Les Comédiens français pendant la Révolution et l’Empire/03

La bibliothèque libre.
Les Comédiens français pendant la Révolution et l’Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 401-435).
◄  02
LES COMÉDIENS FRANÇAIS
PENDANT
LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE

TROISIÈME PARTIE[1]


VIII

Officier d’artillerie, premier consul, empereur, Bonaparte eut et garda toujours le goût très vif des choses et des gens de théâtre. Etait-ce pressentiment de ses propres destinées, et dans les tragiques aventures des héros de Corneille, de Racine, de Voltaire, aimait-il à voir les vicissitudes de sa propre fortune se dérouler devant lui ?

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux !

C’était peut-être aussi conscience de ce qu’il y avait de théâtral dans son génie. Mais c’était surtout besoin d’étendre l’ubiquité de sa domination jusqu’aux choses qui eussent dû lui sembler le plus étrangères ou le plus indifférentes ; de mettre le plaisir même en tutelle ; et de s’emparer, pour les diriger, de tous les moyens qu’un chef d’Etat peut avoir d’agir sur l’opinion. L’ancienne monarchie, la Révolution lui avaient indiqué la voie, et, dans un pays comme la France, il avait de bonne heure mesuré l’influence du théâtre. C’est l’explication à la fois de l’insignifiance de la littérature dramatique sous son règne, et de ce qu’il a mêlé de rudesse tyrannique aux faveurs dont il a de tout temps comblé les comédiens.

Au commencement du Consulat, on joue la comédie de société à la Malmaison ; d’abord sur une espèce de théâtre portatif qui se dresse dans la galerie près du salon, puis dans une petite salle que Bonaparte fait construire en un mois du côté de la ferme : elle pouvait contenir deux cents personnes, et l’inauguration eut lieu le 12 mai 1802. Parmi les artistes ordinaires, Mme Bonaparte, sa fille Hortense, Caroline Murat, Eugène de Beauharnais, Didelot, le général de Lauriston, et surtout Bourrienne, qui joue en perfection les rôles à manteaux. Talma et Michot font répéter. Quant à Bonaparte, il se contente du rôle de spectateur et s’amuse beaucoup à ces jeux. Bourrienne se plaint-il que son travail ne lui permette guère d’apprendre ses rôles, il prend ses manières caressantes, lui demande de faire cela en sa faveur : « Vous me faites tous rire de si bon cœur ! Ne me privez pas de ce plaisir-là ! Je n’en ai pas trop, vous le savez bien ! » Pour encourager ses comédiens, il leur donne des collections de pièces de théâtre richement reliées, de beaux costumes ; ils jouent à la Malmaison : les Héritiers, les Etourdis, Défiance et Malice, les Projets de mariage, le Dépit amoureux, le Barbier de Séville. Voici la distribution du Barbier : Rosine, Mlle Hortense de Beauharnais ; Almaviva, le général de Lauriston ; Figaro, Didelot ; Bartholo, Bourrienne ; Bazile, Eugène de Beauharnais ; l’Eveillé, M. Isabey. Hortense était une charmante Rosine, et si fort éclatait son zèle que son mariage avec Louis Bonaparte n’arrêta point les répétitions.

Les grandeurs impériales, une étiquette plus sévère ne permirent plus ce plaisir : de loin en loin seulement il y eut spectacle de société à la cour. Quand l’Empereur revint de Vienne, on imagina de lui offrir un petit vaudeville de Barré, Radet et Desfontaines, adapté pour la circonstance : les honneurs de la soirée furent pour Mme Louis Bonaparte et Mme de Rémusat, celle-ci dans un rôle de vieille Alsacienne enthousiaste de l’empereur, rêvant toujours, pour son héros d’exploits invraisemblables, et s’émerveillant de voir ses rêves dépassés par la réalité : elle chantait ce couplet :

Ce qui dans le jour m’intéresse
La nuit occupe mon repos.
Ainsi donc je rêve sans cesse
A la gloire de mon héros.
Les songes, dit-on, sont des fables,
Mais quand c’est de lui qu’il s’agit,
J’en fais que l’on trouve incroyables,
Et sa valeur les accomplit.

Napoléon fut enchanté ; il semblait même un peu ému, et chacun de féliciter son voisin en répétant avec admiration : « L’Empereur a ri ! l’Empereur a applaudi ! »

Aux comédiens du monde succèdent les professionnels. Subvention de cent mille francs, décret de 1803 qui associe les comédiens français pour l’exploitation du théâtre, divise la Société en vingt-cinq parts, admet les nouveaux à quart de pari, haute surveillance de M. de Rémusat qui les gouverne comme un premier gentilhomme de la chambre d’autrefois, — tout atteste une sympathie raisonnée, la volonté précise de renouer la tradition de Louis XVI, son pauvre oncle, comme il l’appellera après le mariage autrichien. Une salle de théâtre s’élève derrière l’orangerie du palais de Saint-Cloud : aux premières logos, les princes et les princesses de la famille impériale, les dames d’honneur ; au rez-de-chaussée, les généraux, sénateurs, conseillers d’État ; aux secondes, les invités et personnes attachées à la cour. L’inauguration solennelle se fait le 12 juin 1803, avec Esther jouée par Talma, Monvel, Lafon, Mme Duchesnois, Volnais ; tout le corps diplomatique est là, et personne n’ose applaudir, ni pleurer avant le signal du maître ; il occupe seul le devant d’une loge à droite du théâtre, au fond ses aides de camp se tiennent debout ; en face, dans la loge de gauche, trône Joséphine entourée des dames du palais. En 1805, les comédiens français donnent quelques représentations à Saint-Cloud : les Templiers, le Mariage secret, le Meilleur. Déjà l’empereur a pris l’habitude de ne consulter que son bon plaisir. Vous serez favorisés, privilégiés, nantis, rentés, Messieurs de la comédie, mais vous marcherez comme un régiment, et pour vous aussi le mot « impossible » sera rayé du dictionnaire. S’il prend au maître fantaisie de voir jouer par exemple le Tartufe des mœurs, et que la principale actrice, Mme Desrosiers, soit malade, qu’importe ? Mlle Mézeray apprendra le rôle en vingt-quatre heures et le jouera. « Dès que l’Empereur, observe Mme de Rémusat, avait prononcé cet irrévocable je le veux, ce mot se répétait en écho dans tout le palais. Duroc, Savary surtout, le prononçaient du même ton que lui ; M. de Rémusat le répétait à tous les comédiens, étourdis des efforts de mémoire ou du dérangement subit auquel on les soumettait. Les courriers partaient pour aller chercher à toute bride les hommes ou les choses nécessaires. La journée se passait on sottes petites agitations, dans la crainte qu’un accident, ou une maladie, ou quelque circonstance imprévue ne s’opposât à l’exécution de l’ordre donné… Il faut avoir vécu dans les cours pour savoir à quel point les plus petites choses prennent de la gravité, et combien le mécontentement du maître, même quand il s’agit de niaiseries, est désagréable à porter. Les rois sont assez sujets à le témoigner devant tout le monde, et il est insupportable de recevoir une plainte ou une brusquerie en présence de gens auxquels on sert de spectacle. Bonaparte, plus roi que qui que ce soit, grondait durement, souvent hors de propos, humiliant son monde, menaçant pour un motif léger… Le jour de spectacle à Fontainebleau, j’éprouvais toujours un souci qui me devenait une sorte de petit supplice sans cesse renaissant ; la frivolité du fond et l’importance des suites en rendaient le poids plus importun. »

En 1806, les comédiens français ne jouent pas moins de trente et une fois à Saint-Cloud, et Napoléon étudie chaque pièce, discute, le plus souvent avec Talma, les personnages, la manière de les interpréter : dans Cinna, dans le Cid, il fait rétablir les rôles de Livie, de l’Infante, les confie à Raucourt et Georges. Quant aux audiences qu’il accorde aux artistes, aux comédiens, aux savans, elles ont lieu le matin, à l’heure de ce déjeuner qu’il expédie souvent en huit minutes, qu’il prolonge parfois si la conversation l’intéresse, s’il reçoit des savans comme Monge, Berthollet, Denon, Corvisart, ses anciens compagnons d’aventure en Égypte, les peintres David, Gérard et Isabey. Talma eut l’honneur d’assister assez souvent à ces entretiens et n’y faisait pas mauvaise figure : ce distrait dans la vie ordinaire se montrait au besoin bon courtisan, fort empressé à écouter les conseils de Napoléon, fussent-ils un peu chimériques, habile à régler sa conduite sur les progrès de la fortune du maître. Il avait interrompu ses visites lorsque le premier consul fut proclamé empereur. Ne valait-il pas mieux qu’on remarquât une absence modeste qu’une assiduité envahissante ? Au bout de quelque temps, Napoléon s’en aperçut et dit à Regnault de Saint-Jean-d’Angely : « Est-ce que Talma me boude ? » Dès le lendemain le tragédien se présentait aux Tuileries, vêtu du costume de cour, épée et habit à la française : à la figure satisfaite de l’Empereur, il comprit que celui-ci goûtait son respect des convenances. Et sans doute quelques-uns de leurs entretiens ont été arrangés ou même inventés de toutes pièces, mais il en est aussi qui reflètent le personnage à merveille et prennent un caractère d’authenticité par leur ressemblance avec ses actes et ses paroles ordinaires, par un parfum de vérité qui s’échappe de certaines pensées : sans compter qu’avec un tel homme il faut s’attendre à tout. De grands et petits cadeaux récompensent l’acteur favori, tantôt vingt, trente, quarante mille francs pour payer ses dettes, tantôt un camée rare qui rappelle les traits du donateur, ou bien un superbe cachemire porté par l’impératrice un soir que Talma s’est surpassé lui-même dans Othello. Et si, dans Néron, il lui reproche de ne pas faire sentir assez le combat d’une mauvaise nature avec une mauvaise éducation, il approuve pleinement sa pantomime, lorsque Agrippine énumère ses bienfaits : tandis qu’elle parle, Talma-Néron jouait négligemment avec son manteau, marquant ainsi l’indifférence et l’ennui que lui cause ce sermon ; Monvel lui avait conseillé ce jeu muet, dont Lekain s’avisa le premier. Persuadé que la tragédie est tout aussi bien dans la nature que la comédie, on sait que l’empereur prétendait ramener ses interprètes à la plus grande simplicité.

En 1807, la cour s’installe pendant deux mois à Fontainebleau pour célébrer le mariage de la reine de Westphalie : princes et princesses de la famille impériale ont reçu l’ordre d’y transporter une partie de leurs maisons, de tenir table particulière, de donner des fêtes. Chasses où les dames de chaque Altesse portent un costume spécial ; concerts où se succèdent les meilleurs artistes de l’Italie, la Grassini, la Catalani ; spectacles de la Comédie-Française, — tout est réglé d’avance. C’est presque le parterre d’Erfurt, et Talleyrand circule à travers cette cohue chamarrée, en répétant avec son grand air impassible : « L’empereur ne badine pas, il veut qu’on s’amuse. » Mais justement on ne s’amusait pas, ou l’on ne s’amusait que quand il n’était pas là : l’ennui tombant de haut n’en était que plus pesant. On décrète à la rigueur et on paie l’enthousiasme, mais la joie ni le plaisir ne se mènent au tambour ; et Napoléon s’étonnait que les visages restassent froids, allongés, au lieu de s’en prendre à lui-même. Trop de tragédies ! Les interminables tirades en assommaient ces jeunes femmes qui auraient donné Corneille, Racine et Voltaire pour une demi-douzaine de comédies pimpantes : puis, comme on n’osait pas applaudir devant l’Empereur, la salle semblait une banquise. Quant à lui, il arrive au théâtre fatigué de la chasse, mécontent, préoccupé, rêve ou s’endort : et sans doute telle tragédie de Baour-Lormian ou d’Arnault ne mérite pas meilleur sort, et les premiers projets de divorce, la lutte contre l’Angleterre, les affaires espagnoles, ont de quoi absorber le maître de céans. Mais se permettre toutes les libertés, toutes les indiscrétions, n’en tolérer aucune, supprimer l’influence de la femme et la réduire à la condition d’un instrument déplaisir, une telle politique tue forcément le sourire, la joie, le bon goût dans une cour comme dans un salon : et cependant, ces choses que les pessimistes, les solitaires affectent de dédaigner, le monde, la société, l’élégance des mœurs, la grâce, il en savait l’importance, puisqu’il choisissait de préférence chambellans, dames d’honneur, dames du palais parmi les personnages de la vieille cour ou leurs descendans.

