Les Comédiens tragiques/Chapitre 07

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 92-112).

VII

Le surlendemain, Alvan descendait dans la plaine pour la rejoindre et comme lors de leur précédente rencontre, elle eut l’impression de ne l’avoir pas quitté. C’est l’impétuosité d’Alvan qui créait cette illusion. Il était le rayon matinal des soleils d’été ; son ardeur, stimulant du premier coup le sang de Clotilde, en chassait toute la réserve hésitante qu’amène souvent l’éloignement, et que fortifient la terreur des démarches à entreprendre et la pudeur des démarches accomplies, comblait en un mot les brèches et dissipait les inquiétudes que creusent au contraire et accusent les hommes froids. Clotilde, qui s’était habituée au feu de ses messages, eût préféré qu’il continuât à la faire tressaillir et frémir de loin, mais elle ne lui réserva pas moins un chaleureux accueil et, réconfortée par son étincelante présence, oublia bientôt toute timidité. Elle se crut, par cette vaillance nouvelle, haussée à son niveau, et pensa le prouver, en discutant avec lui les moyens pratiques d’assurer leur union. Pour commencer, elle avait droit à des éclaircissements sur un sujet que ses parents ne pouvaient manquer d’invoquer contre lui, celui de la baronne.

Elle demanda à voir un portrait de la dame.

Alvan tira une photographie de son portefeuille et observa à la dérobée les paupières de Clotilde, tandis qu’elle scrutait les traits flétris de la femme grisonnante. En pareil cas le jeu des paupières révèle l’esprit critique ; celles de Clotilde s’abaissèrent au point de presque mêler leurs cils, marque de dédain mortel qui fit rougir Alvan.

— Songez à son âge, fit-il, en indiquant une date de naissance qui plaçait la baronne au rang des aïeules.

Clotilde haussa les épaules et, renonçant brusquement à sa contemplation décevante, hocha la tête sans lever les yeux et tendit de côté la carte à Alvan avec une expression dont le douloureux verdict était irréfutable.

— Il y a vingt ans ! gronda-t-il. Pour incroyable que la chose pût paraître à Clotilde, la baronne avait été belle à voir, vingt ans plus tôt.

Clotilde se remit à hocher la tête et soupira. Alvan haussa les épaules ; elle le regarda et ce regard lui fit détourner les yeux. Pour la première fois, depuis leur connaissance, elle se voyait un avantage marqué, et comme l’occasion promettait d’être rare, elle n’entendait pas la laisser échapper. Elle poussa un nouveau soupir, et Alvan fut blessé du peu de cas qu’elle faisait de son ancienne conquête.

— Maintenant, bien sûr ! fit-il avec impatience.

— Je ne puis ressentir de jalousie, ni craindre de rivalité, répliqua-t-elle d’un ton désabusé.

L’ironie de son regard et son hochement de tête incitèrent Alvan à vanter l’énergie de la baronne et sa générosité.

Clotilde ne cessait pas de hocher la tête avec malice.

— Oui, concéda-t-elle, c’est une tête vigoureuse, une tête vigoureuse et une forte mâchoire, par Lavater ! Vous étiez jeune, audacieux, aventureux ; elle vous a paru séduisante dans sa détresse. Maintenant, elle est vieille, et vous êtes amis.

— Amis, oui, approuva Alvan en rendant un hommage mérité à la largeur d’esprit de la jeune fille.

— Nous sommes amis ! répéta-t-il avec un soupir sorti du fond de sa poitrine. Le mot que Clotilde lui avait dédaigneusement soufflé était un baume à sa vanité blessée, et son épiderme endolori appelait trop le pansement pour qu’il s’arrêtât au mobile qui le faisait appliquer. La dédaigneuse hauteur surprise dans les yeux que Clotilde fixait sur la photographie l’avait assez humilié pour qu’un mot d’elle pût le soulager. Cependant, malgré sa susceptibilité chatouilleuse, il ne fit rien pour enterrer le sujet, au prix d’une dérobade qui eût pu laisser planer des soupçons injurieux sur ses sentiments à l’égard de la vieille femme ou de sa jeune rivale.

