Les Comédiens tragiques/Chapitre 09

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 137-146).

IX

Après son hautain exploit, Alvan regagna son hôtel, où le spectacle de la chambre qui, le matin même, avait vu entrer Clotilde, lui serra le cœur. Il se mit à rédiger sa première lettre au général de Rüdiger et fit taire une voix secrète qui lui reprochait d’avoir dédaigné le chemin facile, pour s’engager sur un sentier inconnu et périlleux. Quel qu’il fût cependant, sa confiance en lui était assez forte pour lui donner la certitude de s’y frayer sa route, mais cette assurance n’empêchait pas le fantôme de Clotilde de le poursuivre d’un regard inquiet. L’insistance de ce regard finit par le faire songer par delà sa propre personne, à un acteur qui n’avait pas demandé à jouer son rôle, pour brillant qu’il fût. Lui, il appliquait toute son énergie au rôle qu’il s’était assigné, pour s’en tirer victorieusement. L’événement, sans aucun doute, tournerait à son crédit, et il entendait à l’avance les commentaires flatteurs du monde.

— La femme d’Alvan, dirait-on, fut honorablement conquise, au sein de sa famille, comme il sied à la femme d’un docteur en droit, quand il lui aurait suffi, pour l’enlever, selon l’ancienne et illégale pratique, de faire appel à un cocher. Alvan, le républicain, est avant tout bon citoyen. Considérez sa vie passée d’après ce trait de caractère.

Cet homme, dont l’ardente rébellion avait si souvent défié le monde, se faisait, par désir d’une passion respectable, strictement observateur, sinon esclave, de ses lois, comme ces hauts personnages qui ont satisfaction à répondre au salut profond de la foule. Il faut évidemment, pour leur auguste sérénité, que la foule salue d’abord, mais le petit signe de tête qu’ils rendent en échange n’a rien d’indépendant. En cessant d’être un rebelle, Alvan se voyait dignitaire reconnu de la société et tombait dans les chaînes de cette situation nouvelle.

Clotilde avait passé dans cette chambre et donné la preuve de ce qu’on pouvait attendre d’elle. Elle s’était compromise et avait mis en jeu son honneur de jeune fille ; ses parents devaient le comprendre et agir en conséquence. Sa sotte de mère serait mise à la raison par le général, qui était homme du monde et ne songerait pas à repousser, — du moins dans l’état actuel des choses, — un gendre honorable et appelé, en définitive, à faire l’orgueil de sa maison. « Donne-moi, ami, une fleur de ton jardin, et je réjouirai, en la portant un jour, ton cœur paternel. »

La lettre dépêchée, Alvan se mit à arpenter la chambre en compagnie du fantôme de Clotilde. On vint bientôt le prévenir que le comte Walburg et un autre familier des Rüdiger demandaient à le voir. Ces messieurs n’apportaient pas de réponse du général, mais prétendaient obtenir d’Alvan la promesse de renoncer à Clotilde. Il s’y refusa, bien entendu, et à leur suggestion que le général pouvait avoir assez d’influence pour le faire chasser de la ville, répondit par une mise au défi de le faire. Mais cette orgueilleuse réponse ne l’empêchait pas de voir plus loin que les paroles des deux envoyés, et de découvrir un accent nouveau pour lui, un accent sinistre et extraordinaire, dans leur façon d’accueillir ses prétentions à la main d’une femme de leur caste.

Sans cesse en lutte contre la société, Alvan n’avait pas encore pleinement compris l’opinion que cette société se faisait de lui, et dans les circonstances présentes, son impétueux désir de signer la paix lui avait fait négliger la question. L’attitude des deux visiteurs était un coup brutal qui l’éveillait en sursaut. Ils s’astreignaient à une politesse pointilleuse et ne mésestimaient pas des mérites faits pour commander le respect d’homme à homme. Mais sous la courtoisie de commande, leur raideur proclamait l’impossibilité d’une union entre Clotilde et un homme tel qu’Alvan, et semblait désigner le rideau qui masquait son histoire. Alvan ne pouvait le soulever pour présenter sa défense, ni sembler remarquer le mépris secret que l’on affichait pour son caractère, et malgré la rage qui lui bouillonnait dans la gorge, force lui était de ravaler l’apologie et l’insulte et de rendre politesse pour politesse, avec une bouche qui eût voulu tonner.

