Les Comédiens tragiques/Chapitre 15

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 205-215).

XV

Il dormit. Vers le matin, il retrouva en lui le même sentiment de tendresse, toujours aussi fort, mais silencieux au réveil comme il avait été sans rêves durant le sommeil. C’était un poids joyeux sur son cœur, une vie nouvelle qui voulait venir au jour et à laquelle la présence d’une femme à son côté allait donner une voix. Elle partagerait, puisqu’elle les aurait fait naître, ses mille pensées fugitives qui tombaient actuellement sur un sol stérile, faute d’un cœur chaleureux pour les inspirer, pour les accueillir, pour les vivifier. La poésie s’emparait d’Alvan : son appétit d’épouse, d’enfants, de renom d’honnête citoyen — ces modestes ambitions d’un civilisé, si terre à terre et si filles de la terre, — se trouvaient en même temps amplifiées au-delà de toute expression, élargies en vastes images, en emblèmes pareils à des cirques de nuages olympiens qui auraient contenu tout l’azur du ciel. Il saurait déchiffrer, manier tous les emblèmes quand elle serait près de lui. Ma femme : ce mot, entre tous banal, lui semblait pourtant le plus représentatif du secret poursuivi par l’homme, le plus gonflé à la fois de suc et de mystère, ou de cette lumière placée au cœur du mystère pour lui donner une magnifique fécondité. C’est que derrière le mot il sentait la présence de Clotilde. Pourtant, dans cet état intermédiaire à la veille et au sommeil, les sensations délicates qui suscitaient en lui ces pensées confuses n’osaient pas évoquer l’image de la femme qui les avait heurtées, et pour prolonger jusqu’à l’ultime minute cet instant de voluptueuse quiétude, un sage instinct la laissait voilée. Mais ce voile tomberait bientôt, adorablement ; il verrait sa femme tout entière, elle, la seule, l’unique. Il connaissait assez la nuée qu’il étreignait sous le nom de Clotilde pour prendre la peine de repousser l’idée d’en venir jamais à l’exécrer. Oh ! la seule compagne, la femme unique, rédemptrice du possédé, la vallée fraîche et plantureuse, le lit de la rivière où coulerait dorénavant son existence. Douter d’elle au moindre degré, c’était douter qu’elle fût humaine. C’est le cerveau, le cerveau satanique qui s’efforce toujours à jeter une ombre sur les choses ; le cœur est plus clair et plus sincère.

Il multipliait les images, animait ses visions, se pelotonnait dans son émoi pour endormir et étourdir son intelligence. Il voulait voir, dans la splendeur d’un jour qui déroulait devant lui toute la chaîne radieuse des cimes célestes, une marque de la bienveillance divine à son endroit. Puis soudain, avec une obscure vergogne pour la petitesse de la chose qu’il implorait et exaltait, il s’adressait à sa raison pour lui peindre le bonheur qui serait sien avant la nuit, et il se disait avec calme qu’il y aurait eu folie à croire une déception possible ; il demandait si peu ! Demandant si peu, il ne pouvait, sans déraison, supposer que sa prière pût être repoussée. Il faudrait le dernier des lâches pour hésiter à jouer son va-tout sur un succès de cette espèce.

À la vérité, les autres buts de l’existence lui paraissaient singulièrement futiles en comparaison de celui-là, mais son intelligence, habile à trouver des excuses à son impatience, lui fournissait la raison d’une telle disproportion. Une croûte de pain, ce n’est pas grand’chose, et c’est tout, cependant, pour le vagabond qui meurt de faim : cette croûte, il la lui fallait pour recouvrer ses forces et l’intégrité de son être, pour rendre aux choses les justes proportions qu’il ne se sentait plus capable, pour l’instant, de leur accorder. Il ne pouvait plus suivre deux idées dans le domaine politique, ou infuser une énergie salutaire aux masses qu’animait son esprit. Il fallait que cet état de choses cessât bientôt, s’il ne voulait s’entendre traiter de misérable chien.