— Amis, vous le dites bien ; bons amis. Seulement, vous devriez comprendre que le cas est un peu, un tout petit peu différent du nôtre. Je ne puis pas, et ne voudrais pas non plus, supprimer le passé. Ce serait pour moi une douloureuse épreuve que de rompre le lien qui nous unit. À supposer que ce fût chose possible. La gratitude m’attache à elle. Elle est vieille, maintenant, mais eût-elle deux fois son âge, que je lui resterais fidèle. Vous haussez les sourcils, Clotilde ? Eh bien, j’étais jeune, quand je rencontrai cette femme. Elle se trouvait dans une situation désespérée et m’honora de sa confiance. Malgré ma jeunesse, je pris sa défense et ne reculai devant rien pour faire triompher sa cause. J’avais affaire, sachez-le, à un homme puissant, le moins scrupuleux des adversaires, un mari qui cherchait à dépouiller sa femme de tous ses droits. Ce que j’ai fait alors, je le referais aujourd’hui. Je m’étais engagé à fond ; j’avais juré de protéger une victime indignement traitée. Je ne m’arrêtai point à des bagatelles, vous ne l’ignorez pas, vous qui avez lu mon plaidoyer devant le tribunal. Ce que je savais de l’affaire me justifiait à mes propres yeux, mais ma famille me rejeta et le monde me honnit. J’avais consacré à la baronne mon temps et ma fortune, et compromis ma réputation à son service : elle prit, très judicieusement, toutes dispositions pour me rembourser en partie sur ses biens personnels et n’avoir pas à rougir de se sentir mon obligée. Ne voyez rien d’extraordinaire dans ce que les hommes d’expérience trouvaient tout naturel. Quant à ce qui touche les affaires du cœur, nous sommes maintenant aussi éloignés l’un de l’autre que les deux pôles.

Alvan parlait avec volubilité. Il avait dit tout ce que l’on pouvait attendre de lui.

Ils se trouvaient dans un bois, et passaient entre des rangées de sapins, dont les rayons fauves du soleil doraient la sombre verdure. Entre tous ses compagnons à l’écorce nette, un des arbres se montrait rongé de lichen. Noir comme son ombre, de ses basses branches traînantes à sa cime empanachée, il offrait une sinistre vision.

— Je vais composer une épître élégante et déférente, ingénue et retenue, soumise et exquise, puérile et docile, proposa Clotilde ; je vous la donnerai à lire, et si vous en approuvez les termes, nous l’expédierons à la baronne.

— Ah ! je reconnais bien la sagesse de mon serpent à crête d’or, riposta Alvan. Et maintenant, occupons-nous de ma visite à vos parents. Dès demain je vous suivrai. En avant contre les canons. Une pointe jusqu’au Léman nous amènera chez eux dans l’après-midi. Je vous verrai le soir. Ainsi notre séparation ne sera pas longue, cette fois. Tous les auspices sont favorables. Nous ne serons pas riches, mais pas pauvres non plus.

Clotilde fit observer qu’elle ne serait pas sans apporter un certain appoint à la communauté.

— Ne comptons pas là dessus, protesta-t-il. Nous ne serons certainement pas riches, car vous n’attendrez pas que je gagne de l’argent avec ma plume. Écrire pour de l’argent, c’est la chose qui me répugne le plus au monde. Composer vers ou romans pour un public stupide qui juge selon son propre goût les mérites de votre œuvre, pouah ! Quant au journalisme appointé, c’est une servitude d’Égypte. Pas d’esclavage comparable à celui qui enchaîne le journaliste payé. Ma plume, c’est ma fontaine, la clef de mon être, et je me donne, je ne me vends pas. J’écris quand j’ai quelque chose à dire et dans le sens qui me convient ; sinon, pas un mot !

— Jamais je ne vous demanderai de vous vendre, se récria Clotilde, j’aimerais mieux manquer du strict nécessaire.

Il lui serra le poignet. Ils étaient revenus devant l’arbre séché au triste manteau noir. C’était, parmi l’armée de ses semblables, le seul sapin vêtu de cette livrée lugubre et saturnine. Ils le reconnurent au passage et poursuivirent leur chemin.

— Au moins la femme de Sigismond Alvan ne sera pas pauvre en renommée, reprit-il, en déployant tous ses trésors de séduction.

— Aussi ma plus haute ambition est-elle d’être la femme de Sigismond Alvan, s’écria Clotilde.

Ces paroles étaient grisantes comme un vin et le cœur d’Alvan s’épandit en une explosion joviale :

— Non, par le ciel, vous n’avez pas fait un si mauvais choix. La femme de Sigismond Alvan est assurée d’occuper partout la première place. Regardez-moi.

