Les Comédiens tragiques/Chapitre 10

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 147-155).

X

Son ami le colonel de Tresten se trouvait près de lui, quand se produisit la contre-attaque ennemie, sous forme d’une lettre de Clotilde apportée par le comte Walburg et son compagnon. Ce n’était pas une réponse ; c’était un avis de rupture.

Brièvement, en mots glacés bien faits pour une telle déclaration, Clotilde signifiait que le passé devait être mort entre eux ; elle appartenait désormais à sa famille ; elle avait quitté la ville. Elle ignorait où se trouvait Alvan, mais tenait à lui faire entendre qu’ils devaient, à l’avenir, être étrangers l’un à l’autre.

Alvan brandit le hideux papier, après l’avoir lu ; il le frappa du doigt et le froissa dans sa main. Muette imprécation d’un homme que l’outrage à sa passion réduisait, pour un moment, à l’état de brute. Le front sinistrement contracté, il agitait à bout de bras, dans son poing crispé, la lettre empoisonnée.

Tresten vit que son ami se croyait parfaitement maître de soi parce qu’il n’avait pas ouvert la bouche et avait su conserver une apparente courtoisie.

— Vous vous êtes acquittés de votre mission, dit-il au comte Walburg, dont le compagnon semblait peu disposé à se retirer sans assurance positive et insistait pour emporter une réponse.

Alvan se tourna vers lui et lui désignant le papier :

— Vous acceptez la responsabilité de ceci ?

— Certainement.

— C’est un mensonge.

— Pareille visite est une provocation, fit observer Tresten au comte Walburg.

— Nous ne l’avons pas faite dans cette intention, répliqua le comte en s’inclinant d’un air pacifique. Son ami n’était pas homme d’épée et n’avait pas à relever une insulte. Ils se retirèrent pour laisser la lettre faire son œuvre.

Les natures puissantes, dans leurs sursauts de fureur, ne s’observent qu’au vol, comme un nain regarde un monstre, comme les Scythes attaquaient la phalange. À entendre les rugissements d’un Hercule revêtu de la fatale tunique, nombre de braves petites gens mettraient en doute la noblesse de son amour pour Déjanire. Ils concluraient que ce n’était pas un amour chevaleresque et que le héros pensait trop à lui-même. Ils en viendraient à douter que ce fût un gentleman ! Déception du coup d’œil furtif jeté sur le demi-dieu, pour des hommes vêtus de confortables tuniques ! Il y eut une explosion furieuse et brève qu’Alvan maîtrisa soudain pour demander vivement ce que la baronne pensait de Clotilde et avait entendu dire d’elle. Tresten indiqua, d’un geste, que les renseignements étaient médiocrement encourageants.

— Oui, ma Clotilde a des ennemis par centaines, et moi, moi seul, je la connais ; moi seul, je puis la défendre, toute faible, toute vile, toute superficielle, toute capricieuse et traîtresse qu’elle soit ! s’écria Alvan, déchaîné contre elle par un nouvel orage. Hier, il y a deux jours à peine, — que dis-je ? tout à l’heure ! — elle était à moi ; elle me le jurait, ici-même, dans cette pièce ; elle se donnait… Et maintenant !… Il se radoucit, se redressa et accusa Tresten de calomnier Clotilde. Dites d’elle ce que vous pouvez imaginer de pis, vous ne m’empêcherez pas d’en faire la sans pareille. Oui, c’est sérieux, je ne rêve pas ; j’en ferai… Oh ! Dieu ! elle a tourné casaque ; je l’en sentais capable. Il y a trois quarts de bête en elle pour un quart de déesse ; seule, traquée, loin de moi, elle se révèle bête tout entière, et bête lâchement prostrée, elle qui, sous mon aile, devient la plus noble et la plus brave. Vous ne comprenez pas, Tresten ? Qui pourrait se vanter de comprendre les femmes ? Vous la détestez. Vous avez tort. C’est une énigme, mais pas plus indéchiffrable que les autres. Elle me trahit, dites-vous ? Elle l’a écrit. Bah ! que n’écrirait-elle pas ? De cette femme vile entre toutes, je ferai la plus enviable, la plus… Clotilde !

