Les Comédiens tragiques/Chapitre 06

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 79-91).

VI

C’était dans un vaste hôtel alpestre, sur une de ces cimes où la mort de l’hiver fait place, aux approches de l’été, à une vie fiévreuse et bavarde. Assis dans sa chambre, à sa table de travail, Alvan abattait sa vigoureuse besogne de gladiateur politique, quand un jeune Suisse vint lui annoncer avec un ricanement tout rond qu’une dame à cheval le demandait en bas. Qui pouvait être cette dame ? Il évoqua divers noms, sans que sortît pour lui des brumes la pensée de Clotilde. Quand il la reconnut, à la porte de l’hôtel, son visage s’illumina, comme sous l’effet d’un rayon de soleil.

— Clotilde ! Au nom du ciel !

Elle eut un grave sourire, et ils échangèrent un salut.

Ravie de la joie intense qui transperçait sous la surprise d’Alvan, Clotilde lui sut gré de se montrer si beau devant ses amis.

— J’étais en train d’écrire, expliqua-t-il. Devinez à qui ? Je venais d’achever mon fatras politique et je commençais une lettre pour charger le professeur de me ménager une entrevue immédiate avec votre père.

— Vrai ?

— Vérité pure, comme vous le verrez. Ainsi donc vous êtes venue, vous m’avez trouvé ! Je veux être traité de manchot si je vous laisse échapper, cette fois !

— Deux désirs font une volonté, selon vous.

Il lui répondit par une explosion d’enthousiasme.

Que la jeune fille eût cherché à le revoir c’était, à ses yeux, le signe d’une capitulation qu’il était prêt à payer d’un dévouement absolu. Cette venue aplanissait toutes les difficultés.

Clotilde le présenta à la ronde, et il fut enrôlé dans la petite troupe. On eût dit d’un homme à qui le sphinx vient de parler. Ils gravirent ensemble les derniers étages de la montagne et atteignirent un second caravansérail, d’où l’on voit, dans la grisaille du matin, émerger de singulières gens enveloppés de couvertures et de bonnets de nuit, pour assister à la naissance de l’astre du jour et recevoir son premier salut.

Alvan suivait lentement, à côté de Clotilde, le chemin de montagne. Il disait :

— Deux désirs ! Le mien était dans votre cœur, et vous l’avez marié au vôtre. Enfin, nous voici réunis en un seul ! Ne parlons plus du temps perdu. Mon désir, à moi, suffit presque, à lui seul, à faire une volonté, n’est-ce pas ? Et il a si bien cajolé le vôtre, que la dormeuse s’est éveillée et que la source a jailli de terre. Unies maintenant, nos deux volontés peuvent bien mettre le monde au défi de nous séparer. Comment y parvenir ? Mon désir est votre destinée ; le vôtre, la mienne. Nous ne faisons qu’un.

Et s’exaltant, il dramatisait sa passion :

— Fussiez-vous à l’autel, je vous arracherais à l’homme qui vous tiendrait la main. Vous ne pouvez m’échapper. Je vous poursuivrais dans la tombe, où votre ombre pâle appellerait mon ardeur pour se réchauffer ; oui, jusque dans la tombe ! Parlez ; — non, regardez-moi ; cela suffit. C’est un Titan que vous avez devant vous et que vous pouvez, comme le métal dans la fournaise, façonner à votre gré. Liquide ou solide, faites-en un dieu ; faites-en la rivière Alvan ou le roc Alvan, mais qu’il marche ou qu’il s’attache, il restera votre maître. Voilà l’éternelle rançon ; l’âme créatrice devient nécessairement l’esclave de sa créature, et demeure sous sa dépendance, même quand elle l’élève jusqu’au ciel. Oui, regardez-moi ! Ah ! ces yeux ! je les connais ! ils fondraient le granit ; ils glaceraient la flamme. Transpercez-moi, doux yeux ! Et maintenant tremblez, car il y a en moi de quoi vous faire peur.

— Prenez garde ! supplia Clotilde, frémissante.

