Les Comédiens tragiques/Chapitre 16

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 216-223).

XVI

Soudain il se surprit à dire :

— À l’âge où j’arrive…

À quarante ans, les hommes qui aiment, aiment jusqu’au fond de l’être. Qu’on leur arrache l’amour, la vie vient avec.

L’orgueil de sa vigueur physique, rempart solide, le rassura. Ses quarante ans, les quarante, les cinquante, les soixante ans d’un Alvan valaient les vingt ou les trente ans des autres hommes.

Il s’avoua pourtant qu’il avait atteint l’âge où se fait naturel le désir d’élire de façon définitive, pour y enclore une virile tendresse, une chère et belle poitrine. Et Clotilde n’était-elle pas la plus chère, la plus belle qui fût jamais sur terre ? Tête nue, pour se rafraîchir, il regardait dans la direction prise par Tresten ; le front brillant, les yeux chargés de toute l’électricité de son esprit, il scrutait impérieusement l’âme des passants, sans accorder une pensée à aucun de ces objets mouvants. Il les déchiffrait, les pénétrait pour les rejeter aussitôt comme une roue rejette la boue, et leur image ne s’en trouverait pas moins gravée en traits d’acier dans sa mémoire, le jour où le mouvement persistant des roues rappellerait en lui l’émoi de cette heure. Le monde fondu en lui, au feu de sa vitalité, absorbait son esprit, et, chose étrange, il continuait à recevoir du dehors des impressions aiguës et innombrables, sans se pénétrer d’aucune ou leur accorder attention. La masse de ses cheveux noirs ondulait et luisait au-dessus de son noble profil d’aigle. Il tendait à la brise son cou découvert. Sa mâle poitrine s’unissait à sa tête par la colonne massive du cou, voie large ouverte au sang pour porter le feu à la batterie de sa pensée, voire, dans une tempête, pour la submerger et l’éteindre. Sa quarantaine se lisait sur ses traits et dans sa prestance ; c’était une quarantaine de géant que quatre-vingts années ne courberaient pas plus que le pin des rochers, si nulle monstrueuse tempête ne venait le déraciner. Elle accusait sa virilité et respirait la force calme des muscles, des nerfs et du cerveau.

Des passants, la plupart, ignoraient sa personnalité, mais tous le remarquaient ; certains le connaissaient de réputation ; un ou deux de vue. D’aucun il ne passait inaperçu ; les natures moutonnières mêmes qui inclinent à presser leurs chefs de file après un moment de curiosité devant une créature différente d’elles, étaient frappées par son port altier. Peut-être un des passants eût-il pu conter la double histoire de la canne qu’il balançait à la main, avec son écusson brillant de métal où s’inscrivaient les noms du donateur, d’Alvan lui-même, et — nom fameux dans les fastes historiques d’une sinistre époque, — le nom de son premier détenteur. Le récit eût emprunté sa chaleur aux opinions politiques du narrateur, et cette simple canne, souillée, selon les uns, des crimes d’un Tarquin, pour avoir fait tomber les têtes des aristocrates français dont le sang rougissait son pommeau, eût semblé aux autres un objet merveilleux et vénérable, digne de figurer dans un musée. Si l’aristocrate chrétien devait s’en écarter avec horreur et dégoût, le républicain fervent eût été tenté de la baiser pieusement. Mais, à leur supposer à tous deux un certain fond de cœur, ils ne pouvaient qu’applaudir, d’un commun accord, à l’héroïque et remarquable exploit qui avait valu ce présent à Alvan. Un médecin illustre qui savait son mépris pour le duel avait appris qu’attaqué, une nuit, par une bande de malandrins, ennemis politiques ou écume de la ville, Alvan leur avait tenu tête et les avait mis en déroute avec un solide gourdin pour toute arme. C’est en souvenir de cet engin de défense, qu’il lui fit tenir, montée et gravée, cette canne fameuse, pour commémorer, du même coup, sa juste horreur du duel et sa pacifique bravoure.