La vue de la signature de Clotilde au bas de la lettre fatale l’atterrait et lui arrachait ce cri. Elle avait donc fait cela ; elle avait écrit son nom sous cette renonciation. L’idée d’un tel crime lui était insupportable, et pour apaiser ses tortures, ce n’était pas assez d’une victime. C’est le sexe tout entier qu’il vouait à la mort. Alvan tonna contre la femme, la femme, cet être pervers d’autrefois ; en elle sa fureur ne voulait plus connaître Clotilde, bien que ce fût ce nom qui l’eût soulevée, et que la connaissance de cette pécheresse particulière eût déchaîné ses malédictions contre l’espèce tout entière. Il se tordait, s’étreignait la poitrine, comme si la lettre fatale eût collé à ses flancs. Il l’appuyait à ses côtés, la frappait, la froissait, la caressait, la baisait, puis la jetait à terre et la piétinait avec des injures. La voyant à ses pieds, il se penchait brusquement, comme un homme cassé en deux, se lamentait, gémissait, revoyait un instant Clotilde. Le papier collait à sa chair, et par mépris de celle qui l’avait écrit, par doute de son geste, il tirait sur le trait empoisonné, brisait la hampe, et laissait le dard dans la plaie : elle les avait bien tracées ces lignes, à supposer même qu’on l’y eût contrainte par la force. Torturé à suivre la trace de sa main sur le papier jusqu’à la signature, il sentait la morsure mortelle et profonde de l’aspic auquel il ne pouvait faire lâcher prise. La lettre vivait ; l’exploit état toute la femme ; il n’y avait pas à les séparer l’une de l’autre ; c’était le meurtre de l’amour.

Oh ! cette femme ! elle a tué l’amour ; elle a supprimé l’amour. Archi démon, meurtrière de l’humanité, Apollyon femelle ! Une fois de plus, aux yeux d’Alvan, Clotilde disparaît sous l’iniquité prodigieuse qui couvre son sexe d’un manteau de nuit ; il ne voit plus que les femmes, ce que sont, ce que font les femmes, de la première à la dernière, poupées niaises et sans âme, entraves de l’homme, suceuses de sang ! Puis soudain, un trait de l’unique criminelle qui lui revient à l’esprit, l’accable de tortures nouvelles avec le souvenir de son absurde générosité.

— Pour cette femme, — vous me connaissez, Tresten, — pour cette femme, j’aurais sacrifié vie, fortune, devoir, avenir, immortalité. Elle le savait, et elle… voyez !…

Il déplia la lettre avec précaution, pour la relire, puis la roula en boule.

— Elle a signé son nom, signé son nom, son nom ! Dieu du ciel ! D’une sainte on se refuserait à croire cela : elle a mis son nom au bas de cette putasserie ! Voyez ! Clotilde de Rüdiger ! C’est bien son écriture ; c’est sa signature : Clotilde en toutes lettres. Vous n’auriez pas imaginé cela, hein ! Mais voyez|

Devant les yeux battants du colonel, Alvan souligna de l’ongle le nom de la jeune fille.

— Vous voyez, Clotilde, sans plus de vergogne qu’elle eût écrit à une de ses amies pour lui parler de chapeaux, de danse ou de roman. Étrangers, à l’avenir, elle et moi !

Son rire, même à Tresten, homme des camps, parut profane comme un cri sous une voûte de cathédrale.

— Quand je pense que cette femme a été dans mes mains, que je l’ai épargnée et laissée échapper, que j’ai sué sang et eau et saccagé le code pour lui rendre hommage et l’honorer autant que mortelle puisse l’être ! Et nous voici étrangers. Vous entendez,… Tresten ? Ah ! si vous l’aviez vue ici ! si vous l’aviez vue ici ! elle était éperdue, et moi, l’homme qu’elle perce maintenant de ses flèches glacées, je contenais sous un triple verrou l’enfer qui se déchaînait en moi ; j’ai fait pis : je crains d’avoir brisé le cœur d’une femme merveilleuse, pour couper court à l’avance à toute calomnie, pour désarmer la médisance, pour qu’aucune accusation fortuite ou malveillante ne pût, à tort, ou avec une ombre de soupçon, être lancée contre elle. Je crois que cela vaut mieux pour nous deux ! Elle ne se contente pas de décider ; elle réfléchit pour moi. Elle agit ; moi, je n’ai plus qu’à me soumettre. Elle n’a jamais manqué d’une certaine présomption. Eh bien, écoutez : sa lettre me blesse mais ne me leurre pas. Étrangers ! Pauvre sotte ! Comment ne pas voir qu’on l’a clouée à sa table, pour lui faire écrire cela ? Cette lettre est un mensonge flagrant : Elle sait mentir ; elle est née pour le mensonge ; elle ment comme une sainte qui triche Satan ! Elle dit qu’elle a quitté la ville. Allons donc la chercher !

Il arpentait la pièce à grands pas.

— Je fouillerai tout le continent ; je ne laisserai pas de répit à ses geôliers ; je les traînerai devant les tribunaux ; j’userai de ruse et de violence, si l’adresse et la légalité me trahissent. Je l’ai juré. J’ai fait tout ce que l’honneur exige ; j’ai fait plus qu’aucun autre homme n’eût fait, à ma connaissance. Et maintenant, c’est la guerre, la guerre déclarée. Ils la veulent, ils l’auront. De gré ou de force, je leur reprendrai cette femme. Elle m’appartient, et s’il y a des lois pour m’empêcher de reprendre mon bien, au diable la loi ! Me croyez-vous homme à me laisser battre ? Alors Cicéron ne serait qu’un fantôme ? Et César un héros de conte de bonne femme. Non, pas de défaite, s’ils appartiennent à l’histoire, si l’éloquence et la domination ont quelque pouvoir sur le cœur et l’esprit des hommes ! Pour commencer je lui écris.