— Garde à quoi ? Au monde, ô mon ciel ? Ce n’est pas vous compromettre que de me regarder, et je n’ai pas honte de mon adoration. J’étais dans l’affliction ; vous êtes venue ; j’ai reconnu ma déesse et j’ai adoré. Le monde, Lutèce, est un monstre à deux visages. Sincères ou hypocrites, il déchire Les faibles, mais ceux qui unissent la force à la sincérité, il les laisse pratiquer en public les rites de leur culte, il les adule et fait chorus avec eux. Je vous le dis : en amour, la force est la seule sincérité, et le monde qui le sait, flaire le vent à notre entour. C’est cela notre privilège. En politique, de même, nous savons que la force est la seule réalité ; le reste n’est que nuages. Derrière le voile des conventions humaines, la force se dissimule toujours, et se pénétrer de ce fait, c’est posséder la baguette divinatoire, c’est échapper à tous les traquenards. Le maître, c’est celui qui découvre la véritable puissance ; le chef, celui qui l’éveille et la pétrit. Pourquoi ai-je toujours réussi ? Parce que je n’ai jamais douté. Les voies du monde s’ouvrent d’elles-mêmes à qui s’avance d’un pas ferme. Vous, — est-ce à votre honneur ? Je laisse à d’autres le soin d’en juger, — vous m’avez plus longtemps résisté que quiconque. J’ai une Durandal pour abattre les pans de montagnes, une voix pour les oreilles qui savent entendre, un filet pour les papillons, un hameçon pour les poissons et le courage nécessaire pour piquer une tête dans l’eau, mais le feu follet ne veut pas se laisser prendre. Il faut attendre, attendre que le pousse vers nous son désir de retrouver une âme. Et le voici venu. L’âme, il l’a trouvée, et voyez comme, du même coup, le monde, le vieux monstre encore sans âme — nous nous efforçons de lui en donner une ! — se mue en fantôme impuissant à faire obstacle ou à terrifier. Oui, c’est bien une âme que je vous donne, quoi que vous en pensiez. Je vous donne la force qui exécute, le courage qui entreprend. C’est l’âme qui fait tout ici-bas ; le reste n’est qu’illusion. À quel signe on reconnaît l’amour ? Comme on reconnaît la musique : à la note pure que rend une corde bien tendue. La corde bien tendue, c’est la musique et c’est l’amour. Cet air de montagne, plus léger à mesure que nous montons côte à côte, me fait vibrer comme une harpe.

— Oh, parlez ; parlez encore ; parlez toujours ! ne cessez pas de me parler ! s’écria Clotilde.

— Vous sentez la griserie de la montagne ?

— Je sens que vous me la révélez.

— Parlez-moi des livres que vous avez lus.

— Oh ! de la littérature romanesque, pauvre bagage.

— Quand nous lirons ensemble, vous ne direz plus cela. La littérature légère, c’est le jardin, le verger, la fontaine, l’arc-en-ciel, la vaste perspective ouverte sur le monde comme sur nous-mêmes. C’est notre sang qui coule, notre histoire en abrégé. La littérature romanesque ! Le Philistin l’exècre, faute de voir en lui-même ou au dehors. Le desséché qui la condamne s’avère rameau sans écorce et sans sève, retranché de l’arbre de vie. Le vulgaire réclame un plaisir à sa ressemblance ; qu’il se vautre dans sa bauge sans attenter à la beauté de la noble fiction. À nous, public d’élite, les bons écrivains de la littérature délassante. Poètes, romanciers, critiques, dramaturges, à eux un rang honorable dans ma République. Je n’ai pas de place parmi eux ; ce sont les lois et les sciences qui ont fait de moi un politicien et m’ont mis sur la route du pouvoir. Et je le dis hautement pourtant, je dois autant aux œuvres de fiction qu’aux livres de science pure, autant à l’étude du sang humain en mouvement qu’à la reconstitution savante de squelettes préhistoriques. Arrière, ceux qui condamnent la fiction et n’ont pas de goût pour les recherches littéraires ! N’aimer pas les jeux de l’esprit, c’est manquer d’esprit simplement ; le critérium est sûr. Mais nommez-moi vos livres.

Elle en cita deux ou trois.

— À quand la première année de la République du Dr Alvan ?

— Clotilde ? Il se tourna vers elle.