Il levait la tête, carrait ses larges épaules, et ouvrait tout grands ses yeux d’aigle. Il s’était retrouvé et sa nature altière s’épanouissait à nouveau, après l’humiliante rétraction de sa vanité sous un regard de jeune fille.

— Croyez-vous qu’un homme comme moi puisse marcher au second rang ? Je consens à travailler et à combattre sans relâche, mais j’entends aussi obtenir le prix du combat et le savourer à loisir. Je ne suis pas taillé sur le maigre patron des humbles martyrs d’une cause, moi qui jette dans le plateau de la balance un poids si décisif. J’aime les beaux fruits, ma toute belle, et ma République, ô splendide Lutèce, aura des dignités enviables à vous offrir.

La flamme de ses yeux, l’assurance de son accent étaient faits pour donner du poids à ses promesses. Il poursuivit :

— Femme de l’Élu du Peuple, n’est-ce pas, à votre gré, un titre aussi glorieux que celui de l’épouse d’un souverain héréditaire, radotant de droit divin sur son trône vermoulu ? Mon trône, moi, je le devrai à mon travail, à cette intelligence consacrée aux intérêts populaires. Le peuple, naguère foulé aux pieds dans la poussière, je lui redonne confiance, comme j’ai réconforté dans ma jeunesse une femme persécutée. Je suis le soldat de la justice, dressé contre l’armée des oppresseurs. Mais j’exige ma récompense. Si je vis pour me battre, je vis aussi pour jouir. Je réclame ma place, que je n’aurai pas seulement gagnée par mes services, mais par ma clairvoyance. J’ai su voir et prévoir, lire dans la nuit, lire la page blanche, parce que je suis soldat et prophète. L’intelligence humaine, aigle et foudre de Jupiter sur cette terre, est dorénavant le seul titre à la majesté ! Ah ! ma toute belle ! quand elle entrera dans la ville à mon côté et entendra les acclamations du peuple, elle ne croira pas avoir fait un mauvais choix.

Transportée, Clotilde pressa tendrement le bras qui la soutenait.

— Nous aurons peut-être de rudes combats à livrer et d’amères déceptions à subir avant ce jour-là, reprit-il. L’heure approche, mais il faut l’attendre encore, sans cesser de travailler. Je sais le secret de conduire la foule, d’organiser sa puissance et de la rendre aussi irrésistible que je la crois en définitive bienfaisante. Je la dirigerai selon les lois naturelles. Je ne suis pas un théoricien en chambre, un songe-creux ou un visionnaire : je suis l’homme de science politique. Le jour où le peuple comprendra mon système, il n’aura qu’un pas à faire pour le mettre à exécution. Un seul pas ; un pas qui se fera de mon vivant ou peu après ma mort. Moi, je suis là pour indiquer au peuple la route du triomphe, la route qu’il devra prendre et qu’il prendra tôt ou tard, puisqu’il est sûr, tôt ou tard, de triompher. Mais ce n’est pas la route qu’on appelle Progrès. Le progrès, pouah ! c’est une tentative bourgeoise de compromis. L’avenir, c’est au peuple qu’il appartient, au peuple et à l’intelligence populaire. En attendant, mon étoile brille, et Je vois maintenant son éclat réfléchi.

— Je remarque, fit Clotilde, avec toute la ferveur que pouvait exiger le plus magnifique des amants, je remarque que vous ne baissez jamais les yeux, que vous ne regardez jamais à terre, mais toujours en haut, ou droit devant vous.

— D’autres que vous l’ont remarqué, approuva-t-il en souriant. Mais nous voici encore devant cet arbre funèbre. Tous les chemins mènent à Rome et le nôtre semble éternellement nous conduire vers lui. C’est le soul mort des alentours.

Il regardait le sombre panache de la cime et l’enflure des branches pudiquement parées de leur dépouille mortelle ; cette mousse, à l’examiner de près, semblait faite d’ébène semé de sel, dont les minuscules cristaux gris donnaient à la masse sombre un éclat livide. On eût dit d’une vieille sorcière, au milieu de la fumée de ses incantations.