Une seconde tentative, sous forme d’une lettre pressante demandant une entrevue au général, eut le sort de la précédente : le messager fut congédié sans réponse.

Alvan passa une nuit d’atroce agitation. Dans ses lectures de jeunesse, il avait été frappé par le destin du noble conspirateur génois qui se glisse dans le port, d’un pont de bateau à l’autre, et à minuit, au moment où s’affirme le succès de son entreprise, à l’heure où le signal de l’action flambe par-dessus navires et forts, se sent entraîné au fond de l’eau par le poids de son armure. Alvan se trouvait une ressemblance avec ce Fiesque, se voyait comme lui arrêté par un obstacle sans noblesse, ignominieusement écrasé, étouffé sous le poids des forces mêmes qui l’armaient pour le combat. La carrière d’un Alvan brisée par le refus d’une main de femme ; songez-y ! Cette enfant, que pouvait-elle peser dans une existence comme la sienne ?

Hélas ! la question à peine posée, le souvenir du passage de l’enfant suffit à illuminer la pièce ; elle eût pu être à lui, à cette heure, et cette seule idée accusait la folie de l’avoir repoussée. Et pourquoi l’avait-il fait ? Femmes, faibles femmes, il faut que vous soyez parfois inspirées du ciel. Elle l’avait mis en garde, mais lui, tout fier de ses armes, n’avait rien voulu entendre. Et maintenant il étouffait ; il souffrait la torture du noble Génois submergé dans son armure ; il souffrait plus encore, car le délire de l’homme qui se noie n’agite qu’une minute son cerveau haletant, tandis qu’il devait rester lui, toute la nuit, livré à la merci de la nuit.

C’est seulement au lever du jour que le calme lui revint. La nuit a peu de pitié pour ceux qu’accablent les remords et n’en a aucune pour l’homme fort qui crie la folie de ses fautes. La nuit lui avait apporté une fièvre de fureurs ; l’aube, en chassant cette fièvre et en clarifiant son esprit, lui permit d’évaluer la force qui lui était opposée. Il se complut un instant à ce paradoxe que c’était la petitesse même de cette force qui faisait son énormité, et tira une amère et pauvre satisfaction de son intelligence de la situation. De grands ennemis, de vastes entreprises, auraient, comme toujours, exalté et ranimé sa vigueur. Mais ici, il se trouvait en face d’un obstacle méprisable et stupide que l’on ne pouvait guère attaquer avec ses propres armes, et qu’il avait cependant consenti à assaillir sur son terrain et selon ses lois. En fermant sa porte, en faisant la sourde oreille à ses coups de heurtoir, l’adversaire le réduisait au désarroi. Et les armes qu’il possédait ! L’histoire d’Alvan, son sang même, l’exposaient aux traits ennemis et la seule qualité de géant dont il pût faire état, ne servait qu’à donner plus de place aux coups.

