Les Comédiens tragiques/Chapitre 11

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 156-169).

XI

L’histoire du départ de Clotilde n’était pas mieux fondée que le récit de la femme de chambre touchant l’éloignement d’Alvan. C’était une anticipation sur la vérité, machinée par les Rüdiger. En réalité, on éloigna Clotilde le jour où l’armée des espions et des messagers secrets mise sur pied par Alvan dut une dignité nouvelle à l’adjonction d’hommes de loi prêts à prendre la tête des troupes d’assaut.

Clotilde, qui voyait dans ce déplacement une chance de libération, partit sans résistance. Aller sur les routes, voir des visages, cela suffisait à ranimer ses espoirs. Elle avait obtenu la paix nécessaire, et son cœur s’agitait en un nouvel éveil, plus voluptueux d’abord que pénible. Elle était tombée trop bas ; Alvan était trop loin ; elle ne pouvait s’attendre à le revoir lui-même, mais à tous ceux qui l’approchaient elle supposait des déguisements étrangers ; les hommes étaient des domestiques envoyés par Alvan, les blouses cachaient des gentlemen. Elle regardait avec insistance les vieilles paysannes, s’attendant à voir le fruit défendu sortir de leur panier sous forme d’une enveloppe. Mais hommes et femmes passaient sans broncher cet s’étonnaient de son regard.

Le voyage fut bref : on s’arrêta à courte distance du bout du lac ; Clotilde eut liberté de respirer, mais se trouva emmurée dans la monotonie des jours. Seule la rompait l’aigreur des voix qui, par-dessus tous les crimes dénoncés par ses ennemis, accusaient Alvan de n’être qu’un fantoche, qu’un vain prétendant au pouvoir, qu’un hâbleur. La demi-liberté octroyée exaspérait Clotilde contre la mortelle uniformité d’une telle existence et, donnant corps à ses griefs, la disposait plus que jamais à faire au-devant d’Alvan la moitié du chemin, s’il voulait venir ou se montrer. Elle repoussait impétueusement l’idée qu’il eût pu croire à la sincérité des lignes dictées par le despotisme paternel. Non ! Alvan ne pouvait être taxé d’une telle folie, se montrer, à ce point, ignorant de la nature féminine et de celle de Clotilde en particulier. Les mots, il savait qu’elle les avait écrits. Pourquoi ? Elle ne se rappelait plus bien comment elle avait pu le faire et trouvait plus simple d’en effacer le souvenir sous l’irritation que lui causait l’absence persistante d’Alvan, maintenant que le drame réclamait son arrivée surnaturelle. Peut-être, après tout, la connaissait-il mal et l’estimait-il plus forte qu’elle n’était. Ce doute jetait une ombre sur l’intelligence d’Alvan. Elle n’était pas dans un état à se blâmer elle-même.

Ainsi livrée aux démons d’un esprit affaibli, elle se voyait assidûment courtisée par les siens. Son père lui apportait de temps en temps plume et papier, pour lui faire encore écrire sous sa dictée. Il l’appelait sa belle secrétaire, et quand les lettres étaient sans importance, elle écrivait avec plaisir pour mériter ses éloges. Entre autres missives, ordinairement destinées à des amis de la famille, elle s’aperçut un jour qu’elle faisait part au professeur de sa résolution de bannir pour toujours Alvan de son cœur. Elle s’arrêta, son pouls cessa de battre ; la plume tomba de ses doigts que l’horreur raidissait. Son père l’engagea d’un ton cauteleux, à continuer. Elle ne s’en sentait pas la force et le déclara d’une voix étranglée. Il y avait si peu de jours qu’elle avait annoncé avec enthousiasme son prochain mariage au professeur ! Comment s’infliger pareil démenti ? Du coup, ses contradictions soudaines lui semblaient impossibles ; l’image qu’elle donnait d’elle-même n’avait rien d’humain, et tout son être convulsé se refusait à l’obéissance. D’où explosion de fureur du général et rappel des châtiments qu’elle s’était déjà attirés. Il connaissait le bon remède :

— Les filles indociles, on les dresse comme les soldats indisciplinés ; tu ne perdras rien pour attendre. Écris : « Il ne m’est plus rien. » Si tu hésites, je te ferai ajouter que tu le détestes. Voyons, absurde coquine, tu as renoncé à lui ; tu le lui as dit à lui-même ; quelle objection peux-tu avoir à l’annoncer à d’autres ?