— Pas un pouce épargné, fit Alvan, en arrachant une touffe du fuligineux lichen ; cet arbre est mort, mort comme un tronc abattu et dépouillé de son écorce. Beau sujet pour un poète en veine de mélancolie, n’est-ce pas Clotilde ? pour un poète qui viendrait ici, au clair de lune, méditer sur une querelle avec sa maîtresse, ou sur le mal qu’il aurait entendu dire d’elle. À ce propos, ma belle amie, laissez-moi vous supplier de ne jamais prendre en mon honneur de sombres vêtements, si le sort m’appelait le premier à grossir l’armée des ombres infernales. La femme qui affiche en public son mari défunt me paraît manquer de décence, malgré toute la perfection avec laquelle elle peut jouer son rôle de veuve professionnelle.

Il secoua de ses doigts la poussière de lichen et fit observer que le contraste entre la décrépitude du sapin et la prospérité de ses congénères était peut-être plus frappant encore sous le soleil. Puis ses yeux se reportèrent sur la chevelure de son amie où des serpents d’or semblaient se jouer, tandis qu’à petite distance l’arbre paraissait couvert de ternes lézards.

— Verrai-je bientôt votre baronne ? demanda soudain Clotilde.

— Pas avant la cérémonie. Chaque chose à son temps. Vous comprenez : une vieille amie qui fait place à une nouvelle venue, jeune, belle, casquée de tresses d’or… au premier moment… Mais elle a le cœur solide, je vous en réponds. Soyez sans crainte ; je la connais jusqu’aux moelles ! Elle souhaite mon bien et sert mes désirs. Si je lui ai quelques obligations, elle m’en a de bien plus lourdes encore. Tout ce qu’elle exigera, c’est que ma femme soit digne de moi, doive m’être une bonne compagne dans les luttes à venir. Or, ma fiancée, j’ai sondé son cœur et j’y ai trouvé la moitié du mien : cela suffit pour qu’elle soit agréée par la baronne.

Ils laissèrent derrière eux l’arbre fatal.

— Nous prendrons soin de ne plus revenir par ici, fit Alvan sans regarder en arrière. Cet arbre sort des plantations du monde infernal, où ses pareils bordent l’Achéron. Il s’est miré dans le sinistre fleuve ; Hécate et Hermès le hantent ; Phœbus ne saurait l’éclairer. Symbole de la mort triomphante, il nous paraît lugubre, mais semble familier à ceux de là-bas. Là-bas ! Quand y descendrons-nous ? Le frisson qui agite cet arbre, c’est l’air qui circule entre la vie et la mort, c’est le passage des fantômes qui vont et viennent. Il est planté sur la ligne de démarcation, et j’ai senti le frôlement des ombres. Vous aussi, je crois. La véritable raison — il y a toujours une raison matérielle — c’est que vous aviez chaud et que la fraîcheur du vent vous a saisie pendant que vous aviez les yeux levés. En ce qui me concerne, je me demandais, à ce moment précis, s’il y avait une raison qui pût nous séparer et je devais m’avouer que la mort pourrait nous jouer ce tour. Mais la mort, mon amour, est loin de nous deux !

— Est-elle aussi déplaisante, en réalité, que sur sa photographie ? demanda Clotilde.