Le théâtre du palais des Tuileries venait d’être terminé, et, pendant l’hiver de 1808, on y donna, aux jours de cercle, des spectacles français ou italiens, à la grande joie des habitans de Paris, auxquels on distribuait les places des galeries supérieures. Un soir qu’on attendait Leurs Majestés pour commencer, toute la cour était en costume de gala, quand tout à coup l’ordre vint de jouer sans plus tarder : l’Empereur se trouvait un peu souffrant, et ne paraîtrait pas. MM. de Talleyrand et de Rémusat voulurent éclaircir ce petit mystère, et n’eurent pas de peine à provoquer les confidences de Joséphine. A la nouvelle de l’indisposition, elle était montée dans sa chambre, l’avait trouvé très agité par la pensée de ce divorce qu’il jugeait nécessaire avec son cerveau, et repoussait avec son cœur, Joséphine étant de toutes les femmes celle qu’il avait le plus tendrement aimée. A sa vue, il l’attire, sans égard pour sa toilette, la presse dans ses bras, répète mille fois en pleurant : « Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai point te quitter », tandis qu’elle répondait : « Sire, calmez-vous, sachez ce que vous voulez, et finissons de telles scènes. » Toute la nuit se passa dans des alternatives de tendresse et de crise nerveuse… et voilà pourquoi Leurs Majestés faussèrent politesse aux spectateurs.

Le divorce eut lieu cependant, et le mariage de Marie-Louise amenait aux châteaux de Compiègne et de Saint-Cloud la Comédie-Française. Elle y joue le Cid, Phèdre, Andromaque, Britannicus, le Legs, Iphigénie en Aulide, et les malicieux de chuchoter que le choix d’Iphigénie ne paraît pas heureux, la nouvelle impératrice ayant l’air d’une victime de la politique, et de rappeler une aventure désagréable survenue l’an dernier chez le prince de Neuchâtel, au château de Grosbois. Le prince avait appelé la troupe des Variétés pour jouer Cadet-Roussel maître de déclamation, une farce au gros sel où l’acteur Brunet se montrait d’une verve désopilante. A la surprise générale, on l’entend se lamenter de n’avoir pas d’héritier : « Il est douloureux pour un homme tel que moi de n’avoir personne à qui transmettre l’héritage de sa gloire. Décidément je vais divorcer pour épouser une jeune femme avec laquelle j’aurai des enfans. « Embarras des spectateurs, tristesse de Joséphine, colère de l’empereur, qui interroge son hôte : « Depuis quand joue-t-on cette pièce ? — Depuis un an, Sire. — Et elle a eu du succès ? — Un immense succès. — C’est fâcheux, si j’en avais eu connaissance, je l’aurais interdite. »

Marie-Louise n’aimant guère la tragédie, on la remplace par la comédie, et la salle de Compiègne voit défiler le Misanthrope, Tartufe, la Gageure imprévue, la Jeunesse de Henri IV, le Secret du Ménage, les Projets de Mariage ; Fleury, Mlle Mars, Michot, Volnais y obtiennent de grands succès. Napoléon se montre plus galant pour la fille des Césars que pour Joséphine, et, pendant le séjour de Fontainebleau, à la fin de 1810, pendant les fêtes des Tuileries et de Trianon pour célébrer la naissance du roi de Rome, la comédie continue d’alterner avec la tragédie : peu à peu même elle l’emporte sur cette dernière : de 1810 à 1811, l’empereur dépense cent mille francs en spectacles. Le 25 août les comédiens français donnent à Trianon les Projets de Mariage et la Grande Famille ou la France en miniature, pièce de circonstance d’Alisson de Chazet ; les artistes de l’Opéra exécutent un ballet, puis l’empereur, chapeau à la main, donnant le bras à l’impératrice, et suivi de toute la cour, se rend à l’Ile d’Amour, tandis que, dissimulés dans des barques, des musiciens jouent leurs morceaux les plus tendres. Un tableau flamand en action, un grand souper, terminèrent la fête de Marie-Louise.


IX

Napoléon appelle souvent à l’étranger ses comédiens : dans la pensée de l’imprésario, ils doivent contribuer au succès de la pièce qu’il joue pour l’univers, et ces odyssées les charment, puisqu’elles satisfont leur goût d’imprévu, l’amour de la gloire, la vanité et l’intérêt. Être du voyage devient l’objet de toutes les ambitions, le prétexte de mainte intrigue ; le maître désigne lui-même les élus, et peu lui importe de contrister ses favoris eux-mêmes. Ne fait-il pas rayer de la liste, en 1808, Mme Talma qu’il a prise en grippe ? « Dites-lui de ne pas reparaître dans la tragédie, » ordonne-t-il à Talma.

Cette habitude date du Consulat. En 1803, pendant une tournée triomphale en Belgique, entouré des ministres, des ambassadeurs, des généraux, dans une apothéose de Te Deum, de revues et de fêtes, il a mandé Raucourt, Monvel, les Talma qui jouent quatorze fois à Bruxelles, une fois à Gand, tandis que Rodolphe Kreutzer, Frédéric Duvernoy et Dalvimarre, artistes de sa musique particulière et de l’Opéra, donnent plusieurs concerts ; l’affluence était énorme, malgré le prix élevé des places : neuf francs les premières et deuxièmes loges, six francs les troisièmes loges et parquets, au théâtre de Gand. Le 4 juin 1804, la Comédie-Française prête serment de fidélité à l’empire, et bientôt après rejoint Napoléon à Mayence : les Talma, Mlle Georges, restent à Paris pour le service ordinaire ; Saint-Prix, Damas, Lafon, Desprez, Mmes Raucourt, Thénard, Bourgoin, Duchesnois, Gros composent la caravane dramatique, accompagnés du secrétaire de la Comédie, du magasinier, du chef des gardes, du premier garçon de théâtre et du perruquier. Du 18 septembre au 2 octobre, ils donnent Iphigénie en Aulide, Phèdre, Cinna, Andromaque, Horace, Bajazet : le 11 octobre, ils sont de retour à Paris.

Aussitôt après la proclamation de l’empire, commence le régime des ordonnances et décrets. Depuis longtemps les acteurs en prennent trop à leur aise, l’abus des représentations en province et à l’étranger excite des plaintes très vives : Lafon a trouvé le moyen de s’adjuger six mois de congé dans une seule année. Il importe de mettre bon ordre à ces erremens, et l’ordonnance du 21 novembre y pourvoira : amende de cent cinquante francs pour le comédien à part entière s’il prévient la veille qu’il ne jouera pas le lendemain ; amende égale au produit de la représentation s’il fait manquer le spectacle ; privation momentanée du titre et des appointemens de sociétaire s’il reste deux mois et demi sans faire son service ; exclusion de In société sans pension si le fait se renouvelle. Une ordonnance de 1805 oblige tous les sociétaires à paraître aux cérémonies du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Le décret du 8 juin 1806, qui ramène à dix le nombre des théâtres, dans l’intérêt des mœurs et de la littérature, et soumet à un arrêté ministériel les répertoires de l’Opéra, de la Comédie-Française, de l’Opéra-Comique, défend à tout autre théâtre de jouer leurs pièces : deux théâtres pour les grandes villes, un dans les petites. Napoléon voulait supprimer le théâtre de la Montansier, et Cambacérès trouvant la mesure trop sévère : « Je ne m’étonne pas, riposta l’empereur, que l’archichancelier soit pour la conservation de la Montansier ; c’est le vœu de tous les vieux garçons de Paris. » Et le théâtre de la Montansier, toléré par grâce, défendu par ses jolies actrices, dut émigrer du Palais-Royal à la Cité. Mais, hélas ! le nouveau décret ne produit guère d’effet, trois nouveaux théâtres s’ouvrent, les grands ne font rien, l’Opéra a des dettes, Feydeau n’attire personne, les Français ne battent que d’une aile[2], tandis que le public s’écrase au Pied de Mouton et aux ballets de la Porte-Saint-Martin. Et de plus en plus draconiens, décrets, arrêtés pieu vent comme grêle : décret du 25 avril 1807 qui reconnaît deux classes de théâtres, les grands et les secondaires, interdit de rien jouer en dehors du répertoire ? autorisé et jette une foule d’artistes sur le pavé par la suppression de seize théâtres ; décret du 29 juillet 1807 qui règle les représentations à bénéfice, donne pleins pouvoirs aux préfets, sous-préfets et maires, d’empêcher les acteurs de prolonger leurs congés dans les départemens, fixe à huit le nombre des théâtres « de notre bonne ville de Paris » ; décret du Ier novembre 1807, nommant le comte de Rémusat surintendant des quatre grands théâtres impériaux (Opéra, Français, Feydeau [Opéra-Comique] théâtre de l’impératrice [Odéon]) ; — enfin, plus tard, le décret de Moscou, décret trompe-l’œil, rédigé pendant les longues, les énervantes journées d’attente, lorsque l’empereur espérait qu’Alexandre allait demander la paix, destiné à donner le change aux habitans de Paris, à l’Europe sur sa situation. C’est le Code de la Comédie, trop connu sans doute pour qu’il convienne de l’analyser en détail : surveillance et direction du surintendant, administration du commissaire impérial, produit des recettes divisé en vingt-quatre parts, engagement pour chaque sociétaire de jouer pendant vingt ans, fixation des retraites et traitemens, comité administratif de six acteurs nommé chaque année par le surintendant, formation du répertoire, amendes, débuts, congés, lecture des pièces nouvelles, élèves du Conservatoire, tout est prévu dans cet acte où l’empereur essayait d’endormir les angoisses de son âme.

La Comédie-Française ainsi constituée, il l’emmène à Erfurt et à Dresde. Le 19 septembre 1808, quatorze artistes quittent Paris et font assez grande diligence pour commencer leurs représentations le 28 : ce sont Saint-Prix, Talma, Damas, Lafon, Desprez, Lacave, Varennes, Mmes Raucourt, Talma, Duchesnois, Bourgoin, Gros, Patrat, Rose Dupuis ; ils ont pour chef Dazincourt, nommé directeur des spectacles de la cour, déjà malade du mal qui va l’emporter. Napoléon a pris tous les premiers sujets de la tragédie, pas de comédiens : on ne comprend guère Molière en Allemagne ; et il importe avant tout de montrer aux Germains la beauté, la grandeur de notre scène tragique. La salle de spectacle d’Erfurt est petite, malpropre ; Dazincourt la répare en soixante-douze heures : au milieu de l’orchestre, une estrade, deux fauteuils où prennent place Napoléon et Alexandre, des chaises garnies pour les rois, de simples banquettes pour les grands-ducs et princes souverains. Le 3 octobre, dans la première scène d’Œdipe, lorsque Philoctète dit à son confident


L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux,


Alexandre se tourne vers son voisin et lui serre la main avec une grâce charmante, faisant ainsi l’application du vers. Le 6 octobre, grande partie de chasse dans la forêt d’Ettenburg, fête au palais de Weimar et représentation de la Mort de César. Napoléon a lui-même indiqué la pièce : chaque vers forme allusion, et il semble s’y complaire, se comparant à César au milieu des conjurés, épiant les mouvemens, les émotions de cette foule royale. Auprès, autour de lui, Alexandre, duc et duchesse de Weimar, reine de Westphalie, rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe, grand-duc Constantin, prince primat, prince Guillaume de Prusse, duc d’Oldenbourg, prince de Mecklembourg, etc. La contrainte est telle que personne n’ose jeter les yeux sur son voisin ; les acteurs, eux-mêmes, gênés, étriquent involontairement leurs gestes. Alexandre et, à son exemple, chaque souverain tint à honneur de laisser quelque riche souvenir aux artistes de la Comédie. Napoléon leur accorda des gratifications prises sur sa cassette particulière, et le bordereau des dépenses occasionnées par le voyage, le séjour et le retour de la troupe ne s’éleva pas à moins de 38 000 francs.