— C’est vous qui m’y avez forcée, physiquement et moralement, sanglota Clotilde, renonçant de désespoir au ton d’enfant gâté qu’elle affectait pour amadouer son père. Si vous m’obligez à le dire, je veux au moins expliquer comment la chose s’est faite. Que mon cœur n’ait pas changé et qu’Alvan soit et doive toujours rester mon seul maître, le monde le verra. J’écrirais plutôt que je le hais.

— Tu vas écrire : « Cet homme ne m’est plus rien », cria le général avec un furieux coup d’ongle qui raya le papier, « sans quoi, ma fille, je saurai que tu nous as joué une jolie comédie. Il donna un instant libre cours à sa colère qui fit trembler Clotilde, puis, se radoucissant :

— Non, non ; tu es plus sage que cela ; tu n’es pas si méchante fille. Allons, écris ; il le faut, voyons ! Le plus dur est fait ; ce qui te reste à faire n’est que jeu d’enfant. Viens, prends la plume ; je vais te guider la main.

La plume ainsi fixée traça les premiers mots. C’était un griffonnage si informe que Clotilde se sentit rassurée. On ne pouvait manquer d’y discerner, du premier coup, le résultat d’une contrainte. Elle écrivit donc machinalement, et se consola de sa complaisance en ébauchant pour l’avenir des projets de révolte. Alvan aimait affirmer que « le manque de courage n’est qu’un manque de bon sens ». Le bon sens, selon lui, soutenait le courage et abolissait la terreur de la mort en nous rappelant que chaque soir nous voit sombrer avec joie dans un oubli d’où nous sortons d’ordinaire à regret le matin. Clotilde fermait les yeux, sans cesser d’écrire ; elle songeait que la mort lui eût été douce et prenait le bon sens dont elle ne manquait certainement pas pour une promesse de courage. Non, la mort ne l’effrayait pas, et elle attendait seulement l’arrivée trop cruellement différée de son amant pour se montrer aussi brave que lui, pour être lui au féminin.

Ces idées se formaient dans sa tête avec une lucidité bien plus grande que le jour où elle avait écrit à Alvan les deux lignes fatales : à ce moment-là la tête lui tournait et sa défaite la laissait anéantie. Elle signa sa seconde renonciation avec une rougeur de honte à la seule pensée qu’Alvan pût s’y laisser prendre : c’était faire injure à son intelligence. Le professeur lui-même ne s’y tromperait pas, et un amant dont le cœur saurait rejoindre le sien pour lire la vérité ne se laisserait pas duper par une feinte aussi transparente de vile soumission. Elle se comportait en esclave soumise, il fallait le reconnaître, mais la promesse de courage puisée dans la certitude de son bon sens la stimulait à l’avance : elle en avait si peu pour l’instant qu’elle en caressait l’espoir comme une immédiate possession, et s’en remettait à Alvan de le mettre à l’épreuve. D’où grief à Alvan d’une absence qui était cause de toutes ses faiblesses. Elle consentait pourtant, par générosité, à excuser son inexplicable retard. Mais voyez ce que cette longue attente nous cause de mal, soupirait-elle d’un ton pénétré.

