henry Lumière, le Théâtre français pendant la Révolution, 1789-1799 1 vol., Dentu.
  3. Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice. — Castil-Blaze, l’Académie impériale de musique. — Georges Duval, Souvenirs de la Terreur. — Campardon, les Comédiens du roi de la Troupe Italienne, 2 volumes. — Monval, Histoire de l’Odéon, 2 volumes. — Mémoires de Fleury.
  4. Revue rétrospective, 1889, 1er août. — Voyage d’un Anglais à Paris, p. 78. — Grimod de la Reynière, le Censeur dramatique. — Mémoires et comptes relatifs à la réunion des artistes français, à l’administration des trois théâtres de la République, de l’Odéon et de Feydeau, par le citoyen Sageret, an VIII. — De Goncourt, Histoire de la Société française sous le Directoire.
  5. Devienne, 1763-1841. — Louise Contat, 1760-1820.
  6. On trouve le mot dans les anecdotes de Chamfort, mais Contat était fort capable de l’avoir inventé. Les beaux esprits se rencontrent aussi bien que les imbéciles : mainte réponse célèbre a été faite à Athènes, à Rome, les mêmes situations appelant les mêmes pensées, dans la même forme chez les esprits de même trempe.
  7. Œuvres d’Alexandre Duval. — Bouilly, Mes Récapitulations. — Mémoires de Fleury. — Biographie Michaud. — Un jour au Théâtre-Français un gigantesque officier rient se placer devant Lemercier. Très doucement celui-ci l’avertit qu’il l’empêche de voir l’officier se retourne, contemple le petit pékin et ne bouge. « Monsieur, insiste Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. — Vous m’ordonnez ! Savez-vous à qui vous parlez ainsi ? À un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. — C’est possible, Monsieur, un une a bien porté Jésus-Christ. » — Le lendemain on se battit et l’officier eut le bras cassé. — Appelé par Napoléon en 1804, il osa lui dire : « Vous vous amusez à refaire le lit des Bourbons, vous n’y coucherez pas. » — Sur Lemercier, lire la brillante étude de M. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, tome Ier, p. 54 et suiv.
  8. Bouilly, Mes Récapitulations.
  9. Il se montra moins héroïque contre les ennuyeux que contre les pourvoyeurs de la guillotine, et, un jour que Bouilly lui reprochait d’avoir fait bon accueil à un insipide avorton de lettres, il répondit ingénument : « Que voulez-vous, mon cher, il faut toujours traiter les sots comme un ennemi supérieur en nombre. » Bouilly, Mes Récapitulations. — Legouvé, Soixante ans de souvenirs. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire.
  10. Il ne s’agit pas ici de présenter une biographie même très succincte des principaux comédiens d’autrefois, mais de les considérer dans leurs rapports avec les spectateurs et les auteurs, la société et le pouvoir : c’est pourquoi il a semblé utile de rassembler dans le cadre d’une soirée, au foyer du Théâtre-Français, quelques anecdotes et quelques profils.
  11. Le 8 ventôse an V, le théâtre Feydeau représenta la comédie des Trois Fils, qui n’eut aucun succès. Demoustier, son auteur, se trouvait placé à côté d’un jeune homme qui ne cessait de s’exclamer. « Ah ! comme c’est mauvais ! c’est détestable ! Ah ! que je suis fâché de n’avoir pas une clef forée ! Comme je sifflerais ! — Monsieur, dit Demoustier, je puis vous rendre ce service ; en voici une. — Grand merci ! » — Et les coups de sifflet vont leur train. La pièce finie, un ami s’approche : « Ah ! mon cher Demoustier, que je suis fâché de la rigueur avec laquelle on a traité ta pièce ! » — Stupéfaction du jeune homme qui se confond en excuses, et pour pénitence reçoit une invitation à déjeuner ; il accourt, il revient, la confiance s’établit, et le siffleur finit par avouer qu’il a composé une comédie sur laquelle il désirerait avoir l’avis de Demoustier. Celui-ci acquiesce, écoute la lecture, et, lorsque notre débutant a terminé : « Monsieur, demande l’auteur des Trois Fils, ne pourriez-vous pas me prêter une clef forée ? »
  12. « Plus tard, nous nous sommes revus quand j’ai voulu mettre au théâtre ma tragédie de Ninus II, où je lui confiai le rôle du jeune Zorame, qu’elle accepta en riant, et qu’elle joua de l’air le plus égrillard, avec une petite perruque frisée à cent boucles, un petit accent de soubrette, une petite mine de fille de boutique, qui me firent trembler. Elle estropiait les vers, elle disait un mot pour un autre ; elle ressemblait moins à un prince d’Assyrie qu’à un page du duc de Vendôme ; et, malgré tout cela elle eut un succès fou. On l’applaudissait comme elle jouait, à tort et à travers. Il ne tint qu’à elle de se croire admirable : elle était mieux, elle était jolie. » (Brifaut, I, p. 215.)
  13. L’empereur Alexandre trouvait Mlle Bourgoin charmante, et ne s’en cachait pas. Celle-ci le savait, et tout ce qu’elle jugeait capable d’exciter le goût du monarque, elle le mettait en usage. Un jour enfin, le tsar amoureux fit part à l’Empereur de ses dispositions à l’égard de Mlle Bourgoin. « Je ne vous engage pas à lui faire des avances, dit celui-ci. — Vous croyez qu’elle refuserait ? — Oh ! non ; mais c’est demain jour de poste, et dans cinq jours tout Paris saurait comment des pieds à la tête est faite Votre Majesté… Ainsi je souhaite que vous puissiez résister à la tentation. » — Ces mots refroidirent singulièrement l’ardeur de l’autocrate, qui remercia l’Empereur de son bon avertissement, et lui dit : « Mais, à la manière dont parle Votre Majesté, je serais tenté de croire que vous gardez à cette charmante actrice quelque rancune personnelle. — Non, en vérité, répliqua l’Empereur ; je ne sais que ce que l’on en dit… » L’empereur Alexandre quitta Sa Majesté, parfaitement convaincu, et Mlle Bourgoin en fut pour ses œillades et ses espérances. (Mémoires de Constant.)
  14. Mémoires de la Société d’Agriculture, des Lettres et des Arts de Valenciennes, t. Il, 1836. — A. Dinaux, Notice biographique sur Mlle Duchesnois, Valenciennes, 1836, in-8. — Legouvé, Soixante ans de Souvenirs. — Clément Courtois, l’Opinion du Parterre, Paris, Martinet, an XI. — La Conjuration de Mlle Duchesnois contre Mlle Georges pour lui ravir la couronne, Paris, in-8 de 84 pages, par Boursault. — Notice exacte de faits sur les deux actrices Duchesnois et Georges, an XI, in-8. — Mémorial dramatique, années XI, XII, XIII. — Petite revue de nos grands Théâtres, 1817, in-8. — Le Lever du rideau, ou chacun à sa place, par G. N., 1818. — Journal de Paris du 19 janvier 1835.