Grande rumeur au Théâtre-Français en juin 1813 : l’Empereur mande ses fidèles. Mais quoi ! point de tragédiens : seuls les comédiens ont ordre d’arriver sans perdre une minute à Dresde, et de se frotter les mains, et d’espérer leur revanche, une réédition d’Erfurt. Tout se passe militairement : 3 000 francs à chaque voyageur pour frais de route ; 1 500 francs aux chefs d’emploi pour leurs dépenses particulières ; ceux qui n’ont pas de voiture en trouvent une à leur porte ; les domestiques, les bagages suivent en diligence. A Dresde, les appartemens sont retenus suivant les grades. D’ailleurs MM. de Bausset et de Turenne, chargés de la surintendance du théâtre, s’efforcent de deviner leurs goûts, leurs désirs, de leur épargner l’ennui d’un séjour à l’étranger. Avec une rapidité féerique, ils ont arrangé dans l’orangerie du palais Marcollini une salle qui peut contenir 200 personnes. Les comédiens débutent le 22 juin par la Gageure imprévue et la Suite d’un bal masqué, pièce qui faisait fureur à Paris. Et pourquoi cette infidélité ? L’influence de Marie-Louise a-t-elle décidé ce miracle, ou plutôt cette disposition naturelle de l’esprit qui, au printemps de la vie, s’attache aux illusions héroïques, et respire vers les passions violentes dont la tragédie reflète l’image, tandis que, dans l’automne, il se rapproche davantage du monde réel, étudie avec plus d’intérêt la société, les caractères et toute la mécanique compliquée des sentimens tempérés ?

Mais il y a un dieu pour les tragédiens. Un beau matin, on apprend que Mlle Georges, la transfuge de 1808, est à Dresde : elle s’est échappée de Saint-Pétersbourg, a gagné Stockholm, retrouvé Bernadotte, qui lui a donné une escorte, un parlementaire ; le roi Jérôme l’adresse à Napoléon, et Caulaincourt l’a reçue à sa descente de voiture. Elle tombe dans les bras de ses camarades, qui déguisent leur mauvaise humeur, aux pieds de l’empereur, qui la relève tendrement, et la voilà pardonnée, fêtée, comblée de faveurs ; le télégraphe est mis en mouvement, Talma arraché de Bordeaux, Saint-Prix enlevé de Paris, et, quatre jours après, Horace et Manlius, escortés de l’attirail tragique, faisaient leur entrée à Dresde.

A Dresde comme à Erfurt, les comédiens jouent devant un parterre de rois : l’empereur et l’impératrice d’Autriche, vingt princes allemands, des ducs souverains, les chambellans de l’aigle, mais des chambellans tout prêts à casser leurs clefs sur sa tête ; car l’heure est troublée, l’armistice semble précaire, la paix impossible : on croit entendre les derniers coups de canon de Lutzen, le sol tremble du fracas des armées qui vont se coaliser. Trois fois par semaine, comédie à la cour, et, comme le théâtre du palais est trop petit pour la tragédie, on la réserve pour le grand théâtre de la ville, où l’on est admis, sans rétribution, avec des billets du comte de Turenne. La comédie put y jouer aussi, et, quelques-uns se montrant disposés à en tirer profit, Fleury, affirment ses Mémoires, avait combattu la proposition : « Lorsque je suis à Dresde, dit-il, c’est d’après les ordres de Sa Majesté et pour son service ; je me regarde en ce moment comme dans sa maison, et je ne jouerai jamais la comédie sur le théâtre de ville pour de l’argent ; gratis, tant qu’on voudra ! Je suis aux ordres de l’Empereur, et sans doute Sa Majesté n’a pas l’intention de faire payer par la ville de Dresde les personnes attachées à sa maison. » On fit part du propos à l’empereur : « — C’est Fleury qui a parlé ainsi ? s’écria-t-il ; avouez que c’est Fleury : je reconnais là sa hauteur… Ma foi, c’est bien, c’est très bien ! » — Et, par son ordre, les comédiens donnèrent plusieurs représentations gratuites. La noblesse saxonne, très friande de spectacles, les fête, les choie, et Baptiste cadet intrigua de façon fort plaisante les invités du général Durosnel, sous le costume de Milord Bristol, diplomate anglais se rendant au congrès de Prague. Ils jouent vingt-cinq fois en quarante jours, et la récompense ne se fait pas attendre : 111 500 francs de gratifications prises sur la caisse des théâtres, ainsi réparties : Desprez, Saint-Prix, Saint-Fal, Baptiste cadet, Armand, Vigny, Emilie Contat, Bourgoin, chacun 6 000 francs ; — Talma, Mlle Georges, 8 000, ; — Fleury, Mlle Mars, 10 000 ; — Michot, M. et Mme Thénard, Michelot, Mézeray, 4 000 ; — Barbier, 8 000 ; — Maigneu, 2000 ; Préchot, 1 500 ; les figurans, le perruquier, le machiniste, chacun 500. Les frais de retour s’élevèrent au chiffre de 42 800 francs.

Fleury, Mlle Mars[3], étaient mieux traités que les autres, et l’esprit de celle-ci n’avait pas nui sans doute à cette faveur. A Dresde L’empereur cause plusieurs fois avec elle, l’invite même à déjeuner, et, un jour qu’il la questionnait sur ses débuts : « Sire, dit-elle avec beaucoup de grâce, j’ai commencé toute petite. Je me suis glissée, sans être aperçue. — Sans être aperçue ! reprit Napoléon. Vous vous trompez. Croyez, mademoiselle, que j’ai toujours applaudi avec toute la France à vos rares talens »[4]. En réalité, la fille de Monvel, l’élève de Valville, de Dugazon, de Louise Contat, avait débuté d’une façon assez modeste, et rien, tout d’abord, ne semblait présager l’éclat et la durée de son règne théâtral : gestes pointus, extrême maigreur, bras et mains rouges ; seuls des yeux très vifs permettaient d’espérer une beauté qui eut un été, un automne si prolongés, point de printemps : le temps, ce grand sculpteur, l’amour et le succès se chargèrent de remplir les vides et d’adoucir les angles. Quand on songe qu’elle monta sur les planches en 1792, et n’en descendit qu’en 1841 ; que, presque sexagénaire, elle revendiquait encore des rôles d’ingénue ; que le public ne murmurait pas, tout haut du moins, contre une telle prétention ; qu’elle éprouva et inspira très longtemps des passions qui contribuèrent sans doute à l’entretenir dans cette chimère de jeunesse éternelle… on cherche les raisons de cette longue fortune ; on n’en trouve point qui suffise dans le prestige de l’illusion scénique ; et le pouvoir de la volonté, d’une volonté de femme, en est la seule explication. Mars est de la lignée de Ninon de Lenclos, d’Adrienne Lecouvreur, des Quinault, de Louise Contat : comme la première, elle aurait pu rendre grâce à Dieu tous les matins de son esprit et le remercier de l’avoir préservée des sottises de son cœur ; de la dernière, elle apprit l’art de faire sortir au dehors ce que sa timidité étouffait au dedans, de mettre en relief mots et tirades ; son intelligence fit le reste, lui enseigna le don de plaire au public, de rester sa favorite, d’être celle qu’on cite toujours, qu’on approuve dans ses tentatives et ses audaces, à qui tout se convertit en succès, en gloire. Elle a du bonheur, et cette collaboration du hasard que Mazarin appréciait si fort. Mais aussi comme elle sait nourrir sa renommée ! Quels dîners exquis et quels jolis sourires pour les journalistes qui la dispensent ! On prétend qu’elle va souvent le dimanche au bureau de certain journal pour savoir ce que certain critique pensera d’elle, le lendemain. Geoffroy s’avise-t-il de porter aux nues une rivale, Mlle Leverd, dont le parti balance quelque temps le sien, vite un beau cadeau d’argenterie, et l’abbé rentre dans le rang. Et peut-être Coupigny jalousait-il ce don, lorsqu’il faisait cette remarque sublime : « Voilà vingt ans que je dîne deux ou trois fois par semaine chez Mlle Mars, et elle ne m’a jamais rien donné ! » Parasites, amis désintéressés, lui fabriquent l’opinion publique, dont elle a besoin ; ils lui laissent ses mots, lui prêtent les leurs ou ceux des autres. Grâce à cette complicité, elle prend toujours et ne rend jamais, cumule les rôles d’ingénues, de jeunes amoureuses, de grandes coquettes. Faire revivre dans tout son éclat le répertoire de Molière, donner en quelque sorte une âme nouvelle à Célimène, Agnès, Elmire, ne lui suffit point : avec son merveilleux flair du succès, elle sent que la jeunesse et, avec la jeunesse, la réputation va vers l’école romantique, et, triomphant de ses propres répugnances, elle mettra son talent flexible, sa voix enchanteresse au service de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas : sa dernière création sera Mlle de Belle-Isle. A cinquante ans de distance, un vieux critique la revoyait ravissante d’amour chaste et de grâce virginale dans la scène du cinquième acte d’Hernani, comparable à tout ce que Shakspeare a rêvé de plus suavement poétique. « La perfection de l’art, ajoute Pontmartin, secondée par une inspiration subite et une émotion longtemps contenue, ne pouvait aller plus loin… L’admiration factice, l’enthousiasme de parti pris, se changèrent en délire. Nos aînés, qui connaissaient le riche répertoire de Mlle Mars, se demandaient par quel prodige cette grande artiste, si habile à rendre les nuances des rôles de Sylvia ou de Célimène, d’Elmire ou d’Araminte, se révélait tout à coup, non pas égale, mais infiniment supérieure à toutes les actrices de tragédie ou de drame. » Mais la cabale était forte ; aux représentations suivantes, ces gueux de payans paraphrasaient à coups de sifflets le vers célèbre :


Avec impunité les Hugo font des vers ;


et les hugolâtres, craignant que Mlle Mars, habituée à n’embourser que des complimens, ne se décourageât, lui apportaient tous les soirs, dans sa loge, bouquets et couronnes, hommages et dithyrambes passionnés, exagéraient le chiffre de la recette, répétaient sur tous les tons que les sifflets ne la visaient point. Mais elle de répondre dans un transport de colère : « Tout cela est bel et bon ; ils ne s’adressent pas à moi, mais c’est moi qui les reçois en plein visage, tandis que M. Hugo est libre d’aller se promener sur le boulevard. Non, c’est impossible ! je suis à bout de forces. Encore deux soirées comme celle-ci, et je renonce à la lutte ! » Ce qu’elle se garda bien de faire.

C’est une charmeuse, quand elle veut ; mais elle ne veut pas toujours, traite souvent avec hauteur ses camarades, et ceux-ci en restent à l’admiration, comme la mère du comte de Narbonne vis-à-vis de Napoléon. Et je la vois fort affairée de sa beauté, de ses amours, de sa célébrité, de son salon, mais moins souvent d’être bonne. Qu’elle ait élevé une nièce de sa sœur, secouru en cachette d’anciens artistes tombés dans la misère, rien de mieux ; mais ne semble-t-il pas qu’elle sacrifiât le principal à l’accessoire, elle qui ne vit point son fils aîné, ne s’occupa de lui que dans son testament : un fils compromettant, un calendrier vivant, qui lui rappelait ce qu’elle aurait tant voulu effacer et faire oublier ? Samson lui présente la jeune Plessy, âgée de quinze ans, qui doit jouer avec elle Une passion secrète de Scribe, et elle paraît s’intéresser à la débutante. Arrive la première représentation : la toile tombe, et l’on entend les cris de : Mars ! Plessy ! les premiers poussés par la claque, les autres partant de l’orchestre et du balcon. Et la petite, prenant la main de son tuteur dramatique : « On me demande, monsieur Samson ! Vous n’entendez donc pas ? on me demande ! » Samson, un peu inquiet et flairant le péril, envoie chercher la comédienne dans sa loge, elle descend, lui présente la main de fort mauvaise grâce, et sans souffler mot, sans remercier, se laisse conduire sur la scène, puis se retire du même air. Le lendemain, elle fit une scène effroyable au directeur, l’accusant de conspirer contre elle en faveur de Plessy, et, à plusieurs reprises, elle évita de rendre le salut de Samson.

Non-seulement les camarades de la Comédie, mais les femmes du monde et les amis avaient à pâtir de son caractère impérieux, des inégalités de son humeur : quelques dames de la meilleure compagnie lui formaient une petite cour, séduites par son excellent ton et l’agrément de sa conversation ; soudain éclataient une crise, des exigences, des caprices intolérables : de guerre lasse les dames se retiraient. Après quelques jours de bouderie, Mars, n’y pouvant plus tenir, montait en voiture, et allant trouver chaque intime, se faisait câline, suppliante, fascinatrice, la ramenait au cercle commun. Et cela durait jusqu’à un nouvel éclat, suivi d’une nouvelle réconciliation. Son caractère ne lui obéissait pas aussi bien que sa séduction, et, d’avoir beaucoup d’esprit, cela n’empêche nullement de dire ou commettre des maladresses, cela aide seulement à les réparer. Mêmes alternatives de brouille et de tendresse avec les amis du sexe fort, car un dieu malin a mis en elle le don de contrefaire, de se moquer, de médire drôlement, et sa verve s’exerce contre ceux-là mêmes qu’elle aime le mieux. Mais avec quelques-uns, comme Arnault, Romieu, Etienne Béquet, le comte de Mornay, elle trouve à qui parler. Un jour par exemple elle s’avise d’affirmer au baron Taylor que Charles Maurice, directeur du Courrier des Théâtres, ne dînait jamais chez elle. Le propos ayant circulé, Charles Maurice lui demanda pourquoi elle n’avait pas ajouté : « Parce qu’il me refuse toujours, mais en revanche je dîne assez souvent chez lui. » Elle balbutia, battit la campagne, et se composa une de ces petites mines savantes qu’elle tenait en réserve pour les cas difficiles.