Elle avait oublié sa lettre au professeur quand arriva la réponse. La vue de l’écriture d’un des plus fidèles amis d’Alvan lui fit l’effet d’un carillon : elle ouvrit la lettre, mais battit bientôt des paupières devant les lignes étranges et les phrases glacées qu’elle déchiffrait une à une. Le professeur lui conseillait de tenir ferme à sa résolution, de renoncer à Alvan et d’obéir à ses parents. Cet homme de haute culture et de noble intelligence moralisait comme une institutrice de province. Il pouvait bien connaître la profondeur de la passion de Clotilde, et avoir, moins d’un mois plus tôt, reçu l’annonce, délirante comme un chant d’alouette, de ses fiançailles : il lui conseillait aujourd’hui de mériter l’amour et l’estime des siens ; il faisait allusion à l’âge d’Alvan et à sa naissance à elle, l’approuvait de répondre aux vœux de sa famille, et se montrait, en somme, le plus fieffé traître à l’amitié que l’on eût jamais connu. C’était fini de cet homme. Clotilde le balaya de la terre.

Elle qui avait fondé tant d’espoirs sur ce professeur !

— Faux ami ! s’écria-t-elle, et elle pleura, au nom d’Alvan, sur une telle duplicité.

Il ne lui restait plus personne, que la baronne, de qui attendre l’intervention d’un bras vigoureux.

L’emphatique approbation donnée par le professeur à sa soumission était une hypocrisie scandaleuse, et Clotilde se félicitait du contraste entre cette réponse et sa propre lettre à la baronne. Le ton hésitant, trébuchant, aimablement gauche d’oison innocent et frais éclos de l’œuf, en était un triomphe de candeur. Elle se remémora des passages, des paragraphes entiers de la missive et s’affirma qu’un bavardage aussi affectueusement déférent n’eût pas manqué de la toucher, et lui eût donné l’impérieux désir de serrer l’expéditrice dans ses bras : c’était une lettre faite pour émouvoir une femme et toutes les femmes. De l’aînée, la cadette implorait une arcadienne bénédiction, et la priait de laisser la jeunesse se blottir contre une poitrine qu’elle n’avait eu nulle idée d’accaparer. Elle ne pouvait avoir caressé pareille idée, sans quoi elle n’eût pas eu le front de présenter sa requête. Il fallait bien repousser toute pensée de cette espèce pour pouvoir féliciter une vénérable dame de sa pure amitié pour un homme. D’ailleurs, à la seule vue du portrait de la baronne, la plus banale politesse faisait conclure à la pureté de cette amitié. Oui, la charité pour le pauvre homme voulait que ce fût de l’amitié.

La noble dame allait répondre, à moins qu’elle n’eût décidé d’agir, au lieu d’écrire. C’était une femme de haute naissance, issue de la meilleure aristocratie, qui pouvait, si elle le voulait, faire exercer sur le général une pression morale et officielle. Peut-être manœuvrait-elle déjà dans la coulisse. Clotilde se cramponna au fantôme de la baronne et se retrouva presque rassérénée quand le fantôme lui souffla à l’oreille qu’elle n’avait pas lieu de désespérer. « Vous avez été un peu faible », lui disait le fantôme, et elle acquiesçait avec un doux soupir, ajoutant : « Oh, très chère et honorée dame, vous qui êtes femme, vous savez quelles sont nos tortures quand on nous soumet à pareille persécution. Oh ! si je possédais votre beau calme ! Je l’admire, Madame, et voudrais m’en inspirer ». Elle poussait plus loin encore sa comédie d’ingénuité, et ses paroles : « J’ai vu votre portrait », impliquaient que le calme inimitable et tant envié se lisait sur l’image en question. « Car je ne puis dire que je vous trouve belle », concluait-elle en a parte, pour satisfaire à la fois son besoin de franchise et son amour des contrastes. Et, les yeux fermés, elle songeait à l’horrible pénitente que devait faire, à confesse, une femme aux traits si durs.