— Mon cher seigneur ?

— Ces braves gens qui vous accompagnent, dites-moi, nous les quittons demain ?

— Les quitter ?

— Ensemble ! Plus de séparation. La première année, le premier jour de notre République, ce sera demain. Vous et moi, nous la proclamerons sur ces hauteurs. À plus tard les cérémonies. Nous en ferons la moisson et les lierons en gerbe pour les offrir au monde, avec nos compliments. Demain !

— Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Je suis sérieux comme le Talmud. Décidez tout de suite, dans l’exaltation merveilleuse de cette heure.

— Je ne puis vous écouter, cher seigneur.

— Mais votre cœur bat.

— Je ne suis pas maîtresse de ses battements.

— Dites que j’en suis le maître, alors. Je prépare tout pour demain ?

— Non, non, non ! Mille fois non ! Vous avez lu trop de romans et de poèmes. Je devrais, si j’étais sage, vous repousser avec dédain.

— Allez-vous me faire faux-bond, jouer au feu follet, me filer encore entre les doigts ?

— Il faut me conquérir selon les règles, loyal chevalier.

— Voulez-vous au moins vous laisser conquérir ?

— Et vous, êtes-vous bien cet Alvan qui ne voulait pas être centaure ?

— Je suis un malheureux qui poursuivais un feu follet et qui ai rencontré un rétiaire dont le filet m’emprisonne la tête et les bras. Je croyais avoir affaire à une femme, une femme qui demandait protection, et voici qu’homme ou centaure, elle me tient ligoté. Ceci entre nous deux. Songez seulement à notre défi au monde et fiez-vous à moi ; prenez ma main et jetons-nous dans la mêlée. Dans ce combat-là, c’est moi le meilleur combattant. Fiez-vous à moi et tous les obstacles tomberont. Fuir, c’est résoudre le problème.

— C’est vrai ; c’est vrai ! Je me sens plus de courage, maintenant ! fit Clotilde.

Les yeux d’Alvan se dilatèrent et pesèrent sur elle de toute son attention pensive.

— Mettez donc votre courage à l’épreuve, pendant que vous y croyez.

— Comment se fait-il que tout de monde me croie brave, sauf vous ? gémit Clotilde.

— Parce que je possède une pierre de touche pour reconnaître la vérité. Je suis votre réalité ; tous les autres sont des fantômes. Aux autres vous pouvez en imposer, pas à moi. De courage pour un plongeon, vous en êtes capable, et ce sera le salut pour vous. Fuyons vers le sud, vers l’Italie, et le combat qui viendra, c’est moi qui le soutiendrai ; vous n’y prendrez aucune part. Mais la lutte quotidienne et domestique, seule, loin de moi que vous entendrez calomnier, vous sentez-vous de taille à la soutenir ? Non, rendez-vous mieux compte de ce que vous valez : jetez les dés au nom de l’amour, et partons demain.

— Alors, fit Clotilde avec une malice démoniaque, vous ne vous croyez pas de force à me conquérir sans scandale ?

— Aidez-moi et j’y parviendrai, fit-il sur un ton d’inhabituelle humilité, comme si son orgueil eût soudain fléchi.

Clotilde laissa tomber sa main, dont il se saisit.

— Vous semblez ignorer l’art des nuances, fit-elle.

Il se récria :

— Comptez les années de la vie, mesurez-les ; pensez à l’œuvre qu’il faut accomplir, et demandez-vous si l’on peut gaspiller son temps et sa force à retarder l’inévitable. Ramper sur des degrés que l’on franchirait d’un bond, passe pour des paysans dévots dont le sanctuaire fait le but suprême et qui se traînent sur les genoux. Mais pour nous, c’est là que la vie commence. Notre sanctuaire, à nous, il est devant nous, autour de nous, partout où nous serons ensemble. J’ai travaillé et gâché ma vie ; je n’ai pas vécu et j’ai soif de vivre.

Elle murmura avec ferveur :

— Vous vivrez ! mais se repliant aussitôt dans ses retranchements :

— Demain matin, nous pourrons nous promener. Il faut m’accorder un peu de répit ; nous aurons toute la matinée pour discuter nos projets.