Mars avait de l’esprit, elle aimait les arts avec passion, elle parlait en perfection du sien : on la célébra sur tous les tons[5] ; tout d’elle eut le privilège d’intéresser. Que ne dit-on pas de son attitude ou plutôt de ses attitudes politiques ? Impérialiste ardente, elle avait imaginé de paraître en scène couverte de violettes des pieds à la tête ; elle aurait lancé ce calembour injurieux en parlant des gardes du corps de Louis XVIII : « Les gardes du corps n’ont rien de commun avec Mars. » Fureur de la jeunesse royaliste, qui se donne rendez-vous au parterre, l’accueille avec des huées, des murmures : A genoux ! à genoux ! Elle fait tête à l’orage, et, profitant d’un instant d’accalmie, jette cette réponse d’une voix douce et ferme : « Messieurs, je ne me mettrai point à genoux : si vous n’avez pas la bonté de me laisser jouer mon rôle, je vais quitter le théâtre pour toujours. » Changement à vue : les spectateurs paisibles tremblent de la perdre, les applaudissemens étouffent les clameurs, et la pièce s’achève sans encombre. Les opinions politiques d’une jolie femme sont presque toujours le reflet d’une rancune ou d’une amitié personnelle ; elles ont leurs caprices, leurs révolutions, et peu importent ici logique, principes, raison. Mars apprit sans doute que Napoléon l’avait un jour traitée de « vieille fille qui fait assez bien la jeune » : les diamans, les cadeaux de Louis XVIII achevèrent la conversion, et comme on la complimentait sur la beauté des pendans d’oreilles que le Roi venait de lui envoyer : « — Ce n’est pas l’autre, dit-elle, qui me les aurait donnés. » Mais Mlle Patrat observa courageusement : « Je ne sais, mais il vous a donné assez souvent ce qu’il fallait pour en avoir de plus beaux. »

Son âge, voilà le tourment, le cauchemar, la plaie secrète et sans cesse saignante. Penchée sur son miroir, contemplant avec angoisse ce visage qu’elle aussi regrettera l’an prochain, elle comprend bien qu’elle vieillit ; mais elle ne veut, elle ne sait vieillir. Et quelle joie pour les petites camarades qui peuvent ainsi lui rendre la monnaie de sa pièce, se venger de ses exclusions, de ses épigrammes ; pour Bourgoin, qui l’appelle toujours la Vieille ! Comme elles se rendront à la cour d’assises pour suivre le procès du vol des diamans de Mars, où elle devra dire son âge ! et quel remue-ménage, quel triquetraque des pieds, lorsqu’elle oublie'' quelques années ! Dans une heure d’abandon, elle racontait à un vieil ami le trait suivant : Le colonel *** (l’ami du cœur) souffrant d’une rage de dents, ne consentait à aller chez le dentiste qu’avec elle. Les voilà chez Duchesne : nouvelles hésitations. « Courage ! jeune homme, fait avec bonhomie l’opérateur, quand ce ne serait que pour faire plaisir à la maman ! » Elle aimait l’amour, comme cause et comme effet, comme but et comme moyen, afin de prolonger l’illusion de la beauté, parce qu’il l’empêchait d’entendre la raison et l’ironie qui commandaient la retraite, cette première mort des grands artistes.


X

La charge du comte de Rémusat l’obligeant à de fréquentes absences, Mme de Rémusat le remplace dans le gouvernement du tripot comique. Patricienne de race, d’esprit, et vraiment l’égale des femmes les plus accomplies d’autrefois, épouse habile à mettre en pleine lumière les vertus d’un mari qu’elle adore, fidèle à ses amis, sachant toujours dire la chose qui convient et devinant plus vite encore qu’elle n’apprenait, elle possède l’art de manier les hommes et les choses, fait merveille lorsqu’elle s’occupe des comédiens de Sa Majesté Impériale. Et comme la première chambellane n’a garde d’oublier les égards dus à la dignité officielle, et que sa déférence est en raison directe de ses talens, elle s’empresse de mander à son mari les pétoffes, cancans et caquets qui courent sur le monde théâtral et le monde sans épithète, les mesures qu’elle a osé prendre, sollicite son approbation, ses conseils, les lui souffle au besoin sous forme d’avis délicatement proposés ; si bien qu’en feuilletant cette correspondance, on pourrait reconstituer l’histoire intime de la Comédie à cette époque[6].

Ce n’est pas une sinécure qu’elle doit remplir : ses sujets indociles en prennent à leur aise, cherchent à narguer l’autorité enjuponnée. Personne pour la seconder : la faiblesse, ou l’état de santé du commissaire Mahérault le réduisent presque au rôle de soliveau ; il se contente de gémir, de se plaindre au comte de Rémusat : « Il respire une odeur de cadavre, » et les médecins ne le croient pas en état de gagner la saison des eaux. La question des congés revient sans cesse sur le tapis : faire le malade, trouver des défaites pour se dispenser du service ordinaire, qu’est-ce que cela pour des gens qui ont dans le répertoire l’arsenal de toutes les ruses ? Mlle Georges demande un congé pour aller voir son père, qui se meurt ; mais, à peine arrivée à Amiens, elle y joue tant qu’elle peut. Et le chapitre des querelles féminines ! Louise Contat traite d’impertinente la petite Patrat, la menace de la faire chasser, parce qu’elle n’a pas admiré les débuts de sa fille. Si Mme de Rémusat n’y prenait garde, son temps se passerait à écouter ces doléances, et son salon semblerait celui d’une concierge.

Hélas ! les comédiens jouent dans le désert, ils servent toujours les mêmes pièces, et il y aurait besoin de donner à ces paresseux une façon, en terme de jardinier. Recettes nulles ; les chefs d’emploi sont à la campagne : Mlle Raucourt brille par son absence. Mlle Fleury par l’excès contraire ; tous les journaux les accablent de reproches mérités. Croiriez-vous qu’ils voulaient fermer boutique ? Mais elle s’y est opposée : ils joueront deux, trois fois par semaine, pendant le voyage de leurs camarades à Mayence. Encore un gros tracas, ce voyage ! car il a fallu expédier là-bas un lot de tragédiens, de tragédies ; et ce sont de nouvelles récriminations, les uns se plaignant de leur abandon, les voyageurs se disputant pour les voitures. Enfin Mme de Rémusat aplanit les difficultés ; elle fait le petit chambellan, va elle-même au foyer de la Comédie. Le 28, arriveront à Mayence les tragédies demandées, sauf le Cid, « parce que nous n’avons point de père noble » ; mais elle remplace le Cid par Horace, et Sa Majesté aura son compte. Et remarquez l’injustice humaine : le public murmure du départ des comédiens, qu’il n’allait pas entendre ; leur retour, de meilleures représentations, n’attirent personne (1804-1805) ; la concurrence des petits théâtres enlève à la Comédie sa clientèle qui court à de méchans mélodrames comme le Revenant de Bérézale. Seuls les Templiers font encore de l’argent. Oh ! ces Templiers ! Mme de Rémusat les goûte infiniment ; elle a assisté à la répétition générale, et elle a trouvé de grandes beautés dans cet ouvrage, des caractères et un style bien soutenus, un dialogue serré, un Philippe le Rel point trop odieux ni trop faible, un Jacques Molay ferme et vertueux sans arrogance ; Lafon, Baptiste aîné, Saint-Prix, Mlle Georges et Talma y remportent de grands succès, et maintenant on dispute sur les Templiers comme jadis sur Gluck et Piccini. Et le public juge comme Mme de Rémusat ; il applaudit trente-cinq fois de suite. « Enfin voilà un ouvrage bien écrit et français. On dit que cet auteur on a encore d’autres, tous tirés de l’histoire de France, ce qui me charme. Il essaie aussi un poème épique sur les Macchabées, dont nous entendrons quelques morceaux, si vous voulez, parce que Chaptal veut absolument m’amener l’auteur. » Mme de Rémusat rencontre des contradicteurs ; son mari d’abord, l’empereur ensuite, qui estime que la royauté joue là-dedans un assez vilain personnage, sans compter Geoffroy, qui voit dans cette défense des Templiers une approbation des idéologues, des libéraux. Elle tient bon, se pique au jeu, met en avant des argumens que son cœur de mère et de femme juge irrésistibles : elle a mené son fils Charles aux Templiers, et il a pleuré plusieurs fois, et depuis il cause de la tragédie, il en a retenu des vers, il les joue, et les beaux sentimens qu’ils affirment ébranlent sa jeune âme. Qu’est-ce que pourrait objecter M. le premier chambellan ? Ses amis, sa mère, Mme  de Vergennes, pleurent et repleurent comme le public : pourquoi l’empereur ne serait-il pas content, alors qu’un tonnerre d’applaudissemens accueille ce mot de Philippe le Bel parlant du roi d’Angleterre :


La terreur de mon nom le poursuit dans son île ?

Et l’on peut croire qu’en effet la mauvaise humeur du maître se calma, puisqu’il fait jouer les Templiers à Saint-Cloud, le 25 juillet 1805, et que l’auteur remporta un prix de 10 000 francs institué par lui.

Les tribulations de Mme  de Rémusat reprennent de plus belle : tantôt c’est Napoléon qui, à l’improviste, réclame pour Saint-Cloud des spectacles en dehors du programme ; une autre fois ce sont Mlles  Duchesnois, Volnais, Bourgoin, qui lèvent l’étendard de la révolte, se plaignent du premier chambellan, arrachent à la bonté de Joséphine l’ordre de leur délivrer congé et part. Que fût-il advenu si M. Auguste de Talleyrand n’avait observé qu’il lui fallait un ordre écrit de Sa Majesté ? Heureusement celle-ci n’a pas osé se compromettre à ce point, et elle a congédié les solliciteurs avec de l’eau bénite de cour. Mme  de Rémusat voit l’impératrice, qui, comprenant son imprudence, recule sur toute la ligne, déclare que les princesses de théâtre ont chamarré la vérité. C’est égal ! en attendant que son mari revienne, il devrait écrire une bonne lettre salée, faire luire l’espoir des récompenses pour les zélés, prêcher la nécessité d’attirer le public par des ouvrages bien montés. La bonne lettre salée est envoyée et fait son effet. Duchesnois vient demander pardon : « Elle a désiré que je vous écrivisse qu’elle était une folle, et j’ai promis que vous le croiriez. » Mais la Comédie n’est pas seule ; un vent d’indiscipline souffle de toutes parts : Campenon, remplaçant provisoire de Mahérault malade, a reçu mainte lettre où on le menace de la bastonnade, parce qu’il manifeste quelque fermeté ; à l’Opéra, Rolland, Nourrit, Mme  Branchu, donnent leur démission, refusent de connaître l’autorité de M. de Luçay ; on ne va plus à ce théâtre que pour entendre les jambes de Duport et de Mme  Gardel ; De grâce, ramenez-nous de Vienne les grands talens, Crescentini, Marchesi, Bianchi, la Catalani ! Aux Bouffons (les Italiens), les deux premières cantatrices, Fertendis et Barilli, s’obstinent à ne pas jouer ensemble ; à l’Opéra-Comique, Martin, le rival d’Elleviou, en plein succès du Hullaht de Samarcande, se trouve empêché par un rhume subit, pour lequel M. de Talleyrand lui inflige dix-huit heures de prison. La prison ! mot magique qui assouplit les résistances les plus obstinées : sonne-t-il à leurs oreilles, les absens rentrent comme par enchantement, se déclarent prêts à chausser le brodequin et le cothurne, à prendre les deux masques.