De là, il lui suffit d’un pas pour se voir elle-même au confessionnal, en présence d’un homme à tête encapuchonnée, à qui la stupeur d’une confession en mi-partie faisait vite tomber son capuchon et presque perdre la tête. La beauté peut se permettre une franchise totale, en face d’une ombre. La page noire était très chargée. « Mais sur la blanche », disait-elle au père trépidant dans sa boîte, « portez ceci à mon actif, que j’ai aimé Alvan ». Quelques mots de plus font surgir Alvan de son déguisement et la vision est si nette pour Clotilde qu’elle se demande si elle lui avouera qu’elle l’avait deviné sous la robe sacerdotale. « Comment auriez-vous voulu autrement qu’une fille non catholique vînt s’agenouiller ici ? » Et peu nous importent les douceurs qu’il lui prodigue en réponse.

Ainsi la vivacité de son imagination fournissait-elle un dérivatif aux chagrins de Clotilde, tandis qu’assise à sa fenêtre, elle contemplait, par-dessus la vallée, le flanc de la montagne que sillonne, à l’automne, le flot montant et descendant des touristes. Elle avait cessé de pleurer, ayant, à force de pleurs, perdu la couleur de ses yeux et la consolation des larmes. Vêtue de noir des pieds à la tête, elle attendait l’arrivée de son amie fantôme, la baronne, cet ange qui avait donné la mesure de son cœur en consentant à être l’amie de la fiancée d’Alvan, parce qu’elle était elle-même la véritable amie d’Alvan ! Que ce fût là une médiocre façon de prouver sa bonté, Clotilde n’y songeait pas. Elle le voulait ainsi.

Les cimes des montagnes se nimbaient d’un poudroiement de soleil. Jour après jour, Clotilde avait considéré leur profil nettement découpé sur un ciel sourcilleux et propice aux tempêtes. Elle regarda le jardin de la maison, désert livré aux abeilles et aux papillons. De l’autre côté du mur, sur la route éblouissante, elle aperçut son père, et, près de lui, un jeune homme dont la vue ne fit pas monter la moindre rougeur à ses joues, n’imprima point à son cœur un battement de plus. Elle le plaignait pourtant, le pauvre garçon, mais il lui était parfaitement, absolument inutile.

Quelques minutes plus tard, son Bacchus Indien était dans la chambre, à ses pieds. L’espoir que le général venait de lui laisser entrevoir se reflétait dans ses yeux. Il baisait les mains, les cheveux, les genoux de Clotilde, sans s’apercevoir qu’elle restait de glace.

Elle ne pouvait imaginer en quoi il pourrait lui être utile.

Dans la maussade monotonie, il ne faisait qu’un nuage de poussière de plus. C’est une femme qu’elle attendait, un choral tempétueux, où les voix des montagnes, des vallées et du ciel préluderaient à l’arrivée d’Alvan.

Cependant, Marko finit par l’arracher à sa torpeur. Avec lui, elle n’avait jamais eu conscience de sa lâcheté, et la supplication tremblante, passionnée du jeune homme : « Voulez-vous de moi ? » éveilla le tigre dans son cœur. Malgré la pitié que lui inspirait cette voix angoissée, elle répondit à ses parents plutôt qu’à lui :

— Si je veux de vous, moi ? Vous me demandez ce que je veux ? Question étrange dans votre bouche, quand je vous ai écrit à Lucerne, pour vous faire part de mon désir, et que rien n’a changé en moi depuis lors, rien. Mes sentiments pour lui restent identiques, et tout ce que l’on vous a dit sur mon compte m’a été arraché par contrainte. Pour moi, le monde est mort avec tout ce qui n’est pas Sigismond Alvan. À vous, à qui j’ai coutume d’avouer la dernière pensée de mon cœur, je répète que le monde et tout ce qu’il comporte est mort pour moi, — tout, même mes parents que je déteste !

Marko lui serra les mains. S’il l’aimait en esclave, son amour, du moins, était généreux : La folle proposition qu’il lui fit, ressortissait à l’une de ces impulsions frénétiques d’un cœur haut placé.