Le matin planait sur le lac dans sa nudité splendide, en un mariage de blanc et de bleu, du blanc le plus pur et du bleu le plus bleu. Alvan passant les ponts de l’île, vit le soleil fondre sur sa proie frémissante, faire rougir la jeune et fraîche Aurore et étinceler les eaux polies du lac. Des ouvriers parcouraient seuls les rues, et Alvan se réjouissait d’être dehors parmi eux, d’être l’un d’eux, de se sentir de cœur parmi eux. Tout près de lui l’ardent génie du siècle précédent, l’homme dont l’amour pour les travailleurs tempéra d’un grain de sel céleste l’humaine corruption, laissait du haut de son socle de marbre tomber ses yeux sur le lac. Alvan nourrissait un culte pour Rousseau, l’écrivain qui avait le premier éveillé en lui le sentiment de notre communauté d’origine, qui l’avait ému de tendresse pour les déshérités, lui avait donné la conscience de notre fragilité. Comme le grand Anglais et un Français, il l’appelait « Père » dans son cœur, et à la muette question de ce père spirituel, il répondit : « Toi aussi, tu as connu l’amour de la femme ». Il avait aimé mais sans se plaire à des bagatelles d’amour. Lui aussi, c’était un travailleur, un champion du travail. Et Alvan, qu’exaltait la pensée de se replonger dans son œuvre, songeait au joyeux travail de géant qui lui rendrait la paix. Mais il ne pouvait y avoir de paix sans victoire.

Il écoutait les pas des ouvriers qui se rendaient à l’ouvrage. Ce bruit solitaire et pressé n’était pas moins représentatif d’un petit matin de ville que les nuances de la lumière dans le ciel, au-dessus des toits. Avec les lueurs dorées, une foule nouvelle de travailleurs sortait des maisons. Leur piétinement sur le trottoir fit monter, comme un vieux refrain, des pensées familières à la tête d’Alvan, et il regarda passer les files irrégulières, disciplinées par les besoins quotidiens, si faciles à conduire, pour qui sait tenir compte de ces besoins. Ces masses, forces aveugles, reprendront un jour la terre, comme elles l’ont possédée à l’aurore du monde ; leur servitude est née de leur incapacité à tirer parti de leur fief. Mais elles retrouveront un jour l’héritage qu’elles récupèrent parfois en partie, par l’entremise d’un despote qui n’est qu’un reflet de leurs forces brutes et ne peut leur accorder que l’ombre de leurs revendications. Elles l’auront tout entier quand elles sauront voir clair, quand elles sauront se fier à une forte plus grande que la leur ; à la force spirituelle, à la force des idées fondées sur la justice. Non pas la justice de notre temps, de nos gouvernements de privilégiés, dont l’énergie s’emploie, à force d’étais et de tours de passe-passe, à consolider les colonnes de notre civilisation, mais une justice fondée sur les besoins reconnus des majorités, qui, pour plus de solidité, assoira sa colonne sur une large base — large comme l’immensité blanche et formidable de cette montagne, — et assurera enfin la stabilité de l’édifice.

— Tu as raison, toi.

Arrivé à ce point de sa méditation, Alvan apostrophait le vieil Homme de Fer et, un moment plus tard, c’est au grand Génois Giuseppe qu’il disait :

— Et toi aussi ; toi plus encore ! Mais moi, moi aussi, je suis dans le vrai, à mi-chemin entre cette barre de fer de la politique et le grand rêveur, entre ces deux incomplets, parce qu’à chacun d’eux manque une parcelle du génie de l’autre.

Au point de vue pratique autant que dans l’abstrait, Alvan voyait juste en l’espèce, car les deux extrêmes s’unissaient et se fondaient en lui : comme le premier il comptait sur la suprématie de la force ; comme le second, il percevait où se trouvait le droit éternel.

Au cours de ses jeunes années, il n’avait pas su se résigner au frein qu’acceptaient ces deux hommes, surtout l’Italien. Il était plus proche de l’impatient septentrional, sans posséder pourtant sa souplesse en affaires. Mais maintenant il avait conquis le calme du Génois ; il exerçait une grande maîtrise sur lui-même ; il érigeait en principe que la vie est trop brève pour admettre des colères publiques ou des querelles privées, trop précieuse pour être exposée sans fruit, trop sacrée, peut-on dire, pour que l’on verse le sang au nom de raisons personnelles. Oh ! maintenant, il se tenait bien en mains. Il savait manœuvrer avec l’opposition ; il savait supporter sans broncher les ripostes que lui attirait son propre goût pour les sarcasmes blessants : mot pour mot, ligne pour ligne ; il ne se laissait pas emporter et mettait ses adversaires au défi d’exciter sa colère. Il n’y avait pas grand danger qu’on l’amenât jamais à sortir de son calme. Il songeait aux insultes dont les Rüdiger l’avaient abreuvé, et à l’injure que lui faisait le père de Clotilde en s’efforçant de lui ravir sa fille. Pour répondre victorieusement à ses manœuvres, un Alvan n’avait recours qu’à une escrime pacifique.