Les gens qui voyaient passer Alvan ne pouvaient s’empêcher de prêter attention à sa physionomie et à sa prestance. Le fruit de leurs réflexions ne nous importe guère, les pensées humaines obéissant, d’ordinaire, aux désirs et aux humeurs de chacun, aux craintes, aux préjugés, aux ambitions ou aux jalousies ; le certain du moins, c’est que nul ne pouvait lui dénier une mine imposante. Si sa qualité de grand démagogue de l’époque le revêtait de terreurs, en faisait l’Attila menaçant de hordes voraces, vivant au jour le jour, sans intervention de banquiers ou de propriétaires pour demander trêve aux loups, il eût, par son attitude inattendue, causé de rudes perplexités à ceux qui auraient, dans le terrible dévastateur armé de la canne ensanglantée, pu voir un esclave de l’amour, jouant son va-tout sur l’amour, aimant en désespéré, adorant une jeune fille, attendant d’elle le mot qui pouvait, à son humble requête, lui faire ouvrir la porte des citoyens paisibles à passions policées ou, au contraire, — un mot de jeune fille ! — l’anéantir.

Il aimait en Oriental, fils du désert, comme si son sang n’eût jamais cessé d’être trempé dans son Orient originel ; il aimait en barbare, mais avec la stricte volonté d’imposer silence à son sang, de se comporter en civilisé assagi par la grâce de sa dame. À vrai dire, c’est le civilisé qui avait, dès l’abord, fait de la conquête de Clotilde un appât pour le barbare. Et ce civilisé, fort de sa maîtrise d’un jour, espérait bien la conserver. Révolutionnaire par imagination, ami du travailleur par sympathie raisonnante, chef de masses par calcul, Alvan était avant tout un juriste argumentateur de la loi et partant, un cousin germain obligé, tout prêt à devenir l’allié des Philistins, créateurs et féaux de son Livre de Loi. C’est son penchant secret autant que son inclination d’esprit qui lui avait fait choisir une fille des Philistins, dotée de leurs élégances raffinées, gouvernée par maints de leurs préjugés et désignée pourtant par sa réputation d’originalité, par sa culture d’esprit et son amour de la beauté, pour être la compagne de son extravagance. Il faut des Philistins pour posséder ces beautés de choix, pour élever ces fleurs délicates et, même chez eux, on ne rencontre pas à chaque pas une exquise, une excentrique et pourtant assez mondaine Clotilde. Ce que ses amis politiques ne découvrirent jamais en lui, ce que la baronne ne fit que soupçonner, en se fiant à son hostilité instinctive, Clotilde nous le révèle. À poursuivre la domination de cette enfant, Alvan pouvait un moment calmer ses violences passionnées, mais sa vie politique tout entière s’en trouvait menacée et risquait de changer de cours ; esclave de sa jeune femme, il allait consacrer toute son énergie à satisfaire ses fantaisies et ses caprices ; le républicain risquerait de viser trop vite au pouvoir pour faire asseoir à son côté sa bien-aimée sur son siège exalté ; des enfants viendraient peut-être qui, avec les tendances du légiste endurci, ramèneraient insensiblement le démagogue aux Philistins, émousseraient le fil tranchant de son radicalisme, en feraient un libéral tiède et à demi-conservateur déjà. La femme qu’il aurait épousée trouverait-elle suffisant de s’être unie à ce falot personnage ? Il faudrait se saisir du pouvoir…

Alvan tira sa montre. Tresten devait maintenant être en présence de Clotilde ou tout près de la voir. Le calme du ciel était impressionnant. L’heure suspendait son haleine. Peut-être Clotilde tardait-elle à descendre. Il la vit dans sa chambre, portant la main à ses cheveux, plus nettement qu’il ne voyait le lac devant ses yeux. Il la regardait, et l’approche du rugissement prêt à sortir de sa poitrine retint le geste de froide malice. La voici enfin décidée ; elle coule le long de l’escalier, comme une cascade, et entre dans le salon, droite, calme, pour qui n’a pas l’oreille collée à sa poitrine. Tresten la contemple et reconnaît qu’elle mérite bien des combats. C’est l’amour qui ouvre vos yeux, ami Tresten, l’amour qui foule aux pieds les préjugés et aplanit toutes les aspérités. Tresten ouvre de grands yeux et s’avoue qu’elle vaut des peines plus rudes que celles qu’endura son ami. C’est l’amour qui est cause de ce revirement, l’amour qui sanctifie le désir d’un profane pour cette fleur d’un noble jardin, l’amour qui a donné à cette fleur le droit de se laisser cueillir par le profane. Qu’importe que l’un ou l’autre ait souffert pour la conquête d’un but si doux ? C’est l’amour seul qui s’en est ressenti. Bientôt, après avoir feint la plus sereine innocence, elle va s’effondrer tout d’un coup et s’épancher en tristes confidences. Cela, quand ils se trouveront seul à seule dans l’intimité sans bornes des mains jointes. Yeux profonds qui apportez à l’amant, dans vos richesses de lumière intérieure, tout ce qu’il put jamais rêver d’extase et de félicité, un aveuglant baiser vous menace pour peu que vous vous fassiez timides ; et si sa voix ose répéter un des reproches futiles qu’elle s’adresse à elle-même, on l’accusera de mendier de nouveaux baisers. Silence ! cria Alvan à Clotilde ; lui qui n’avait pas ouvert la bouche, il jouissait d’un silence que ne troublait même plus la pensée de baisers ou de bonheur. Son cœur débordant avait soif d’un infini de silence.