— Je vois : on vous a torturée. Je vous connais si bien, Clotilde ! Alors, venez à moi ; venez avec moi ; laissez-moi vous adorer. Je vous emmènerai ; je vous soustrairai aux vôtres, et si décidément vous voulez voir Alvan, c’est moi qui vous conduirai à lui pour vous faire choisir entre nous deux.

Générosité manifeste, et qui pouvait pourtant laisser place au soupçon chez une jeune femme consciente des possibilités d’une telle perspective. La dangereuse émotion de gratitude qui l’attendrissait à l’endroit de Marko lui fit suspecter l’espoir vil qui pouvait se dissimuler sous cette proposition.

Elle aussi, elle avait un espoir vil ; un espoir ardent, un espoir qui sombrait, qui s’acharna contre celui de Marko pour apaiser, aux dépens d’une faiblesse désarmée, son exaspération d’une longue attente.

Elle se leva vivement :

— Soit : prenez-moi si vous voulez | Que m’importe ? Prenez ce gant ; il a la forme de ma main et contient autant de moi que ce que je vous donnerai. Ma vie est finie. Vous ou un autre ! Mais écoutez bien le serment que je fais. Je vous le jure : où que je rencontre Alvan, j’irai droit à lui, quand je devrais, pour cela, vous passer sur le corps, à vous tous que je verrais morts sous mes pas.

L’incrédulité horrifiée qu’elle vit poindre dans les grands yeux noirs de Marko fouetta son imagination féroce :

— Ah ! quelle joie ! Quelle joie de vous voir tous morts, pour pouvoir, sans encombre, enjamber vos cadavres, et rejoindre celui que j’aime ! Ne vous y trompez pas. Je l’aime plus que la vie de tous ceux que j’aime, plus que la mienne propre. Je suis à lui ; il est ma foi ; il est mon dieu ! Je lui suis fidèle, fidèle, fidèle ! Libre à vous de me forcer la main et de contraindre ce corps misérable, mais mon âme reste libre de l’aimer et de voler vers lui, dès que Dieu m’accordera de le revoir. Je lui appartiens pour toujours. Toutes vos lois ne sont que dérision. Vous, mes parents, vos prêtres et vos juges, vous n’êtes que vapeurs et ombres imaginaires. Qu’il me fasse signe seulement ! Vous voilà bien prévenu. Quoi qu’il advienne, vous ne pourrez pas me taxer de fausseté. Et maintenant, laissez-moi ; j’ai besoin de repos ; ma tête éclate. On m’a mise à la torture et je me sens brisée.

Marko lui saisit la main, l’accusa d’être terrible et sans pitié, mais garda la main.

Main inerte ; c’était sa chère main ; c’était le tout puissant antidote à des paroles plus empoisonnées encore que lui eût suggérées la faiblesse de son adversaire. Il y avait de l’amour pour deux chez Marko.

Clotilde abandonna sa main en s’affirmant que le geste était sans conséquence. Marko lui rendait la paix et l’orgueilleuse certitude de sa domination ; il était beau et doux comme une peau de léopard sous ses pieds.

Si elle devait retrouver Alvan par son entremise, au moins l’aurait-elle prévenu. La vision de sa propre loyauté faisait tomber du ciel un rayon de pâle lumière sur sa coupable destinée.

Elle congédia Marko avec une petite tape amicale et voûta ses épaules pour rétrécir sa poitrine et montrer que la sombre prison de son cœur était à jamais close et privée de lumière.

Il partit. Il était bon, docile, humain ; il était généreux et doué d’exquises manières ; il apportait la paix et avait reçu son avertissement. Rien de difficile, aux heures d’affliction, comme de nous croire des devoirs envers un être qui nous appartient. L’amoureux au dévouement et à la sincérité indubitables devient, dans sa candeur, un être falot : on ne lui en veut pas de son dévouement, mais on veut le croire à toute épreuve. Peut-être, pour avoir la paix… après l’avoir prévenu… Les méditations vacillantes de Clotilde se résolurent en points.