Cette clairvoyance, fruit de la fièvre, le torturait sur son lit à la Fiesque. Dans nos crises, la sûreté de vision est moins rare que la justesse de sensations ; nous nous formons souvent des choses une appréciation exacte tout en nous comportant comme des énergumènes. L’œil perçoit les faits dont les nerfs trop vibrants modifient la couleur ; sans agrandir ou rapetisser les objets, ils en altèrent profondément l’effet sur nous, selon qu’ils les colorent d’une lumière sombre ou joyeuse, et accomplissent leur œuvre d’extravagance sur une matière apparemment inerte. La couleur capricieuse, c’est la fièvre. Alvan, qui ne connut jamais de défaite, veut conquérir celle qu’il aime et qu’il a perdue par sa folie. Elle était sienne : elle lui a été arrachée. Elle venait à lui sur un signe : elle s’est couchée devant ses tyrans. La pensée de Clotilde était pour Alvan le ciel radieux et l’abîme, la vie et la mort. Un battement de cœur la lui montrait tombant dans ses bras ; le battement suivant le laissait, les yeux ouverts, dans les ténèbres. Et à qui la faute ? Il sortait de sa stupeur pour hurler sa rage et se considérer avec des yeux de fureur. Il s’accablait d’invectives que ses pires ennemis n’auraient pas mieux que lui su manier. D’Alvan à Alvan, de telles injures annonçaient un de ces cataclysmes qui, dans un pays de nobles architectures, réduisent en poussière la splendeur orgueilleuse des ouvrages humains. Abattu parmi les ruines, plus bas que le troupeau humain, il proférait des injures vulgaires qui, adressées à un homme tel que lui, semblaient des hideurs monstrueuses. « Fou ! benêt ! âne bâté ! triple idiot, histrion ivre ; misérable valet qui prend pour se suicider une mine maudite de fat frisant sa moustache. Clotilde ! Clotilde ! Oh ! l’histoire de l’homme qui tenait dans la main le joyau des joyaux et qui le jeta à la mer, en croyant lancer un caillou. Cherche donc maintenant, imbécile, cherche jusqu’au jour du Jugement dernier. Il n’y a rien dans l’eau que ta face d’imbécile, pour mordre à l’appât. Lance ta ligne pour pêcher la beauté perdue et tu retireras l’ombre de ta tête d’âne. Quel est le monstre inspiré qui refusa le présent des dieux, pour pouvoir se le faire octroyer selon sa cérémonieuse étiquette ? Ils rient bien maintenant. Comme ils rient, par Orcus ! Le rire des dieux, c’est l’éclat d’une ironie meurtrière pour les mortels. Pourraient-ils souhaiter plus beau sujet de rire que celui d’un géant devenu imbécile ? »

Des larmes jaillirent de ses yeux, des larmes de rage, de regret, de mépris de soi. Oh ! se retrouver au jour précédent ! Il appelait à grands cris le retour de la veille ; il hurlait ; il grondait. Un géant en guerre contre les pygmées, contraint de se servir de leurs armes et de les combattre à genoux, de les frapper de la main droite tandis qu’il se flagelle de la gauche, a trop à faire pour s’occuper de sa dignité. Dans ses lettres aussi, Alvan fait figure de Cyclope, lançant des rochers et soulevant les eaux pour submerger des navires. Peu lui importait sa dignité ; il se montrait nu. Dans cette frénésie éhontée, il rédigea des missives à l’adresse de Clotilde, de la baronne et de l’ami que, pour l’instant, il sentait le plus proche de lui, du colonel de Tresten. C’est en toute sincérité qu’il leur affirmait que le fond de son angoisse, c’était bien plus encore d’avoir agi en imbécile que d’avoir perdu Clotilde. Tout, jusque-là, dans sa carrière, n’avait été que témoignage de force et succès. La perte d’une femme par sa faute lui apparaissait grosse de menace ; c’était la fuite furieuse, dans un nuage, de sa déesse tutélaire, la marque de l’éclipse de sa force et de ses succès. Dans ce naufrage formidable, Clotilde n’était qu’un atome, un imperceptible atome, et la clef pourtant de l’édifice : en la reconquérant, il redeviendrait lui-même. Cette pensée rendait toute son ampleur à sa passion, prêtait à Clotilde une splendeur qui éblouissait ses yeux, lui remplissait les bras d’une présence si douce qu’elle lui arrachait des sanglots.