Il ne voyait que la politique pour exalter son irascibilité contenue. Un jour viendrait, peut-être où le rude Homme de Fer et lui s’affronteraient et devraient se mesurer corps à corps. Ce jour-là, Alvan aurait besoin de toute sa prudence, mais il serait certainement plus maître de lui que son adversaire. Il représentait un monde jeune ; il était adapté au nouvel ordre de choses ; l’autre basait son inflexible système sur des visions de féodal, et s’il gagnait, par chance, une première manche, il n’en remporterait pas de seconde ; ce n’était pas l’homme de l’avenir !

La promesse de calme après ses perturbations récentes, amena Alvan à fane un retour sur lui-même et à envisager un avenir prochain et nimbé d’une rassurante brume dorée. Il avait un nom et une situation ; il voulait le pouvoir et le voyait approcher.

Il voulait une femme aussi. Le colonel de Tresten et le Dr Störchel devaient déjeuner avec lui au retour de leur visite à Clotilde ; simple formalité, d’ailleurs, que cette réponse donnée en leur présence, et surtout destinée à convaincre la jeune fille que son amant était capable de la défendre.

Le colonel prit une tasse de café avec lui, avant de se rendre chez le général de Rüdiger, et Alvan, de ce moment, fut incapable de penser plus longtemps aux femmes en général. C’est Clotilde qu’il lui fallait. Tresten se rendait chez elle, allait la voir, la voir de ses yeux et entendre sa voix ; dans un instant, il entendrait sa voix, verrait ses yeux, sa chevelure, toucherait sa main. Mieux, il pourrait l’encourager, la réconforter, et dire au retour à Alvan la fleur qu’elle portait et comment elle la portait : près de la tempe ou sur la nuque, sur son sein ou à la ceinture. Elle avait l’art de traduire des nuances de sentiments par ces petites indications subtiles et savait, pour l’observateur perspicace, varier à l’infini son langage.

— Surtout, contraignez-la à parler sérieusement, conseilla Alvan. Il faut que nous nous voyions aujourd’hui, le plus tôt possible, au début de l’après-midi. Elle va vouloir persifler, sans doute. Elle ne m’a pas vu de longtemps et va jouer à l’émancipée, en s’étonnant de l’impatience singulière du seigneur Alvan. Ne l’entendez-vous pas d’ici ? Je parie qu’elle prononcera ces paroles textuelles. Elle va déclarer, en tordant son éventail et en tapant du pied, qu’elle « tient à sa liberté », et « que le seigneur Alvan paraît bien pressé ». Elle se trouvera probablement des lettres à écrire, cet après-midi. Ne tolérez pas cela ; c’est un jeu auquel je n’entends pas me prêter ; demain, si elle veut, mais pas aujourd’hui, pas, du moins, avant de la tenir bien en mains. Demain, elle fera le lutin, la fée, la coquette parisienne, tout ce qu’il lui plaira, et j’en serai ravi. Tout ce que je demande aujourd’hui, c’est du sérieux dans cette affaire. Car c’est bel et bien d’une affaire, d’un rendez-vous d’affaires, qu’il s’agit. Je connais à fond le cœur de Clotilde, et je sais qu’en obtenant cette heure, je l’obtiens elle-même. Seulement — il pressa le bras de son ami — … Mais vous me comprenez, mon cher Tresten. Vous êtes plus heureux que moi, pour l’instant. Faites les choses aussi vite que possible. Vous me retrouverez ici. Je vais prendre un livre, un pandecte. Je ne me sens pas en train de travailler. Le premier bouquin venu ; tout m’intéressera. J’irais bien faire un tour ou ramer sur le lac, mais je veux être tout prêt à vous recevoir. Vous devez retrouver Störchel chez le général ?

— C’est là, en effet, que nous nous sommes donné rendez-vous.