Dangereuse habitude que celle des dialogues muets pour un cœur affamé ; à la place des séries de points survient tôt ou tard un inévitable tiret qui trahit la résolution fatale, aussi nécessairement, aussi naturellement que l’enfant aventureux revient au giron maternel après une expédition de deux pas sur ses jambes torses, et guère moins innocemment non plus, semble-t-il. Le tiret, havre de refuge, ne serait pas admis s’il s’exprimait en mots. Comment vivre avec nous-mêmes, si nous laissions l’animal penser clairement en nous ? Nous vivons sans déplaisir, tant qu’il exprime ses desseins en son langage primitif, même si nous avons nettement saisi son désir et devinons bien l’endroit où il veut nous conduire. Pas de plus valable conseil que de laisser en nous le cœur s’exprimer clairement. Faute de ce guide, les brèves expéditions de Clotilde au pays des Points et Tirets avaient de quoi la terrifier, tout en paraissant non seulement inévitables, mais annonciatrices d’un inévitable avenir.

À moins, songea-t-elle soudain, qu’Alvan, fidèle à sa parole, et surgi au pied de l’autel, entre elle et Marko, ne vînt la sauver d’un sort abject, forcer son choix et lui faire quitter le prince. Sa seule présence lui inspirerait le courage nécessaire pour aller à lui, et elle envisageait la cérémonie comme une perspective de délivrance.

Mme de Rüdiger n’avait pas manqué de remarquer un changement sur le visage brumeux de Clotilde, depuis l’arrivée de Marko ; ses observations s’accordaient avec le récit de l’entrevue qu’elle tenait du jeune homme, et elle en concluait que sa fille avait, tant bien que mal, agréé le pardon de Marko. Pour lui, les yeux de Clotilde se faisaient doux et bienveillants ; son regard semblait, à travers le filtre des cils, contempler un lointain horizon de rêve. Marko parlait joyeusement d’elle et était heureux de la dire sienne, mais ne voulait pour la troubler, aucun engagement officiel ; elle lui savait gré de cette réserve et sa prescience d’une ingratitude insigne, cachée dans les ténèbres de l’avenir, comme la menace d’une mine sous le sommeil heureux d’une maison, l’inclinait à témoigner au prince gratitude sincère et tendresse. Ce renouveau d’affection rassura ses parents sur le compte de l’assiégeant évincé et la leur fit ramener en ville.

Deux partis s’y affrontaient : l’un soutenait Alvan ; l’autre abhorrait le Juif présomptueux. Leurs incroyables écrits des faits et gestes d’Alvan n’avaient pas besoin d’être fort grossis pour convaincre ses ennemis qu’il n’était pas homme à laisser les hostilités en sommeil. Le général sut qu’Alvan plaidait de tous côtés sa cause pour faire exercer une pression sur lui ; tout Juif et tout démagogue qu’il fût, il semblait posséder le secret d’une sorte de fascination diabolique et le monde s’accordait, en général, à approuver la prétention de ce fougueux amoureux à une entrevue avec Clotilde. Aux dernières nouvelles, il avait obtenu audience, dans la capitale, du supérieur hiérarchique de Rüdiger. Le général s’inquiéta alors de ses défenses avec assez de pénétration pour comprendre que la soumission imposée à sa fille en constituait le point le plus faible.

Sur ces entrefaites, un messager apporta pour Clotilde la réponse de la baronne. Le général réfléchit longuement avant de se décider à la lui remettre. Il ne goûtait guère l’idée d’une lettre adressée par une telle personne, sans pouvoir supposer, d’ailleurs, l’effet qu’elle allait produire sur sa fille. Il ignorait, il est vrai, le noble style de la lettre de Clotilde à la baronne. Il stipula que toute réponse devrait passer par ses mains, et Clotilde finit par entrer en possession de la lettre tant attendue. Elle tenait la médiatrice, la véritable médiatrice, et l’épée pour trancher le nœud gordien. C’était bien l’intervention d’Alvan.