Un moment après, il comptait avec elle les jours, les heures, les minutes, gouffre de tortures entre naguère et maintenant, entre la séparation et la réunion ; volubile, il n’était plus que paroles et ne s’arrêtait que pour reprendre haleine avec délices.

Que les aiguilles de sa montre tournaient lentement ! Devant Tresten, Clotilde commençait à baisser les yeux. Oh ! il la connaissait si bien : il savait jusqu’où elle jouerait la comédie et quand elle reviendrait au sérieux. Elle ferait d’abord la coquette pour se donner une contenance ; comment ne pas tolérer à une jeune fille un masque qui n’abuserait personne ? Il la connaissait si bien ; elle ne feindrait pas longtemps. Non : elle va vite trembler ; sa poitrine se soulèvera, puis s’affaissera aussitôt ; un mot de Tresten alors, s’il est un ami, et elle ne sera plus que vérité. Alvan l’entendait : « Oui, je veux le revoir ; oui, aujourd’hui même ! Qu’il fixe son heure. Qu’il vienne dès qu’il voudra ; qu’il vienne tout de suite. »

— J’en jurerais ma vie ! s’écria-t-il, mû par sa connaissance infaillible de la jeune fille, par la certitude de son amour.

Il était parvenu dans un quartier à lui inconnu de la ville ; il ne gardait nul souvenir de la physionomie des rues. Un ami qu’il rencontra le remit dans la bonne voie et revint sur ses pas avec lui. C’était le général Leczel, chef fameux d’une de ces insurrections héroïques dont les exploits de désespoir et de sang ont conquis cette loi plus large que réclament ceux qui invoquent avec ferveur le nom de la liberté. Alvan exposa à Leczel l’état de ses affaires avec une franchise toute continentale pour tout ce qui touche à un sujet naturel, puis poursuivant l’entretien sur les affaires publiques, finit par conclure :

— Comment, autrement qu’à coups de marteau, faire entrer dans la tête jaune et noire l’idée que nous ne vivons plus aux premiers jours du dix-huitième siècle ?

Leczel le quitta à la porte de son hôtel et promit de venir le voir dans la soirée. Ni Tresten ni l’avocat n’étaient de retour : il y avait une bonne heure que le colonel était parti et ni à droite ni à gauche on ne le voyait apparaître. Alvan monta dans sa chambre, consulta sa montre, puis se posta à la fenêtre. Impuissant à imaginer ce qui avait pu survenir, il commençait à étouffer, comme si autour de lui, l’atmosphère se fût condensée en eau. À son insu, il avait joué toute sa vie sur la révélation de cette minute. Une si petite chose ! Son intelligence en pesait la petitesse, mais il s’était fait à son échelle ; il l’avait élargie de toute la grandeur de son désir, et telle était sa nature que le désir d’une chose refusée, mais qu’il croyait pouvoir dire sienne, faisait du monde un tourbillon vide, jusqu’à ce qu’il eût obtenu satisfaction. Il attendait : nulle comparaison ne le représenterait mieux que celle d’un cheval sauvage aspirant la brise, du fond de sa captivité. Ses flancs frémissent comme un champ d’orge creusé par le vent, ses nerfs sont tendus comme des cordes, ses naseaux trompettent son désir ; c’est une flamme qui couve et qui veut éclater.