— Qui ? la baronne ? Alvan ne put s’empêcher de rire. Il avait été plus facile de défendre la baronne contre son mari que contre cette enfant. C’est la meilleure des camarades, la plus sûre des amies. Elle a ses défauts et ne goûtera peut-être pas le décret qui lui annoncera sa déposition définitive, mais soyez-moi fidèle, et je me porte garant qu’elle vous le sera à vous-même, comme elle me le fut sans aucune défaillance. Ma pauvre Lucie !… Elle est l’hiver, je vous le concède, mais pas l’hiver des steppes. Comparez-la à l’hiver d’un noble pays, à un beau paysage de neige. Les traits de son visage… Elle a une haute intelligence. Que ne dois-je pas à son enseignement ? On rencontre parfois des hommes qui ont de la femme en eux sans être efféminés : ceux-là sont l’élite des hommes. Et les plus remarquables entre les femmes sont celles qui, pour posséder un peu de force masculine, ne perdent pas une once de leur charme féminin. La baronne est de celles-là : cerveau viril, cœur de femme. Je la tenais pour unique avant d’avoir entendu parler de vous. Et voyez ma situation entre vous deux ! Son seul défaut, vous pouvez me l’imputer aussi : elle est venue avant moi, comme je suis venu avant vous. Vous gâterai-je comme elle m’a gâté ? Non, non ! S’incliner devant un jeune homme, c’est reconnaître en lui l’héritier d’un trône, et je respecte la loi salique autant que j’aime mon amour. À une jeune fille, je n’offre pas ma soumission, mais protection et appui. Vous ne me mènerez pas, mais vous me donnerez de la force, et si vous êtes cajolée, ce sera sans gâterie. Ne vous attendez pas, au surplus, à me voir l’aspect de cet arbre funèbre, avant que mes années atteignent la centaine. Et même alors, il pourra en cuire à ceux qui voudront s’asseoir sous mes branches, avec l’idée que je n’aurai plus de sève parce que ma tête sera décolorée. Nous autres Juifs avons le sang vigoureux. Nous sommes la force de la terre. Nous vous servons, mais il faut que vous pourvoyiez à nos besoins. Sensuels ? Nous avons certainement d’excellents appétits. Pourquoi pas ? Nous sommes héroïques aussi. Soldats, poètes, musiciens, maîtres du Gentil en arithmétique mentale, la plus acérée des armes, nous ne le surpassons pas moins par notre sens commun et notre aptitude à la solidarité. Oui, et à la charité aussi ; sans cela, quels trésors de vengeance n’aurions-nous pas accumulés ? Nous possédons déjà les coffres-forts ; bientôt, nous détiendrons les hauts emplois. Et quand le suffrage populaire sera aussi libre que le cours du sang dans un corps sain, le Juif se trouvera à la tête, au pinacle de toutes les communautés modernes, car il en est l’intelligence dominante. Maintenant, ne voyez dans cette apologie qu’une riposte au stupide mépris affiché pour les Juifs. Je ne suis pas le champion d’une race. C’est au monde, c’est à l’homme que je m’intéresse.

Clotilde fit observer qu’il avait de nombreux amis, tous hommes éminents, et une masse d’adeptes parmi le peuple.

— Oui, admit-il ; oui : Tresten, Retka, Kehlen le Niçois. Ah ! si je ne m’en tenais pas à la légalité, si l’on en venait aux mains, je pourrais compter sur de bons lieutenants.

— Parlez-moi de votre entrevue avec l’Homme de Fer, fit-elle avec une tendre fierté.