— Vous savez que vos désirs sont des ordres, répondit-il en la contemplant.

Comparée à lui, elle était vraiment une enfant, et si leur différence d’âge lui était une excuse à prendre en main sa destinée, elle expliquait aussi son scrupule à peser de tout son poids sur sa décision.

À la longue table d’hôte, où le bruit des conversations commençait à couvrir celui des couteaux et des fourchettes, la jeune fille s’enorgueillit de la certitude secrète de son empire sur le géant. Parmi les professeurs célèbres, les officiers prussiens, les Français et Italiens enjoués et l’ordinaire appoint de voyageurs anglais des deux sexes dont la mine de profond dégoût pour la conversation n’était pas faite pour animer l’entretien, Alvan se mit à lancer des idées générales et à prendre le dé de la causerie. Cela paraissait naturel, parce qu’il était orateur né, et que son esprit s’avérait aussi meublé qu’étincelant. De plus, il avait une bienveillance spontanée qui le portait à s’intéresser à toutes les manifestations de la vie. Clotilde, à l’entendre, s’expliqua sa popularité dans toutes les classes et tous les partis, et sa réputation de séducteur auprès des femmes. Son amie anglaise était dans le ravissement et le soir, au cours d’un entretien familier, elle posa des questions auxquelles la jeune fille répondit sur ce ton évasif qui est déjà une manière d’aveu.

— N’êtes-vous pas fiancée ? trancha l’honnête insulaire.

Non, Clotilde n’était pas fiancée, au sens exact du terme. Il n’était pas facile, à vrai dire, de définir sa situation. Elle avait, pour complaire aux vœux d’une mourante, — sa plus chaude tendresse terrestre, — consenti à mettre sa main dans celle du prince Marko, et pour le plus grand plaisir de ses parents, confirmé cette sorte de promesse en témoignant au prince des attentions très précises. Mais tout cela, elle l’avait fait pour avoir la paix et pour la joie de Marko. Elle avait réservé son consentement définitif, et l’engagement était incomplet. Marko savait bien, lui, qu’il y avait un autre homme, un génie de l’anneau, un être irrésistible. Il avait été prévenu qu’au cas où l’autre viendrait la réclamer… Et, ce soir même, elle allait lui écrire pour lui dire, pour lui exposer, dans tous les détails… À la vérité, elle les aimait tous deux, mais de façon différente… Et tous deux l’aimaient ! Il fallait qu’elle fît son choix, mais… Les points de suspension sont les meilleurs symboles pour rendre intelligibles les subtilités cardisophistiques, et ils servent si souvent au dialogue que l’écrivain peut bien en user parfois dans son texte. La conversation féminine, en particulier, recourt à des armées de points quand elle touche à certains sujets du cœur incertain, et ne pas les comprendre aussi bien au moins que les mots, quand les mots nous ont, pour ainsi dire, amenés au bord de l’expression et montré les précipices, c’est faire preuve d’une lourdeur bien paysanne.

Le matin se leva sans soleil, et les voyageurs emmitouflés s’en allèrent saluer un ciel aussi emmitouflé qu’eux-mêmes. Ils rentrèrent trempés, en exprimant sur des modes divers une déception qui n’excluait pas quelques rires. Alvan manifesta franchement son dépit : cicerone improvisé, il eût voulu présenter à sa bien-aimée le spectacle, à lui cher, du char d’or et des coursiers du soleil bondissant au-dessus des cimes et des lacs. Ce désappointement se mua en consternation quand il entendit l’amie de Clotilde annoncer son départ immédiat. Elle avait protesté contre l’interprétation païenne que donnait Alvan de la réalité solennelle du lever du soleil, et l’accusait de détruire, ou de réduire, par une définition trop matérielle, une grandeur qui, à son sens, devait son essence au mystère. Elle ne se laissa pas tenter par la promesse d’un lever de soleil réussi, si elle voulait différer son départ. Son enfant, qui relevait de maladie, était resté en ville, au pied de la montagne, et elle ne pouvait s’attarder plus longtemps. Alvan insista. Clotilde venait de tousser dans l’air humide du matin et il serait dangereux de l’exposer à nouveau. Ne l’avait-on pas entendue tousser ? Si, la bonne dame l’avait entendue mais, en ce qui la concernait, force lui était de partir : comment rester plus longtemps quand elle laissait un petit malade au lit ?