Quant à Talma, ses dettes vont de pair avec ses maux de nerfs, mais l’on a peine à croire qu’il ne joue point de ces derniers. Mme Talma se jette aux pieds de Mme de Rémusat : elle va perdre son mari, il devient fou, ses meubles sont saisis. La jeune femme la console, demande où est Talma ; il attend dans un fiacre. « Je le fais venir ; il arrive comme un vrai spectre tragique, pille, maigre ; en entrant chez moi, il s’évanouit, il pleure, il crie et m’effraie véritablement. » Elle promet de solliciter un secours, l’engage à lui remettre un compte bien exact de ses dettes ; elle tâchera que son mari intervienne auprès de ses créanciers. Et lui de pleurer, de les appeler ses anges tutélaires, et l’aimable femme ne peut s’empêcher de pleurer aussi, de faire porter chez lui une vingtaine de bouteilles de bon vin de Bordeaux. N’y a-t-il pas là un peu de mise en scène ? Ne vous rappelez-vous pas le Joueur, les Fourberies de Scapin, et tous les bons tours qu’imaginent ces coquins de neveux pour duper les oncles débonnaires ; d’autant plus que le neveu Talma demeure incorrigible, et ne peut se tenir de gaspiller son argent après comme avant ?

Les comédiens reprennent le Festin de Pierre, le Mariage de Figaro, Manlius, Gaston et Bayard, pièce nationale remplie des plus belles applications. Puis ce sont les fêtes qu’on prépare pour le retour de l’empereur, avec quel enthousiasme ! Tout le monde désire la paix, on est excédé de victoires, blasé sur les miracles : la véritable gloire des femmes, c’est le bonheur ; et Dieu veuille qu’il ne faille pas se résoudre encore à de nouveaux triomphes ! L’Opéra prépare une apothéose assez étrange : il s’agirait de représenter, sur la scène les Tuileries le Carrousel, et l’empereur lui-même faisant son entrée triomphale. Quant aux Français, Dazincourt a apporté un projet que Mme de Rémusat envoie à son mari, et Lebrun se charge de l’ode.

Elle est accablée de lectures, mais ceci n’est pas pour lui déplaire, et les auteurs, qui ont bientôt flairé son goût littéraire, s’empressent de lui soumettre leurs manuscrits : ainsi font Lemercier, Legouvé, Alexandre Duval, Desfaucherets, Raynouard, et ils s’en trouvent fort bien, car elle défendra leurs intérêts, et ils rencontrent chez elle des auditeurs éclairés, Fontanes, Monge, Morellet, Carion-Nisas, Norvins, Mlle de Meulan, Cuvier, Pasquier, Mmes  de Vintimille, de Fezensac, sans compter sa mère, Mme de Vergennes, « un heureux accident de son salon. » Un bon feu, du thé, ce n’est guère plus que Mlle de Lespinasse, qui donnait simplement à causer et non à manger ; elle n’ignore pas qu’elle aurait plus de réputation si elle avait plus d’argent, car ce vilain métal fait la moitié de l’esprit d’une maîtresse de maison. Elle-même se plaisante agréablement à propos de cette invasion littéraire : « J’ai peur, en vérité, que tu ne retrouves à ton salon un certain air de bureau, et à ma mère et à moi la figure de Cathos et de Madelon : si je me laisse faire, d’ici à huit jours j’aurai entendu trois tragédies, une comédie en cinq actes et un opéra-comique. Tandis que tout dort à Paris, le monde littéraire veille seul, et, à cause de vos dignités, il ne se barbouille pas la moindre feuille de papier qu’on ne se croie obligé d’obtenir votre protection par mon suffrage. » On fit chez elle, on fit pour elle chez Mme de Pastoret ; la comédie de Lemercier, Plaute chez le meunier, lui semble fort spirituelle ; les États de Blois n’auront qu’un succès d’estime ; elle était pleine de préventions contre la Mort d’Henri IV, mais elle a versé des larmes à la lecture, et la tragédie de Legouvé lui inspire une lettre enthousiaste : le rôle du roi est noble et touchant, celui de la reine très passionné, celui de Sully très beau. Diplomatiquement elle admire le monologue où le Béarnais développe le plan qu’il va exécuter contre l’Autriche, et qui est l’histoire exacte de la dernière campagne : impossible, en applaudissant Henri IV, de ne pas penser à l’empereur. Plus tard les rôles sont intervertis : lorsqu’elle accompagne Joséphine à Aix en Savoie, elle demande des nouvelles à M. le surintendant, qui s’entend en plaisirs comme en bonheurs, regrette visiblement ses tracas comiques. N’est-il pas naturel d’aimer les besognes où l’on excelle ? D’ailleurs, elle a avec les gens de théâtre quelques affinités, elle est une délicieuse comédienne de société, et son fils Charles de Rémusat, le futur ministre de 1840, de 1871, héritera d’elle cette passion. Elle a organisé une troupe d’enfans, dont, à l’âge de huit ans, il est le Fleury et le Talma : cela le divertit, le force à parler haut et intelligiblement. En 1805, les enfans jouent les Plaideurs, l’Avocat Pathelin, avec un ensemble étonnant, devant un auditoire de parens : à ce propos, Charles avoue à sa mère qu’il trouve les veilles des jours de plaisir bien plus agréables que les lendemains, et il lui demande pourquoi on ne s’amuse pas autant tous les jours de la vie ; il ignore la loi des contrastes, qu’il vaut mieux courir que tenir, et qu’on a plus de bonheur par ce qu’on désire que par ce qu’on possède. En 1806, pour célébrer la fête de Mme de Vergennes et de cinq autres Adélaïdes, Desfaucherets compose une petite comédie entremêlée de couplets, où il joue avec Mmes de Rémusat, de Vintimille, etc., et le jeune Charles, qui remplit le rôle d’un petit Savoyard, qu’un diseur de bonne aventure convertit en automate pour attirer la foule. M. Tourotte et Mme de Rémusat ont commencé par un proverbe, Crescentini s’est fait entendre, on mange des glaces, et à minuit chacun se retirait fort content. Réunir cinquante personnes, les amuser pleinement, sans autre dépense qu’un léger effort de mémoire, trois paravens et un rang de bougies sur une planche, une telle simplicité ne semble-t-elle pas une leçon et une ironie pour ces maîtresses de maison qui entassent cinq cents invités dans un salon où deux cents à peine seraient à l’aise, et croient le bonheur de ceux-ci augmenté en raison directe des fleurs rares, des articles parus le lendemain, des artistes qu’on n’a point écoutés ?


XI

Désordre et Génie ! Ce titre d’une pièce de Dumas explique en un sens la vie de Talma[7]. Fantaisies d’artiste et de grand seigneur, passions et caprices, générosités de premier ou de second mouvement, réceptions fastueuses, manie de la bâtisse, imprévoyance égoïste, ignorance du prix de l’argent, goût du jeu vers la fin de sa vie, il semble rechercher avec ardeur toutes les occasions de pousser au pire ses affaires privées, quitte à s’étonner et se lamenter si la situation se tend de façon trop pénible, si les dépenses croissent en proportion géométrique et les recettes en proportion arithmétique, s’il oublie régulièrement de remettre à Mme Talma la somme nécessaire pour payer les fournisseurs et faire aller le ménage. Parts de sociétaires, congés, représentations à bénéfice, traitement de professeur au Conservatoire, aubaines de tout genre leur assurent une centaine de mille francs par an ; mais, semblable à cet ivrogne qui, s’il entend sonner deux sous dans sa poche, a pour quatre sous de soif, ses désirs dépassent ses facultés, et les architectes flattent sa ruineuse inconstance. A Brunoy, il habite le château pendant qu’il fait travailler aux communs, va se loger aux communs lorsqu’on rebâtit le château, et vingt fois peut-être le parc, la petite rivière qui le traversait, les allées, changent de face et de place[8]. La fête qu’il offrit au célèbre acteur Kemble éclaire bien ses habitudes de prodigalité.

Kemble l’avait reçu magnifiquement à Londres, et, lorsqu’il vint à Paris, Talma voulut le surpasser. Point d’objections, point de conseils ; aux remontrances de Mme Talma, il répond fièrement : « J’entends que celui que l’on veut bien appeler le premier acteur de France reçoive avec éclat le premier acteur de l’Angleterre. » On supprimera plusieurs cloisons pour installer une table de cent couverts, on improvisera sur la terrasse des salons de réception, et depuis la porte cochère, on marchera dans un bouquet de fleurs et d’arbustes. Talma, en costume d’étiquette, escorté des deux semainiers de la Comédie, recevra au bas de l’escalier son hôte, et le conduira dans une salle où l’attend l’élite de la société artistique et littéraire : aussitôt Baptiste cadet, Michot, Potier, jouent un proverbe fort gai ; puis voici Beaupré qui se fait précipiter du plafond sur le théâtre, où il raconte, avec une verve irrésistible, qu’ayant reçu la mort des braves, il est entré tout droit au ciel, mais que son ignorance des rites consacrés, ses jurons et certains propos cavaliers aux dames de céans l’en ayant fait chasser, il revient sur la terre et prie Talma de le faire entrer aux Invalides. A la fin du souper, l’amphitryon se lève, porte un toast à Shakspeare ; au même moment une draperie tombe, découvre le portrait en pied du grand tragique peint par Girodet, Gros, Gérard et Guérin : au bas du cadre, Kemble fit avec émotion ces mots : « A son digne interprète ! Au célèbre Kemble ! » et au-dessous : « Par les artistes français. » — « Chacun de nos grands peintres, dit Talma, a voulu mettre la main à ce chef-d’œuvre, et je suis heureux et fier de vous offrir ce précieux gage de l’Ecole française. » L’acteur anglais remercie, porte à son tour son toast : « A l’immortel Molière ! Au grand peintre de la nature ! Au plus fécond, au plus habile scrutateur du cœur humain ! Vous ne savez pas, vous autres Français, quelle fut l’origine de Molière : je vais vous l’apprendre. Dieu, en le créant, lui dit : « Je te charge d’aller corriger les hommes en les faisant rire. » Il le plaça sur un nuage brillant, qui devait le conduire à Londres ; mais survint un petit coup de vent qui le jeta vers Paris ». Kemble termine en buvant à Corneille, à Racine, aux sociétaires de la Comédie. Déjà il avait exprimé à Talma son admiration[9] lorsque, après l’avoir vu jouer Oreste, pâle d’émotion et la voix altérée, il lui demanda : « Mais est-ce bien vous que je revois ? Je croyais que les Euménides vous avaient dévoré ! » Puis vint le tour des dames : poètes, chansonniers firent assaut d’esprit en leur honneur ; les danses, des proverbes improvisés prolongèrent la fête jusqu’au matin.

Un de nos moralistes les plus aimables, arbitre infaillible en matière d’élégance intellectuelle et de bon ton, un de ces êtres trop rares chez lesquels la politesse n’est que la grâce de la bonté et qui ne s’estiment jamais plus que leur fortune, Brifaut a laissé un fin croquis du salon de Talma à cette époque : les personnages ont un peu changé, la pièce demeure sensiblement la même ; Julie n’est plus là, mais celle qui la remplace, malgré tout son mérite, n’a pu enlever au salon cette physionomie artistique et, disons le mot, un peu libre, qui choquait sans doute le causeur de prédilection des grandes dames du faubourg Saint-Germain.