— Cette petite tête ambitieuse veut donc tout savoir ? fit Alvan, en caressant de ses lèvres les boucles d’or. Eh bien, nous nous sommes rencontrés, en effet. C’est lui qui en avait manifesté le désir. Nous convînmes que, pour un moment, nous nous trouvions en terrain neutre. Il pourrait, un jour, se voir contraint de me décapiter ou moi de le bannir, mais rien ne nous empêchait, en attendant, de comparer nos plans de gouvernement. Il me fit voir son jeu ; j’abaissai le mien devant lui : cartes sur table, comme au whist à deux. Il ne mit pas ma sincérité en doute et moi, je l’étonnai en prenant au sérieux tout ce qu’il me disait. Il a eu trop affaire aux diplomates, le vieil Homme de Fer, aux diplomates qui ne croient qu’à la duplicité. Je l’aime pour son amour du sens commun et son dédain des mesquines roueries. Il sait duper un adversaire, mais son adresse est celle des géants : simplicité et prestesse de manœuvres, il n’y a rien qui affole davantage les pygmées. Et c’est comme cela qu’il les attrape, à pleins sacs ! Le monde, ou je me trompe fort, verra de grandes choses : deux géants aux prises. Nous nous sommes réciproquement soumis, avec toute l’aménité désirable, des plans diamétralement opposés, des plans à faire dresser les cheveux de l’Europe ! Et nous nous sommes quittés avec un sentiment d’estime mutuelle. C’est un rude homme, comme l’était mon ami l’empereur Tibère, et comme le fut Richelieu. Napoléon était une belle machine, voilà la différence. Oui, l’Homme de Fer est un rude homme, mais nous pouvons nous affronter. Il n’a pas beaucoup d’idées ; seulement celles qu’il a, il y tient dur comme fer et saurait les faire entrer jusqu’au tréfond du globe. Il a des perceptions vives et de l’imagination : il sait imaginer un plan ennemi, en scruter et en pénétrer toutes les complications, prévoir les combinaisons de son adversaire et ses desseins probables. C’est bien. Nous nous sommes reconnus égaux sur ce point. Il tient à la royauté qui masque son vizirat et lui épargne la peine des patients discours et de la persuasion ; ces talents-là, il ne les possède pas ; ce n’est pas du fer. Nous, nous pensons qu’un métal plus précieux viendra à bout du fer quand s’élargira le conflit. Mais il ne faut pas rabaisser un tel adversaire, et je ne fais pas plus fi de lui qu’il ne le fait certainement de moi. S’il avait été doué de patience et de facilité de parole, s’il n’était pas petit hobereau, il aurait pu prendre le parti du peuple, en qui il sent la seule véritable force. Et de cette force, il sait bien que le peuple prendra tôt ou tard conscience. En attendant, son parti est encore assez puissant pour ne lui laisser point la crainte de la défaite, et sans doute est-il aussi monarchiste de naissance et de tempérament. Il est singulièrement simple, et, au fond, nullement cynique. Son apparent cynisme n’est fait que d’irritabilité. Ses paroles de mépris lui sont arrachées par les obstacles et accablent les choses, les êtres ou les nations qui entravent son action ou ne peuvent servir ses desseins ; il ne craindra pas de gourmander son roi, si son roi se montre rétif, bien qu’il le respecte au fond ; il tonne contre la patrie de votre amie, parce qu’elle ne se laisse pas assigner de ligne politique et paraît s’affaisser, mais ce n’est pas moins, en Europe, le pays qu’il préfère, après le sien. Où il côtoie le plus le mépris véritable, c’est dans le maniement de ses instruments et de ses dupes, qu’il s’empresse, après les avoir exprimés, d’oublier, autant que de reprendre en main, s’il trouve à nouveau à se servir d’eux. C’est ce qui l’empêchera d’avoir des successeurs. Que moi je meure demain, au contraire, et le parti que j’ai créé survivra. Lui, c’est la digue, moi, je suis le torrent. Jugez auquel de nous deux appartient l’avenir, même si, pour l’instant, il peut me maîtriser. Prussien avant tout, et nettement distinct d’un Allemand, il est Allemand bien défini pourtant si on le compare à nos populations frontières, et ce trait le complète. L’idée d’humanité lui est aussi étrangère qu’elle pouvait l’être à l’épée de notre Arminius ou aux boulets de notre Frédéric. Regardez-le : son œil ! Je l’ai bien observé, pendant notre entretien. Il a de l’imagination, je le répète ; il sait projeter son esprit jusqu’aux limites du possible, et son œil flamboie, — que dis-je, flamboie ? — lance la foudre. On dirait d’un frondeur des Baléares prêt à faire siffler dans l’air son projectile : son regard porte loin, droit, et atteint son but, à condition, toutefois, comme je l’ai dit, que le but soit à sa portée. Moi, je vois plus loin, et je crois lui avoir démontré que je ne suis pas un songe-creux. À mon sens, quand nous croiserons le fer, j’ai bonne chance de n’avoir pas le dessous. Cela arrivera un jour. Vous frémissez ? Je parle au figuré, ma bien-aimée, soyez sans crainte. Pour combatifs que nous soyons, l’un et l’autre, nous sommes maintenant des hommes rassis et de grandes affaires nous réclament ; un parti a les yeux fixés sur lui ; l’autre attend tout de moi. Ne craignez pas, au surplus, de me jamais voir les armes à la main en face de quiconque. L’adversaire à qui j’aurai une leçon à donner, je le mettrai au défi de toucher comme moi un bouton de gilet à la pointe du fleuret, ou de découper, à vingt pas, des cinq et des huit dans des cartes à jouer, mais quelle que soit son insulte, je ne me battrai pas avec lui, car je sais dompter ma colère et ne me soucie pas de prendre sa pauvre petite vie, qui vaut pourtant certes moins que la mienne. Compromettre l’une ou l’autre, c’est une absurdité.