— Voyons, madame, allez-vous la traîner dehors avec une toux pareille ?

— Songez à mon enfant, répliqua l’Anglaise, et Clotilde convint qu’elles avaient décidé de descendre ce jour-là, et que la place de son amie était près de son enfant.

— Impossible ! gronda Alvan ; l’enfant est en pleine convalescence et c’est vous qui courez au-devant du danger. Il discutait avec l’absurde femme et opposait des arguments de raison à l’instinct maternel. Naturellement, il fut battu, et dut s’incliner en rongeant son frein. Son impatience fit à Clotilde l’effet d’un cri étranglé dans la gorge.

— Mères et enfants sont trop forts pour moi, fit-il, un peu honteux de cette excessive insistance. Puis, aidant Clotilde à s’envelopper chaudement, il lui fit des recommandations sur la façon de respirer l’air cru de la montagne.

— Je vous admire de savoir céder, fit-elle.

Il eut un froncement de sourcil, puis sourit :

— Vous savez bien ce que je voudrais implorer.

Elle le supplia d’avoir confiance en elle, sans pourtant arrêter le torrent d’imprécations passionnées qui partit à l’adresse de la pauvre Anglaise, selon un rite dont sont presque partout victimes ses compatriotes, dès qu’au sortir de leur île ils s’écartent des voies où les saluent hôteliers et valetaille. Mais Clotilde fit observer que son amie ne faisait pas montre de froideur en songeant à son enfant.

— Oh oui, ces gens-là savent faire leur devoir, fit-il d’un ton morne, mais avec un souci de justice.

— Et somme toute, c’est à elle que vous devez de m’avoir vue.

— Vous avez raison, concéda-t-il, et il s’ingénia, à force de courtoisie, à faire oublier sa violence.

Clotilde s’éloigna sous une lourde averse et disparut bientôt dans un pan de brume, mais au pied de la montagne un messager lui remit une lettre d’Alvan, torrent brillant de lave épanché de son cœur après la séparation et confié au petit montagnard qui savait devancer les voyageurs du grand chemin. De l’autre côté du lac, en entrant dans son hôtel, elle trouva un télégramme. Le soir le fil lui transmit un « Dormez bien », puis un « Bonjour » à son réveil. Un récit enjolivé des faits de la journée lui parvint par la même voie, puis le soir, ce souhait : « Dieu vous garde ! »

— Qui pourrait lui résister ? soupira Clotilde. Elle se sentait exaltée, vibrante, flattée, ravie, mais aspirait en même temps au calme et souhaitait un abri où échapper à l’excès de vie dont il l’entourait. Cette fois, il ne fallait pas compter sur un refroidissement de sa ferveur.

— Quel merveilleux, quel idéal amant ! admirait son amie.

— S’il n’était que cela, fit pensivement Clotilde ; s’il n’était que cela, chère Anglaise, on pourrait bien lui résister. Mais tous les amants, Alvan les domine de haut ; c’est un homme merveilleux et idéal, un homme si grand, si généreux, si héroïque, si gigantesque, que ce qu’il veut doit être.

L’autre n’eut pas de peine à saisir la transparente indication : Clotilde attendait d’elle de nouveaux éloges.

— On reconnaît en lui un parfait gentleman, fit-elle observer, en femme qui avait entendu, le matin même, Alvan commander son bain et qui l’avait vu, en dépit de sa contrariété, user de courtoisie à son endroit.

Clotilde acquiesça d’un signe de tête bref ; son idée à elle était infiniment plus haute, et elle ne goûtait guère cette adaptation à un géant du microscope britannique. Il lui déplaisait d’entendre traiter de parfait gentleman l’homme qu’elle tenait à juste titre pour une magnifique nature. Cependant, estimant avec raison que les plus grandes qualités en supposent de moindres, elle se disait que la moindre qualification devait s’appliquer en l’espèce à une effigie élégante, qui pourrait, pour les étreintes, s’animer de fort agréable façon.