Son ami objecta en vain leur ignorance de l’adresse de Clotilde : la plume courait déjà ; le cerveau déversait un flot de pensées.

Véritable saignée que cette lettre, dont les pages interminables apaisèrent la fièvre d’Alvan. À mesure qu’il écrivait, Clotilde lui apparaissait plus éclatante, plus indistincte, plus furieusement désirable. Toute l’activité concentrée de son être le précipitait sur les pas d’une Clotilde surhumainement idéalisée. Jour entre les jours que celui où il l’avait vue pour la dernière fois ; jour qui représentait Clotilde en personne, se confondait avec elle, et l’éclairait lui-même d’une lumière aveuglante ; avant, comme après, tout n’était que ténèbres. Ce jour unique était le soleil de sa vie. Jour de pluie dont il voyait exactement l’atmosphère de suie et les rues inondées, et dont il célébrait l’inégalable splendeur. Sa lettre était un hymne brûlant à ce jour glorieux dont sa hauteur morale l’avait rendu digne. La femme qui l’avait vu ce jour-là, pouvait-elle lui être infidèle ? Concluant de ses sentiments à ceux de la jeune fille, il crut pouvoir l’absoudre de cet injurieux soupçon et se trouva rasséréné : sa lettre achevée, il se mit à fredonner.

Conseil tenu avec ses amis et ses messagers, il chargea des espions de surveiller la maison des Rüdiger et de faire passer sa lettre à la femme de chambre ; d’autres eurent pour mission de dépister la trace de Clotilde. Il semait l’or et les ordres.

Le colonel de Tresten avait été témoin de son attachement à la baronne ; il était leur ami à tous deux, et un ami fervent. Les hommes qui entraient en contact avec Alvan, prenaient d’emblée nette figure d’amis ou d’ennemis, car il n’y avait pas à se méprendre à ses sentiments : dévoué à ceux qu’il aimait, il se montrait impitoyable pour les autres. Le colonel avait été confident de la peine st de la résignation de la baronne devant la passion nouvelle d’Alvan. Il partageait ses doutes sur la noblesse de caractère de Clotilde, à qui le sentiment général n’était guère favorable. Mais la baronne et lui savaient qu’Alvan amoureux n’était pas homme à obéir aux conseils de prudence. Il hasarda pourtant une allusion aux bruits qui couraient sur la légèreté de Clotilde.

Alvan fit un signe d’acquiescement :

— Vous avez raison ; elle est tout ce que vous voulez ; vous ne pouvez, à son sujet, exagérer en bien ou en mal. Elle est unique, de quelque couleur qu’il vous plaise de la parer. Puis, sur un ton sentencieux :

— Elle a écrit cette lettre. Et après ? C’est son écriture, à n’en pas douter, et certain de cela, je ne voudrais pas qu’elle n’eût pas été écrite. Je l’aime, cette lettre.

Il semblait égaré par cet amour de l’horrible chose, mais recouvra bientôt son calme.

— La vérité sur Clotilde, c’est qu’elle a pour moi tout le charme. Elle est plastique entre mes mains. C’est un trésor que d’autres gâcheraient. Je fais d’elle ce que je veux : elle le sait et sait que de moi dépend son plein épanouissement. J’insuffle en elle toute l’âme de la femme. Quant à sa lettre… » Les mots semblaient, cette fois, lui brûler les lèvres… « libre à elle d’écrire. Elle est faible et flexible ; c’est un roseau. Elle… mais laissons-la en paix. Quand elle se comporte en bête, dites d’elle : « Elle est loin d’Alvan ! » Moi je lui pardonne, Sa lettre ne signifie que ceci : « Imbécile qui m’as laissée partir ! » Oui, voilà. Ses parents jouent aux tyrans et la traitent comme ils n’ont pas le droit de le faire en ce pays. Je le leur montrerai bien, dès que j’aurai réussi à la voir, ce qui ne tardera guère, croyez-le. Dès demain, j’irai trouver le chef de Rüdiger et il me suffira d’exposer, à ma façon, l’état des affaires au Ministre, pour obtenir, de son autorité, mon admission auprès de Clotilde. Et alors, ami, vous verrez. Vous verrez : je n’aurai qu’à lever le doigt. C’est sur ma prière qu’elle est retournée à sa mère. Il me suffira de lui faire signe.

L’heureuse certitude de son autorité sur Clotilde l’avait calmé. Tous les géants de sa nature étaient déchaînés, et c’est en pareil cas qu’une nature vigoureuse trouve le repos, ou telle est du moins la condition du repos que lui accorde la vie.

Le lendemain, il s’en allait frapper à des portes qui auraient plutôt attendu la menace d’une foule armée sur ses talons, que l’étrange plainte de ce violent maltraité par l’amour.