— Oh, oui ! je vous sens inaccessible aux lâches terreurs ! s’écria Clotilde, pour répondre tout haut à la question qu’elle se posait à elle-même, sur la raison de son admiration, de son enthousiaste amour pour cet homme. Elle trouvait une impression de calme et de sécurité dans la notion du courage qui servait de rempart à son noble bon sens, et l’assurance du sang-froid lucide qui appuyait cette vaillance attestait son invincibilité. Rien ne lui semblait plus naturel, marchant ainsi à son côté, et contemplant en imagination leur commun triomphe, que de faire le pas qui la préparait à devenir sa Princesse Républicaine. Épouse du plus grand des grands, ce titre la mettait au rang des puissances de la terre ; elle en foulait d’autres aux pieds, avec un sentiment de gratitude pour l’homme qui l’avait portée et la soutenait à cette hauteur. L’Élu du Peuple, détenteur d’une puissance plus haute que celle qui répond aux trompettes des rois ! Pour avoir le droit de s’asseoir à son côté, elle pouvait bien affronter la colère paternelle. Elle pressa le bras d’Alvan, comme pour participer plus sûrement à sa gloire. Était-ce de l’amour ? C’était au moins l’essor le plus haut à quoi sa nature pût prétendre.

Elle indiqua la ville où séjournaient ses parents, au bord du grand lac suisse, et invita Alvan à l’y suivre. Elle lui donna le nom et l’adresse de l’hôtel où elle voulait le voir descendre et fixa l’heure de son arrivée.

— Ne suis-je pas précise comme un employé de bureau ? demanda-t-elle, avec un avant-goût de la réalité à laquelle cette précision donnait corps.

— Méthodique comme un ministre, répondit-il avec conviction.

— Je ne vous ferai pas attendre, promit-elle.

— Plus tôt nous nous réunirons après avoir déclenché l’offensive, plus nous aurons de chance de succès, ma crête d’or.

— Ne doutez plus de moi, cher seigneur. Vous m’avez transformée. Vous avez fait passer une étincelle de votre feu dans mon sang. Tenez : je vous adresserai un mot à votre hôtel pour vous indiquer l’heure propice. Et vous viendrez ; vous serez tout de suite près de moi, je le sais. Je vous connais si bien.

— En général, ô Lutèce, les femmes ne connaissent guère qu’à demi un homme, même celui qu’elles ont épousé. Mais vous, du moins, vous devriez me connaître. Vous savez que si je pouvais donner libre cours à ma volonté, — et elle n’hésiterait pas au commandement, — je vous emporterais tout de suite et vous épargnerais le détestable émoi qui va vous agiter pendant notre intermède avec vos parents.

— Pour un peu, je le souhaiterais, dit Clotilde, avec un regard presque implorant. Puis elle se mordit les lèvres, comme pour retenir ce vœu timide.

Alvan posa le doigt sur une fossette de la jeune fille :

— Soyez brave ; la fuite et le défi au monde restent notre dernier recours. Maintenant que je vous vois résolue, je souhaite encore plus éviter un scandale dont nous laisserons la responsabilité à ceux qui nous y contraindraient. Comment pourriez-vous n’être pas décidée, après que j’ai infusé ma volonté dans vos veines ? L’autre jour, sur la montagne… auriez-vous consenti, alors ? C’eût été bien, certes, mais moins bien. Nous avons tous deux un avenir à ménager, et force nous est, si nous le pouvons, de donner pour l’édification des lecteurs, une bonne et sage tenue aux chapitres initiaux de notre histoire. C’est de la maison paternelle que je veux vous emmener, au bras de votre mère que je veux vous prendre, parmi les souhaits de vos amis. C’est ainsi qu’il sied de présenter au monde la femme d’Alvan.

La lettre de Clotilde à la baronne fut rédigée, approuvée, expédiée. À un œil froid elle eût semblé plus hypocrite qu’elle n’était en réalité. Une lettre de ce genre, s’il faut l’écrire, emprunte forcément le langage des impulsions mises en jeu pour sa rédaction, et un tel langage, facile à exagérer, peut paraître en discordance avec la situation. Le rédacteur doit se méfier, même s’il est sûr que ses paroles rendent une image fidèle et bien tournée de ses sentiments. À vrai dire, mieux vaut toujours, pour l’étoile qui monte, ne pas s’adresser à l’astre déclinant. Elle peut à peine hasarder un mot qui ne risque de causer une blessure cruelle. Le seul fait d’écrire semble une insulte à l’âge de la correspondante ; on n’écrirait pas à une rivale plus jeune. Si elle parle d’amitié, elle s’attache à de puériles niaiseries ! Le bonheur ingénu qu’elle proclame, pour faire plaisir à la noble sacrifiée, va soulever dans un cœur féminin des vagues tumultueuses. L’affirmation de son amour suggérera des comparaisons avec une souffrance profonde, une souffrance horrible et longuement subie. La lettre de l’astre ascendant semble impliquer que tout sentiment est mort dans l’étoile abandonnée, alors que sa lecture va réveiller ce sentiment dans ce qu’il a de plus aigu, et provoquer en même temps du mépris pour une aussi niaise affectation d’innocence.