« Quelle foule dans le salon de Talma, ou plutôt quelle foire que ce salon ! Grands du jour, courtisans de l’ancien régime, artistes, hommes de lettres, savans, intrigans, agioteurs, se donnaient la main et jouaient au boston devant le foyer doré de l’opulent successeur du pauvre Lekain. J’ai vu souvent là le peintre Gérard, qui mettait autant de finesse dans sa conversation que dans ses compositions, causer avec le vieux Ducis, ce patriarche tragique, à la tête superbe, aux cheveux blancs, à la parole forte des prophètes, dont il avait l’air inspiré et le regard étincelant ; le mathématicien Legendre écouter Masson jouant des proverbes ou mystifiant quelque nouveau débarqué de la province ; Mme Gay, ce tourbillon d’esprit, envelopper, enlever, étourdir le bon Clavier l’helléniste, qui n’en pouvait plus et restait suffoqué. Que vous dirai-je ? La brillante Mme de Bawr… le peintre Guérin, si habile et si modeste ; Arnault, Chénier, Lemercier, les trois tragiques qui s’étaient partagé la succession de Voltaire, comme Antiochus, Cassandre et Lysimaque se distribuèrent l’héritage d’Alexandre ; tant d’autres, dont les noms m’échappent, rendaient par leur association les fêtes de Talma aussi piquantes qu’elles étaient recherchées. Malgré la maîtresse du lieu, dont le ton toujours réservé et convenable n’avait pas l’avantage d’imposer, les bonnes manières et le langage mesuré n’entraient que rarement dans le programme de la soirée. Le plus curieux, le plus divertissant de tous, qui le croirait ? c’était Talma, Talma lui-même. Quand il prenait un livre de parades et qu’il nous lisait Léandre hongre ou Gilles ravisseur, c’était à se pâmer de rire. J’ai vu de vieux amateurs se rouler sur le tapis, des femmes sortir en se tenant les côtes. Je lui disais souvent : « Vous avez manqué votre vocation. Que faites-vous au Théâtre-Français ? Votre place est aux Variétés. Vous êtes né pour détrôner Potier. » Il ne m’a pas cru : il a perdu la moitié de sa gloire. Le pauvre homme ! »

C’étaient là toutefois d’assez rares bonnes fortunes, et le plus souvent Talma retombait dans cette apathie somnolente, dans une simplicité peu ornée, d’où il ne sortait que lorsque son âme recevait une secousse. Mais cette torpeur intellectuelle, on la galvanisait sûrement en mettant la conversation sur l’art théâtral : alors métamorphose complète ; soudain apparaissait un autre homme, éloquent à force de passion, discutant avec profondeur les secrets du métier, découvrant à chaque mot des effets nouveaux, donnant d’excellens conseils à ses amis Lemercier, Ducis, capable de changer le dénouement du Maulius de Lafosse, embrasé du désir de reculer les bornes de son talent, d’élargir les voies, d’aller au-delà. Il aime le peuple, il aime la jeunesse, joue volontiers dans les représentations populaires, fait changer le programme d’un spectacle pour complaire aux élèves de l’Ecole polytechnique, reçoit comme des amis les débutans, Brifaut, Lamartine et tant d’autres qui lui soumettent leurs pièces. A grand renfort de tirades nébuleuses, il leur démontre comme il faut jeter bas et reconstruire leur échafaudage tragique, et, tout en tronquant ses phrases, en bronchant sur les termes, de ce chaos d’idées jaillissent des éclairs, la lumière se fait aux yeux du protégé ; l’expression avorte souvent, il abuse de certains vocables : comme ça, comme ça ; oui, mais sa pensée crée, la scène à faire apparaît. Tout lui est sujet, moyen d’études : ses tournées en province, où il essaie de nouveaux effets, ses courses à travers Paris, aux Halles, où il voit les passions du peuple s’agiter dans toute leur véhémence, les entretiens élevés où il pénètre chez ses interlocuteurs les sentimens nuancés et complexes derrière lesquels s’abritent ceux-ci. Il avait joué la comédie dans sa jeunesse, et plus tard, dans Pinto, dans l’Ecole des vieillards, il déploiera une souplesse de talent inattendue. Après la lecture de l’Ecole des vieillards, il interpelle Casimir Delavigne : « Monsieur, c’est moi qui jouerai Danville, car Dan ville c’est moi. » (Il avait alors une liaison avec une jeune femme qu’il aimait furieusement, en Othello.) Grand tumulte au théâtre et dans le public. Eh quoi ! faire jouer ensemble Mlle Mars et Talma ! Sacrifier une recette sur deux ! s’attaquer à la grande règle des emplois ! à l’autre grande règle de la séparation des genres ! Du coup Damas offrit sa démission. Mais Talma faisait la pluie et le beau temps à la Comédie, et l’événement lui donna raison, doublement raison, puisque l’acteur animé d’une passion sincère la rend rarement bien sur la scène, dépasse d’ordinaire le but, Bonhomme et charmant au premier acte, il fit frémir dans la grande scène du quatrième acte : tout au plus les vieux amateurs retrouvaient-ils un de ses gestes favoris[10] dans la tragédie : un pied relevé légèrement sur la pointe, communiquant par son balancement au corps, à la voix, une faible trépidation pathétique.

Masque de César romain, yeux bleu foncé dont la prunelle se dilate comme celle des fauves, voix grave, superbement timbrée, qui tout d’abord vous enfonce la tragédie dans l’âme, Talma met ces précieux dons au service de sa volonté. Amis, admirateurs ont critiqué les défauts de sa première manière, noté les diverses phases de son talent : d’abord irrégulier, se livrant à sa fougue, aux grands éclats de voix, aux mouvemens désordonnés sous l’influence d’une révolution qui cherchait à innover partout ; — puis les conseils, l’exemple de Monvel, une maladie de langueur pénétrant son âme, diminuant son ardeur et ses forces, la gesticulation frénétique et l’enflure du débit proscrites, la diction acquérant la puissance, la franchise et l’éclat, la tragédie parlée d’un ton constamment simple, toujours noble, souvent terrible ou sublime. « Nul acteur, écrit Lemercier, ne possède peut-être mieux le secret de se transformer, de s’isoler en scène, de s’y laisser comme saisir par les frénésies, de s’y concentrer ou de s’élancer hors de lui-même, de produire idéalement et de rejeter pour ainsi dire hors de sa présence les fantômes imaginaires, de se mettre en face des spectres, des furies, afin de s’en épouvanter, de les interroger, de leur répondre ainsi qu’à des êtres réels que ses accens et ses gestes rendaient presque visibles aux spectateurs. Le théâtre le pénétrait d’une chaleur brûlante et lui devenait un trépied. » Peut-être, au gré de certains, brise-t-il trop le vers tragique, le parle-t-il comme de la prose, et de là sans doute, cette repartie de Fontanes à l’empereur : « Sire, Alexandre, Annibal et César ont été remplacés : Lekain ne l’est pas. » Fontanes se souvenait. Talma joue pour ses contemporains : aux héros, aux victimes, aux spectateurs des drames de la Révolution et de l’empire il faut autre chose qu’aux sujets d’une monarchie tranquille où le plaisir, la grâce de l’existence étaient la grande affaire : d’ailleurs il excelle dans les rôles de force et d’horreur, où se déchaînent la jalousie, le désespoir, l’appétit du crime ; il rend moins bien les passions douces.

En rentrant dans sa loge, Talma trouve des amis qui jouent à l’écarté et lui reprochent parfois de les gêner, d’autres qui le félicitent, discutent son jeu ; et lui, dans sa modestie relative, leur révèle une omission, telle pensée mal interprétée, l’idéal poursuivi. Chose admirable ! tandis qu’il semble envoûté par les fantômes de la tragédie, il conserve tout son sang-froid, demeure plein d’attention pour ses camarades, se préoccupe presque autant de leurs rôles que du sien, ne donne jamais un coup de poing, ne fait pas de noirs à une héroïne, tue mieux que personne. « Je ferais une addition dans les fureurs d’Oreste, » dit-il en 1822, et cette disposition lui permet de frapper davantage l’âme du spectateur. Un jour qu’il jouait l’Œdipe de Voltaire, il s’aperçoit que Desmousseaux s’est barbouillé de charbon pour figurer les rides du visage, et entame avec lui un dialogue en partie double. Une autre fois, dans Sylla[11], tandis que Talma débite un monologue, Aristippe, figurant, s’amuse à jouer avec le casque placé sur la table. Laissez ce casque ! dit l’acteur au milieu d’une tirade. Un instant après, le figurant recommence. Ne touchez donc pas à ce casque ! reprend le tragédien. Enfin, à une troisième récidive : Mais pourquoi touchez-vous donc à ce casque ? Tout ceci sans que le public s’aperçût de rien, et, de retour dans les coulisses, il ne songea même pas à gronder l’obstiné. Ne voilà-t-il pas deux argumens assez péremptoires en faveur du Paradoxe sur le comédien ?

Nommé professeur au Conservatoire en 1806 avec Fleury, Lafon, Baptiste aîné, Dugazon, son enseignement contrastait avec celui de ses collègues. Fleury, aussi sévère pendant la leçon qu’il se montre gracieux avant, après ou ailleurs, remplaçant l’éloge par le silence, donnant volontiers à son appréciation la forme de l’ironie ; Baptiste aîné, le plus zélé, le plus consciencieux des maîtres ; Talma, professeur fantaisiste, adoré de ses élèves, qu’il réunit plus souvent chez lui qu’au Conservatoire, et transporte d’admiration lorsqu’il joint l’exemple au précepte, prompt à la louange, doux et patient, le plus distrait et le plus inexact des hommes. Mais quand sa papillonne lui a fait grâce, lorsque ses disciples peuvent l’attraper, quelle délicieuse revanche ! comme il se prodigue, et quel merveilleux théoricien de l’art dramatique ! comme il leur apprend à poser la voix, à la conduire à travers les inflexions les plus hardies, sans compromettre la noblesse du débit ! En simple costume de ville, une chaise entre les jambes, le lorgnon à la main, il paraissait aussi tragique que sur la scène. « Pas de force ! que la trace ne s’en aperçoive pas ! recommande-t-il à une Phèdre de sa classe : songez que Phèdre, consumée depuis longtemps par sa passion, a passé trois jours et trois nuits sans dormir ! Phèdre vit de la fièvre qui la brûle et du rêve qui la poursuit ; elle n’est pas sur terre, elle est dans les nuages. » Et, raconte Régnier, la voix, le regard du professeur se voilaient quand il faisait parler l’épouse de Thésée. Un jour qu’il enseignait le rôle de Séïde dans Mahomet, on en était à l’endroit où, après avoir égorgé Zopire, le jeune fanatique, succombant sous l’horreur de son crime, tombe en murmurant :


Je sens que mes genoux s’affaissent.


Arrivé là, l’élève s’arrête, et, ne sachant comment s’y prendre, l’implore du regard. « Il faut essayer ! » dit Talma. Il portait ce jour-là une toilette de bonne fortune, cravate blanche, habit bleu à boutons de métal, le carrick (houppelande de drap jaune à plusieurs collets), avec culotte de couleur jaune descendant au-dessous du genou, bottines noires à retroussis jaunes, au-dessus desquelles flottait un amas de rubans jaunes de la même nuance. « Je ne peux pas, observe-t-il, me jeter à terre parce que je me salirais, mais vous comprendrez bien sans cela. Quand il a commis son crime, il en sent l’horreur : troublé, égaré, il ne voit pas Palmire à ses côtés et l’appelle. Bientôt à la fureur succède l’accablement, il chancelle, ses jambes refusent de le soutenir, il tombe. » En même temps, Talma s’affaisse sur un vieux paillasson, se relève en époussetant la poussière qui le couvre, et, comme l’élève ne reproduit pas à son gré sa pantomime, il la recommence trois fois, non sans la faire précéder chaque fois de ces mots : « Je ne me jette pas à terre parce que je me salirais, » tant l’âme de l’artiste l’élevait au-dessus de tout autre souci !

Autant il accepte avec douceur les conseils qu’il sait dictés par la sympathie, autant son amour-propre se redresse ombrageux lorsque la critique part d’un écrivain hostile, qu’une cabale cherche à le dénigrer en lui opposant tel ou tel acteur notoirement inférieur, un Joanny, un Lafon[12]. Fils d’un médecin, destiné d’abord à la prêtrise, puis à la profession paternelle, mais entraîné par une vocation irrésistible, comédien de société, puis comédien nomade en province, Lafon avait débuté avec éclat à la Comédie dans le rôle d’Achille d’Iphigénie en Aulide. « Allez à Paris, lui avait conseillé un ami, un parent de Barras : c’est là le bon endroit ; là sont les beaux exemples, les grandes leçons, le vrai public, la vraie renommée. » Un horrible accent gascon dont il se défit à grand’peine, de l’emphase, le goût du clinquant et du pompeux, la manie de faire sentir à l’excès la rime et la césure, en même temps beaucoup de verve, de chaleur, des gestes nobles, une démarche tragique, du panache, en un mot ses qualités et ses défauts lui assurèrent des partisans ardens, nombreux, enchantés surtout de faire pièce à Talma, en portant aux nues celui qu’ils présentaient comme un rival, presque comme un maître.