Son amour reprenait de la force avec le retour de sa vigueur. C’est le géant en lui qui aimait. La douceur et la malice de Clotilde, sa façon d’ouvrir ou de fermer la bouche, la finesse de son esprit, ses cils tendres, ses regards d’intelligence, ses soupirs, les mille nuances de ses gestes et de ses expressions, mobiles comme une eau limpide, tous ces traits, un à un lui revenaient à l’esprit, clairs messagers de l’obscure splendeur qu’il adorait d’un amour spiritualisé par la tempête. Géant soumis aux convulsions des géants, charnel comme eux, grossier, brutal, terrible et horrible sans doute sous les morsures du fouet et le soulèvement profond des passions, Alvan avait grand cœur : il savait aimer d’un amour de géant, et donner sa vie pour la femme qu’il aimait, bien que la nature de sa passion ne fût pas éthérée, — pour un ami, bien que cet ami pût avoir beaucoup à lui pardonner — ou pour la cause publique, bien qu’elle dût subvenir à ses appétits. C’était un véritable homme, un fils de la terre, et s’il ne savait pas dépouiller sa personnalité formidable pour soupirer des élégies au milieu d’une tempête de douleur, si le tronc noueux de ce chêne géant rendait sous les coins un son puissant de bois écartelé plutôt qu’un cri angélique, il souffrait, comme il aimait, jusqu’au fond de son être.

Ce n’est pas à nous de sonder les profondeurs. Alvan n’était pas héroïque, mais formidablement homme. L’amour et l’homme se rencontrent parfois en un noble accord ; les cordes de l’instrument ne sont pas toutes si rouillées que le doigt de l’Amour ne puisse en tirer de hautes harmonies et couvrir un instant le grincement des rouages. Mais l’amour qui purifie, qui élargit, qui affranchit l’âme, l’amour qui s’approche d’un temple de chair demande temps, espace et aide des circonstances pour rendre ce temple digne des rites. L’homme n’est fait de mélodie que dans les romans. Dans un géant, il y a bien des géants à tuer ou du moins à soumettre, avant que le dieu d’amour exerce toute autorité. La chose ne se fait pas par miracle.

Sort cruel pour Alvan : celle qui était devenue pour son cœur altéré l’étincelante nébuleuse, était aussi une femme dont il connaissait la fragilité. Qu’il l’eût ravie à un rival, la chose n’était ni étonnante, ni injustifiable : ils étaient assortis comme deux autres ne pouvaient l’être ; le bel enfant qui avait été uni à Clotilde par une sorte d’engagement était son esclave, et c’est un maître qu’il lui fallait pour compagnon. Elle était venue tout naturellement à Alvan, mue par la compréhension sacrée de leur merveilleuse analogie. Mais deux fois, laissée à elle-même, elle avait fait défection, pour se soumettre à nouveau dès qu’ils s’étaient retrouvés, implantant ainsi au cœur d’Alvan la conviction fatale qu’il la tenait et ne pouvait la tenir que par une influence matérielle et directe. Conclusion à demi-véridique, à demi-erronée, puisque même écartée de lui par sa seule faiblesse, Clotilde croyait encore en lui, mais seule conclusion précise à quoi il pût arriver, et qui lui fut fatale, en déchaînant le démon de son impatience.

— Ils creusent leurs sapes maintenant, en ce moment même !

Déjà indifférent aux moyens employés et sans cesse plus téméraire à mesure qu’il se grisait de son agitation, il mit sur pieds mille entreprises folles pour arriver jusqu’à elle. Un peu de confiance, le peu même qu’elle méritait, l’eût arrêté : malheureusement, il en avait moins qu’elle, qui en avait assez pour croire confusément à sa constance et ne l’avait renoncé que par faiblesse de cœur. Lui, quand ne l’apaisait plus la certitude de sa domination, la traitait de sable mouvant. Pourquoi l’avoir laissée échapper, alors ? Cette question aux lugubres résonances impliquait pour la femme un odieux reproche. Comment avait-il pu être aussi stupide, se demandait-il pour la centième fois ; et, sans lui répondre, les conseillers de sa pauvre sagesse se mettaient en campagne pour parfaire sa faute : sa Vanité géante priait sa géante Énergie de mettre en œuvre sa géante Duplicité. Il écrivit à Clotilde, invoquant d’un côté, en leur faveur, une loi qu’il lui ordonnait d’autre part d’enfreindre. Il leva et styla une armée d’espions et sema l’or pour faire parvenir sa lettre, pour obtenir une entrevue, pour échanger un mot avec elle.