L’intelligence du cœur féminin ne faisait pas partie des dons les plus brillants d’Alvan. Il était trop robuste, il avait eu trop de succès. Pour l’homme à bonnes fortunes, les femmes sont des quilles destinées à succomber d’un coup, sous le tour élégant de la main du joueur ; elles se renversent l’une l’autre, ce qui peut se dire, au figuré, de leurs scrupules ou de l’exemple qu’elles se donnent entre elles. Les goûts d’Alvan l’avaient conduit sur les voies du succès, et la faible résistance qu’il y avait rencontrée l’avait confirmé dans son opinion sur le sexe. Son axiome favori, c’est qu’il fallait tout mettre en jeu pour rendre favorable une première impression ; après ce chiffre initial, disait-il, tous vos zéros feront, aux yeux des femmes, des centaines, des mille et des millions ; quant aux plus nobles vertus, ce sont de pâles unités. Il eût, comme le premier Philistin venu, regardé avec des yeux ronds qui lui eût prédit l’aptitude des femmes à devenir émules des hommes dans la lutte contre le monde. Les femmes, à son sens, devaient faire l’objet d’une poursuite, délassement du politicien analogue à la joie du chasseur, plaisir aigu du poursuivant et de la poursuivie, pimenté par la perspective d’une proche fin de jeu. Il savait apprécier les sentiments des femmes au moment de la poursuite et de la chute, voire un moment encore, mais le changement survenu dans ses propres émotions le rendait inapte à toute communion sincère. État d’esprit commun aux habitués des voies du succès. Pour le moment, il songeait à se marier, et approuva cordialement l’épître à la baronne.

— Il me semble que c’est une lettre fort aimable, et à coup sûr assez humble, opina Clotilde.

— Oui, oui ! admit-il ; elle sait déjà, d’ailleurs, que cette affaire me touche fort.

Voilà pour la baronne.

Puis ce fut l’adieu. Une séparation qui n’est qu’une page tournée avant une rencontre définitive, se prend à la légère et ne va pourtant pas sans un serrement de cœur, mais les dieux sont toujours jaloux du bonheur des mortels. On guette avec émoi l’intervalle qui sépare la coupe des lèvres, même quand on n’a aucune raison de trembler et que la coupe déborde. Alvan dut rassurer, réconforter Clotilde.

— Je sais bien que vous triompherez, soupirait-elle ; c’est inéluctable ; on ne saurait vous résister, comme j’en suis la preuve vivante. Seulement, mes parents ne sont pas d’un abord facile. Je le vois mieux, maintenant que je les ai trompés, quand, par une sorte de convention tacite, ils m’avaient laissée libre, à la condition que je ne fisse aucun pas décisif. Oui, c’est évident. Mais vous, d’autre part, ne m’avez-vous pas donné un peu de votre force ? Qui vous résistera jamais ? L’épouse d’Alvan doit partager son heureuse fortune au même titre que son cœur, et ne point admettre l’insuccès. Pourtant, à dire vrai, je crains de ne jouer qu’avec les trois quarts de mon être le rôle que vous me soufflez ; il reste une toute petite partie de moi-même qui tremble à l’idée d’affronter la réalité. Non, je ne tremblerai pas ; serrez ma main ; je serai fidèle car je suis toute à vous et mets en vous toute ma foi. Vous n’avez jamais connu la défaite ?

— Jamais, et je ne saurais même m’en représenter l’idée, fit Alvan, d’un ton pensif.

Le dernier mot qu’il lui adressa au départ fut : « Courage ! » Elle lui répondit par le plus tendre des regards. L’ « À demain » qu’elle venait de lancer rappelait à Alvan sa promesse et à elle-même qu’elle ne resterait pas longtemps sans défenseur. À se repaître de la vue de cet homme qui était reconnu comme un des élus du monde, elle ne doutait pas de son courage. Elle lui envoya un baiser, et de ses doigts levés lui lança son cœur.