Et de l’école de Thalie
Achille vient de s’élancer,


écrivait un poète de petits vers, Vigée : tout Paris raffolait du débutant, de l’épître de Vigée. Les choses en vinrent au point que Mlle Raucourt paya des parterres pour huer le ménage Talma, en lui opposant Volnais et Lafon. Ce dernier annonçait à tous venans qu’il détrônerait Talma : poussé à bout, le grand tragédien accepta le défi, réclama le droit de jouer alternativement les rôles où Lafon croyait exceller. Sifflé à plusieurs reprises, il eut encore le chagrin d’entendre le parterre réclamer que le personnage où il venait de paraître fût rempli par Lafon le lendemain. Dans son désespoir, il songeait à quitter le Théâtre-Français, à aller jouer la comédie en Angleterre, on réussit à l’en détourner, et, comme il cherchait des pièces où il pût prendre sa revanche, sa bonne étoile lui envoya le Manlius de Lafosse. Il n’y avait là qu’une scène, point de dénouement : le personnage principal s’effondrait au quatrième acte. Il en courut la chance, on remit Manlius au théâtre en janvier 1806, et du coup le public reconnut la distance du talent au génie. Ce qui n’empêchait point Lafon de conserver son intrépidité de bonne opinion, de n’appeler jamais son rival par son nom ; il ne le désignait jamais que par ce sobriquet : l’Autre, l’autre Lafon, le second après Lafon s’entend, de telle sorte que, agacé par cette fatuité, Lauraguais ne put se ternir de le rabrouer : « Monsieur Lafon, je trouve que vous êtes trop souvent l’un et pas assez l’autre. » Chacun d’ailleurs eut sa part et son domaine, Rolle l’a très bien remarqué. « Ce qu’il fallait à Talma, c’était la fatalité antique, les grandes mélancolies, les secrets poignans du cœur, les plaies profondes de l’âme humaine, le cri de la conscience déchirée et saignante. Lafon n’est ni varié, ni profond, ni grave, ni terrible ; ses héros de prédilection ont des émotions de surface, des sentimens plus démonstratifs que vraiment intenses ; il entend mieux Voltaire que Corneille et Racine, sauf dans le rôle d’Achille, « ce héros gascon de la Grèce », dont les allures superbes, flamboyantes, convenaient à son naturel épanoui ; au demeurant, homme loyal, instruit, auteur d’une mauvaise tragédie, la Mort d’Hercule, d’un commerce sûr, d’une bonté allant jusqu’à la faiblesse, ayant gardé dans la vie privée les habitudes théâtrales, et amusant par cette vanité même qu’il étalait avec tant de candeur. »

Une épreuve plus longue, plus douloureuse, fut infligée à Talma par l’abbé Geoffroy, le créateur, le dieu du feuilleton dramatique, excellent humaniste, d’un bon sens énergique, d’esprit sarcastique, peu délicat, mais sain et vigoureux, solide jusqu’à la lourdeur, admirateur passionné des maîtres du XVIIe siècle. Pourquoi a-t-il pris en grippe Talma ? Pourquoi dix ans et plus ne perd-il aucune occasion d’exacerber sa vanité, en lui opposant Lekain ou ses contemporains, en lui décochant mille traits aigus dans un mélange habile de louanges et de critiques ? Est-ce parce que l’acteur s’abstenait de certaines attentions auxquelles l’abbé passait pour être sensible, et qui faisaient donner par un camarade ce singulier conseil : « Eh ! mon Dieu ! fais comme moi, paie-le ! » N’est-ce pas plutôt que l’art de Talma s’inspirait de Shakespeare, et aussi de cette révolution sociale qui avait enfanté de nouveaux modèles de vertus et de crimes, dont il s’était imprégné jusqu’aux moelles, et que Geoffroy ne pouvait sentir tout cela ?

Quoi qu’il en soit, quand Talma joue, il le prend à partie dans le Journal de l’Empire, le harcèle, blâme, non sans raison, ses longues et continuelles opérations de finance en province, s’étend longuement sur ses défauts ; il écrit, dit-il, pour l’intérêt de l’art et l’art mérite plus de considération que Talma. Il a « des dons extraordinaires qui font frissonner, du naturel, de la sensibilité ; mais… il a de faux principes et une méthode vicieuse qui gâtent les dons que la nature lui a prodigués. » — Dans Oreste, « il exprime le vrai délire et la passion du désespoir ; » mais « quel dommage que cet acteur, qui a de grands moyens pour le tragique sombre et terrible, ignore les élémens de son art ! C’est un homme d’esprit et de talent qui ne sait pas lire. » — Ou bien encore : « Talma rend d’une manière effrayante tout ce qui appartient à Shakspeare. Il est à la tête de la Société des amis du Noir, ainsi que Ducis, qui est son père, comme Voltaire était celui de Lekain. Il y a aussi entre les deux acteurs la même différence qu’entre les deux auteurs… Talma a joué Néron ; tantôt pesant, tantôt outré, presque jamais noble ; bon dans quelques momens, il manque surtout de goût et d’intelligence… » Et pendant la maladie nerveuse de Talma, en 1809 : « Hélas ! peu s’en est fallu qu’il ne soit allé rejoindre les ombres de Baron et de Lekain, et leur raconter les révolutions de notre théâtre. C’en était fait sans doute de la tragédie, qui aurait eu bien de la peine à se tenir sur son cothurne… »

Rien de tout cela ne dépassait les droits de la critique ; l’acteur, dès qu’il entre en scène, aliène son indépendance, vend l’aspect de sa personne ; et sa prétention d’empêcher qu’on ne le déclare médiocre ou mauvais est aussi naïve que celle du romancier, du peintre, qui n’accepteraient que l’encens pour leurs œuvres. Mais les journaux étaient alors peu nombreux, le Journal de l’Empire fort important, les arrêts de Geoffroy fort redoutés, et appréciés. Paraître devant lui, affronter le regard inquisitorial du terrible exécuteur des hautes œuvres littéraires, jetait Talma dans un trouble extrême, et il s’indignait à la pensée que depuis deux ans celui-ci jouissait gratuitement d’une loge au théâtre : ces circonstances expliquent, sans la justifier, la ridicule incartade du tragédien. Une tentative de rapprochement dans le cabinet de Lainez, chanteur à l’Opéra, n’avait abouti qu’à creuser le fossé entre les deux hommes. Le 9 décembre 1812, tandis que « le père des comédiens examinait tranquillement le jeu de ses enfans, » Talma entre brusquement dans sa loge, l’air furieux, l’œil égaré, ordonne à Geoffroy d’en sortir, le bouscule, et même l’égratigne assez fortement ; mais, se trouvant seul contre quatre, il est bientôt forcé de céder la place, et continue quelque temps encore à proférer injures, menaces dans le couloir. Grand mouvement dans la salle : tous se lèvent ; les acteurs s’arrêtent, deviennent à leur tour spectateurs, et voilà la ville, les journaux partagés en deux camps. Lettre de Talma, qui somme l’Aristarque de l’attaquer devant les tribunaux, jure de le confondre, l’accuse formellement de vendre à beaucoup d’artistes son indulgence et leur tranquillité ; article de Geoffroy, qui termine son récit par cette promesse… bientôt oubliée : « J’abandonne M. Talma aux flatteurs, présent le plus funeste que puisse faire aux princes de théâtre la colère céleste. C’est ici mon dernier mot sur cet acteur : un profond silence est désormais ce que je lui dois : il est devenu étranger pour moi ; je ne le connais plus, je ne peux plus avec honneur dire ni bien ni mal de son talent : mes éloges auraient l’air de la crainte et de la bassesse ; mes critiques ressembleraient à la haine et à la vengeance. »

Quelques jours après, Talma, dans le rôle de Rhadamiste, fut accueilli du commencement à la fin par des applaudissemens et des sifflets. Quelqu’un même cria : « Talma en prison ! » et l’empereur, parlant de l’incident avec Constant, aurait blâmé sans réserve l’acteur et répété à plusieurs reprises : « Un vieillard ! un vieillard ! cela n’est pas excusable ! Parbleu ! est-ce qu’on ne dit pas du mal de moi ? N’ai-je pas aussi mes critiques qui ne m’épargnent guère ? » A vrai dire, les détracteurs de Napoléon parlaient fort bas, ou s’ils s’exprimaient librement, c’était à l’étranger, hors de ses atteintes. L’équipée de Talma n’eut aucune suite fâcheuse ; pour lui, tandis qu’elle porta un rude coup au prestige de Geoffroy, et agrandit la brèche où devaient se précipiter ses ennemis : Dussault l’attaqua dans son propre journal sous le couvert d’un anonyme transparent. Il mourut le 26 février 1814, « d’un amour-propre rentré et de deux frayeurs chroniques. »

XII

Cette même année 1812 marque quelque désarroi au Théâtre-Français : décors lamentables, figurans mal habillés, orchestre piteux ; Andromaque défigurée à la cour ; diction monotone, ennuyeusement vaporeuse, de certains acteurs, avec la « lourde éternité de syllabes mortellement allongées », vides fâcheux par les départs successifs de Contât, Dazincourt, Grandménil, Monvel, Mme Talma ; abus des congés ; représentations de la Comédie désorganisées par celles de Fontainebleau, Compiègne, Saint-Cloud, à tel point qu’en août les pensionnaires seuls jouaient Adélaïde du Guesclin ; disette de pièces nouvelles, public de plus en plus rare. L’année 1813 s’annonce sous de meilleurs auspices : le décret de Moscou ramène petits et grands dans le devoir ; l’Empereur veut qu’on s’amuse, que la joie officielle masque les sombres perspectives de la retraite de Russie : on ira au spectacle, comme on va au bal, la mort dans le cœur. Les comédiens votent l’achat de trois chevaux pour le service des armées, donnent une représentation gratuite, deux tragédies nouvelles, Tippoo-Saïb de Jouy, et le Ninus II de Brifaut ; puis ce sont les débuts de Mlle Humbert, où, à la grande joie du parterre, une dame s’élança de sa loge en criant : « Bravo, Talma ! » et en lui envoyant des baisers enthousiastes. On rapporte même qu’un vieil officier, qui avait fait dix campagnes, s’évanouit en le voyant jouer Oreste, et, lorsqu’il revint à lui, interrogea : « Dites-moi, a-t-il tué sa mère ? » Pendant la campagne de France, la foule continue d’assiéger les théâtres. Talma se prodigue dans Ninas II, Iphigénie en Aulide, Rhadamiste, Œdipe ; les acteurs lisent les bulletins de victoires. Tous ces théâtres donnent des spectacles destinés à réchauffer le patriotisme : à l’Opéra, l’Oriflamme ; à l’Ambigu : Charles-Martel ou la France sauvée ; à la Gaîté : Philippe-Auguste à Bouvines ; à l’Opéra-Comique : Bayard à Mézières ; aux Variétés : Jeanne Hachette ; aux Français : le Siège de Calais et la Rançon de du Guesclin, d’Arnault, où Mlles Georges et Mars chantèrent faux et contribuèrent à la chute de la pièce. Déjà le mécontentement grandit et se manifeste au moyen de l’opposition par allusion ; ainsi l’on applaudit avec frénésie ce couplet du Tableau parlant :

Vous étiez ce que vous n’êtes plus,
Vous n’étiez pas ce que vous êtes,
Et vous aviez pour faire des conquêtes,
Vous aviez ce que vous n’avez plus.

En plein mois de mars, le théâtre Feydeau remporte un de ses plus brillans succès avec Joconde, joué pour la première fois le 28 février 1814, un mois avant la reddition de Paris : on court entendre Mme Gavaudan, Martin, et l’on revient chez soi en fredonnant leurs couplets, comme on faisait en 1792, alors que les journées les plus dramatiques n’empêchaient guère les Parisiens de s’occuper de leurs intérêts, de leurs plaisirs.

Le mardi 29 mars, la recette de la Comédie descend à 343 fr. 84 avec Gabrielle de Vergy et l’École des maris ; relâche les 30 et 31 mars ; réouverture le 1er avril avec l’Homme du jour et la Suite d’un bal masqué. Une foule parée de cocardes blanches se rend à l’Opéra, où l’on attend le roi de Prusse et l’empereur de Russie ; la pièce annoncée est le Triomphe de Trajan, mais, un des acteurs se trouvant malade, Denois supplie les spectateurs d’agréer la Vestale, et, malgré leurs protestations, obtient gain de cause, car, dit-il, « Leurs Majestés ont accepté l’échange : ils vont honorer le spectacle de leur présence. » On se console en faisant jouer l’air de « Vive Henri IV ! » les dames jettent dans la salle des cocardes blanches ; Lays chante des couplets en l’honneur des souverains étrangers, acclamés, hélas ! comme des libérateurs. Les affiches des théâtres sont, elles aussi, devenues royalistes du jour au lendemain : on donnait la Partie de chasse de Henri IV, la Bataille d’Ivry, Henri IV et d’Aubigné, Une journée de Henri IV, les Clés de Paris, le Souper de Henri IV, la Jeunesse de Henri IV, Henri IV ou le Siège de Paris. Tout le mois d’avril se passe en ovations aux souverains, au comte d’Artois ; le public voit partout des allusions, applaudit tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelle l’événement. Le 28 avril on joue à la Comédie une tragédie de Lebrun nommée aussitôt le Retour du lys, et le calembour fait fortune ; le jour même de l’entrée de Louis XVIII à Paris, les Comédiens déposent chez un notaire 1200 francs pour contribuer à rétablir la statue de Henri IV[13]. Les hommages poétiques vont leur train, et Mme Talma publie dans le Journal des Débats des vers dédiés à la duchesse d’Angoulême[14]. S’étonnera-t-on si l’enthousiasme se manifeste non moins ardent lorsque Napoléon, en 1815, assiste à la représentation d’Hector, joué par Talma et Duchosnois ? Un public bonapartiste avait pris la place du public royaliste, et les événemens, plus forts que les hommes, devenaient une école d’immoralité.