— Je ne l’ai pas vu ce matin. Je n’ai rien à lui conseiller. Il en a toujours été de même avec Clotilde : il lui suffit de me voir pour reprendre courage. Elle s’en rend compte et se sent une femme nouvelle, dix fois plus heureuse de cette énergie que je lui insuffle. Soyez persuadé qu’elle sera ravie de tout arrangement qui pourra lui assurer mon appui. Faites-vous pressant, s’il le faut, mon bon ami, sous peine de risquer de la désappointer. Quant à Störchel, il n’aura qu’à regarder et à enregistrer ; c’est à peu près tout ce qu’on lui demande. Grimpons au Mont Blanc aujourd’hui, Tresten. C’est un jour idéal pour une ascension, un des rares jours de cristal de l’août de ce pays. Du sommet, nous contemplerons à loisir les royaumes de la terre et une République. D’ailleurs, je me sens de taille aujourd’hui à affronter une tempête de neige. Les Andes ni l’Himalaya ne me feraient peur ! La République, par parenthèse, est bien petite, dans son entourage de royaumes et d’empires, pour qui la mesure en surface. Vous vous rappelez comme on rit, quand on vous dit la hauteur exacte de l’Olympe ? Cela n’empêchait pas l’aigle de Zeus de s’y poser, et je vous mets au défi de trouver une montagne plus haute que l’Olympe, que l’Olympe d’Homère, quand nous savons que cet aigle-là y fait son aire. Voilà une leçon pour nos jeunes républicains : ne pas s’abandonner à un matérialisme inerte sous prétexte qu’ils ont dû recourir à des armes matérielles pour frayer leur chemin et n’ont trouvé nulle autre aide. Mortelle erreur : de tout temps, l’arme la plus efficace fut et reste l’arme spirituelle. Ils sont fils d’une idée et renient leur origine quand ils raillent l’idéalisme. C’est une tendance dont il faudra nous méfier : ne point préparer notre lampe, ce serait nous replonger dans la nuit. Mais elle vous attend. Allez ; vous me retrouverez ici. Et n’oubliez pas mes instructions. L’entrevue pour cet après-midi, pas trop tard. L’approche du soir me ferait penser à la descente d’Orphée aux enfers, et c’est une femme vivante que je veux revoir, pas une ombre transparente comme un rai de lumière au fond d’une caverne. Seigneur ! Rongée de lichen ! Mettons trois heures ; pas plus tard. Il faut que cette affaire soit réglée au plus tôt et que j’y voie clair ; j’en suis excédé et j’aurai aussi des dispositions à prendre ; mille petites choses ; il faudra sans doute que je télégraphie à Paris ; elle aime Paris, et il faut que je sache qui elle y pourra voir. Maintenant, partez. Je vais faire quelques pas avec vous. Il me semble que depuis notre séparation, elle a dû rester assise sur un trône au bord de l’Érèbe et prendre un aspect sinistre. J’ai fait un rêve d’arbre mort qui m’a troublé. Je vous dis qu’il faut en finir avec cette histoire. Tout cela me fait sentir trop jeune.

Tresten lui conseilla d’aller passer une heure chez la baronne.

— Impossible. Elle me fait sentir trop vieux, répondit Alvan. Parler ! Elle sait écouter, c’est vrai, mais pour l’instant, je ne me soucie pas d’ouvrir la bouche. Silence de mort : un trait de plume jusqu’à votre retour ! J’envie tous ces braves gens qui courent à leurs affaires, ces touristes, ces badauds qui ont le secret de tuer le temps sans lui faire de mal. Je voudrais savoir comment ils font. Dès que j’essaie d’étouffer une minute, le vieux se redresse, tremblant de fureur, et me menace corps et âme. À juger d’après les visages, on dirait qu’il ne s’est rien passé de bien neuf, ce matin. Je n’ai pas lu de journal et n’en veux pas lire. C’est ici qu’il faut nous quitter. Parlez net à mon sujet, sans vous départir d’une stricte politesse. Je sais que vous avez la manière : n’oubliez pas que c’est une fine mouche. Elle pourrait bien être sortie, par un jour pareil. Voici une ombrelle comme je lui en ai vue une. Un instant !… non. N’oubliez pas mes recommandations. Paris, d’abord, ou peut-être les Pyrénées. Paris, ce sera pour le retour. Elle goûtera les Pyrénées et il n’est pas encore trop tard pour trouver du monde à Luchon et à Cauterets. Elle aime la montagne et est excellente écuyère. En tout cas, on trouve des mules à son gré. Oui, gardons Paris pour la fin ; c’est au début d’octobre que nous y rencontrerons le plus de connaissances.

Il avait quitté Tresten et poursuivait son monologue, continuant à se leurrer de bonne foi. Poète d’un auditoire imaginaire, il avait demandé la parole et pérorait sur les goûts de Clotilde, sur la lune de miel, le voyage, toutes les distractions qu’il lui procurerait dans les vallées pyrénéennes, dans les théâtres et les salons de Paris. Elle était friande de chocolat et de bonbons ; elle aimait la pâtisserie fine et goûtait le bon vin. En tout, il lui donnerait ce qu’il y a de mieux ; il connaissait à Paris, les meilleurs endroits, confiseurs et restaurants aussi bien que modistes. Un gai souvenir animé de bavardages féminins lui fournissait des noms et des adresses qui serviraient fort à Clotilde. Il lui présenterait acteurs et actrices, directeurs de théâtres et hommes de lettres célèbres, la crème de Paris. Et la récompense de tous ces soins ? La pensée de lèvres mi-closes cherchant à s’acquitter envers lui lui faisait sauter le cœur dans la gorge.