Les bienfaits de Napoléon dénonçaient Talma comme bonapartiste : les vainqueurs voulurent qu’il fît amende honorable : on le força de lire des vers contre le régime impérial : on publia des caricatures où il donnait à son protecteur des leçons de grâce et de dignité. Après la seconde Restauration, les attaques se renouvelèrent plus violentes, et Talma craignait beaucoup leur effet, pour sa tranquillité d’abord, ensuite pour sa pension ; mais il eut la chance de rencontrer un défenseur autorisé dans Brifaut, qui publia une lettre où il justifiait habilement Mlle Mars et le tragédien : on accusait faussement celui-ci de ne pas aimer le roi, et il eût été digne de mépris s’il n’eût donné quelques souvenirs à son bienfaiteur. À son retour de l’île d’Elbe, Napoléon, revoyant Talma, l’avait interrogé : « Le roi vous a parlé ? — Avec une extrême bonté, » répondit l’acteur. Brifaut arrangeait peut-être l’entretien pour les besoins de la cause ; en tout cas, Louis XVIII, qui avait l’art du compliment, eut la délicatesse d’ajouter à ses éloges ce mot, qui leur donnait plus de prix : « J’ai pourtant le droit d’être difficile, j’ai vu jouer Lekain. » Le 16 novembre, accompagné de Monsieur, du duc d’Angoulême, de Madame et du duc de Berry, le Roi se rendit à la Comédie : dès cinq heures du matin des gens armés de lanternes faisaient queue ; le contrôle fut culbuté, nombre de curieux entrèrent dans la salle sans billets, et les places du parterre se vendaient jusqu’à cent vingt francs ; une partie de la première galerie avait été convertie en loges découvertes pour la famille royale. À sept heures, le duc de Duras, premier gentilhomme de service, se présentait seul dans la loge royale, et annonçait : Le Roi ! L’émotion des spectateurs alla au paroxysme, à la vue de la duchesse d’Angoulême, la prisonnière du Temple ; on pleurait, on criait. Talma, dans le rôle de Néron, fit merveille.

Il a d’ailleurs atteint sa propre perfection ; et, pendant les douze années qui lui restent à vivre, les amateurs et la foule, Paris et la province le proclament le tragédien idéal, au-dessus de l’éloge, au-dessus de la critique. Désormais son histoire est surtout celle de ses rôles, et l’on peut passer sous silence sa séparation d’avec Mme Talma, les incohérences de sa vie privée, quelques démêlés avec le Comité administratif de la Comédie au sujet de trop fréquentes absences. Au commencement de 1826, sa santé, toujours chancelante depuis la perte de sa fille, commença de s’altérer profondément. Le 13 juin, il paraît pour la dernière fois sur la scène dans le rôle de Charles VI, et bientôt les médecins durent se déclarer impuissans. Le 12 octobre, sept jours avant sa mort, Dupuytren chargea son neveu, M. Amédée Talma, de l’avertir que l’archevêque de Paris demandait souvent de ses nouvelles. — « Ah ! fit le malade, que je suis touché de son souvenir ! Je l’ai connu autrefois chez la princesse de Wagram. C’est un bien digne homme ! — Mais, reprit le neveu, il est venu déjà te voir : je lui ai parlé et lui ai même promis que tu le recevrais aussitôt que tu serais mieux. — Oh ! non : ma première visite sera pour lui ! » Et sans doute l’idée d’une réconciliation avec l’Eglise dut hanter Talma, car il avait répondu au vicomte de Courtivron que, dès qu’il le pourrait, il irait à la messe, « non pas pour les entendre, car ils déclament tout de travers. » Mais il était franc-maçon ; le curé de sa paroisse, en 1790, avait refusé de bénir son mariage avec Julie ; et, dans une distribution de prix présidée par l’archevêque de Paris, ses enfans n’avaient pas été appelés, n’avaient pas reçu leurs prix en public. Talma, outré de cet affront, auquel le prélat était demeuré étranger et dont il lui fit exprimer ses regrets, prit la résolution d’élever ses fils dans la religion réformée.

M. de Quélen donnait un sage exemple de tolérance en suivant l’exemple des curés de Saint-Sulpice et d’Antony à la mort de Molé : le premier avait prononcé son panégyrique, le second avait écrit qu’il tenait à honneur de recevoir les restes de Mole et demandé aux comédiens que sa lettre fût conservée aux archives du théâtre ; peut-être aussi l’archevêque craignait-il le renouvellement des scandales qui marquèrent les obsèques de Raucourt en 1815. Il connut la conversation de Talma avec son neveu, et se présenta de nouveau : un second refus lui permit de penser qu’il se heurtait à un parti pris d’opposition irréligieuse, au moins de la part de la famille, et cette apparence revêtit un caractère de certitude lorsqu’on lut dans les journaux qu’à plusieurs reprises le malade avait exprimé devant témoins sa volonté qu’on le conduisît directement de sa maison au cimetière. L’opposition se donna rendez-vous à ses funérailles ; une foule immense suivit son cercueil, et Lafon, Arnault, Jouy, parlèrent sur sa tombe ; à Paris, les théâtres royaux furent fermés plusieurs jours, ceux de province les imitèrent.

Le pouvoir et le droit de tout faire ont pour bornes l’étiquette des mœurs, la résistance des préjugés séculaires. Napoléon Ier, qui osait tant de choses, ne songea point à donner la croix de la Légion d’honneur à Talma, ou ne voulut point risquer un tel défi à l’opinion publique : on sait quelles clameurs souleva cette décoration de la Couronne de fer, un ordre étranger, accordée à Crescentini, ténor italien et… chantre de la Chapelle Sixtine ; on sait comment cette indignation fut emportée par ce cri si comique lancé par Mme Grassinien manière de plaidoyer : « Et sa blessoure donc, pour quoi la comptez-vous ? » Depuis longtemps, l’Angleterre s’était affranchie de cette hypocrisie sociale : les honneurs que décernaient en 1826 au tragédien français le peuple et l’opposition libérale, quelque grands qu’ils parussent, n’étaient rien à côté de ceux dont la nation anglaise, en plein XVIIIe siècle, comblait ses artistes favoris. A la mort d’Anne Oldfields (1730), de Garrick (1779), le clergé célèbre le service funèbre, et citoyens, députés, pairs du royaume, grands seigneurs, suivent solennellement le cercueil à Westminster, où l’on enterra Garrick dans le coin des poètes, sous le monument de Shakspeare, son bien-aimé poète. Deux ans avant, en pleine Chambre des communes, Burke réclamait pour lui le droit d’assister aux débats, proclamant qu’il devait à Garrick ses talens de diction, et la Chambre l’exempta nommément de l’ordre donné par le speaker d’évacuer la salle. Personne aujourd’hui ne songe à s’indigner qu’on décore nos comédiens, qu’on leur fasse fête dans les salons, qu’on ne reconnaisse plus d’autre distinction que celle du caractère, du talent et de l’éducation : toutefois nous n’avons pas encore songé à des apothéoses du genre de celles que les Anglais ont décernées à Garrick, que la République a justement imaginées pour Gambetta ou Victor Hugo. De quel côté se trouvent le bon goût, le tact, la mesure ? Ne semble-t-il pas qu’un grand citoyen, un grand poète, méritent un peu plus de leur pays qu’un comédien illustre ? Il y a, il y aura toujours plusieurs espèces, plusieurs qualités de renommée ; et, de penser qu’au même moment, sur les points les plus opposés de notre univers, des vers de Victor Hugo ou de Lamartine, une tragédie de Shakspeare ou de Racine font communier tant d’âmes dans la religion de l’idéal ; que leur génie engendre à l’infini des pensées, des œuvres nouvelles ; cette gloire si pure, presque éternelle dans ses effets, ne doit-elle pas l’emporter sur celle du comédien qui trois fois par semaine s’adresse à quinze cents personnes, — gloire éclatante assurément, mais enfin qui s’alimente à d’autres foyers d’inspiration et à laquelle il manquera toujours de pouvoir se créer d’elle-même ? On nous accordera du moins que cette restriction théorique ne nous a pas empêché de sentir tout le prix d’une Mars ou d’un Talma, et d’essayer, pour notre part, de dire ce qu’ils ont ajouté quelquefois aux poètes mêmes dont leur nom ne se séparera pas.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 1er août.
  2. La recette de l’année 1801 s’élève au chiffre de 559 671 francs, dont 111 494 fr. pour la location ; les droits d’auteur emportent 40 000 fr., le droit des pauvres le onzième de la recette brute.
  3. Née en 1778, morte en 1847.
  4. Notice biographique sur Mlle Mars, Hetzel, 1847. — Œttinger, Roman biographique de Mlle Mars, Leipzig, 1850. — Confidences de Mlle Mars, par Mme Roger de Beauvoir. — Souvenirs anecdotiques sur Mlle Mars, par Mme Élisa Aclocque, 1847. — Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris. — Geoffroy, Cours de littérature dramatique.
  5. Mars à la Comédie, Elleviou à l’Opéra-Comique, furent un temps les arbitres suprêmes de la mode. On affirma que, pour ses chapeaux. Mars avait un traité secret avec sa modiste, qui s’engageait à n’en confectionner de pareils que huit à dix jours après qu’elle les avait portés.
  6. Lettres de Mme de Rémusat, 2 volumes, 1804-1814. — Mémoires et Correspondance, 9 volumes. — Ludovic Haléyy, Une Directrice de la Comédie-Française, préface du t. XVI des Annales du Théâtre et de la Musique.
  7. Th. Muret, l’Histoire par le Théâtre. — A. Dumas, Mémoires de Talma. — Mme de Staël, De l’Allemagne. — Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe. — Jules Simon, Une Académie sous le Directoire. — Charlotte de Sor, Napoléon en Belgique et en Hollande. — Audibert, Indiscrétions et Confidences, Louis XI, Retz et Talma. — Brifaut, t. Ier, pp. 216, 250 et suiv., 305, 306, 488. — Pontmartin, Épisodes littéraires, Causeries littéraires, t. V. — Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris. — Laugier, Notice sur Talma. — Regnault-Warin, Mémoires sur Talma. — Legouvé, Soixante ans de souvenirs. — Régnier, Entretiens et études sur le Théâtre. — Copin, Talma pendant la Révolution et l’Empire, 2 vol.
  8. Devenu plus sage dans ses dernières années, il paya ses nouvelles dettes, et laissa même à ses héritiers une fortune honnête.
  9. Mlle Mars et Talma avaient l’habitude de répéter jusqu’à satiété les scènes touchantes, afin de parvenir à ne plus pleurer réellement ; c’est ce que tous deux appelaient : user les larmes.
  10. Voici les autres, d’après Charles Maurice : relever sa ceinture, se frotter les mains, les croiser en les jetant sur une épaule, s’essuyer le front, lever les yeux au ciel.
  11. Il portait dans ce rôle une perruque qui le faisait ressembler à Napoléon. Succès de perruque, ricanèrent les ennemis de la pièce et de l’acteur.
  12. Né en 1775, mort en 1846. — De Marne et Ménétrier, Galerie historique des comédiens de la troupe de Nicolet. — Galerie historique des acteurs français, mimes et paradistes. — Galerie historique de la Comédie-Française. — Rolle, Constitutionnel du 18 mai 1846.
  13. Le 22 juin 1815, le Théâtre-Français fait 65 fr. de recette : le 23, 132 fr. ; le 26, 94 fr ; le 27, 165 fr. ; le 28 juin, relâche, les alliés rentrent à Paris.
  14. Après la mort de Talma, elle épousa en troisièmes noces le comte de Chabot.