Les Comédiens tragiques/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 232-247).

XVIII

Dans la maison des Rüdiger, tout était en émoi. Clotilde, pour se soustraire à l’agitation générale, s’était enfermée dans sa chambre. Consciente d’avoir donné, en refusant l’entrevue sollicitée par Alvan, la consécration suprême à son obéissance filiale, elle se sentait, par réaction, en proie à une sourde révolte. Deux circonstances l’avaient aidée à tenir sa promesse et à donner une preuve définitive de soumission : l’une était la vue du visage rigide et exécré, des yeux de glace de Tresten, l’autre l’échappatoire éventuelle et l’amorce de liberté future qu’allait préparer sa lettre au Dr Störchel, l’émissaire du comte Hollinger. Pour que le petit homme ne pût se méprendre à ses intentions, elle avait fixé sur lui un regard expressif et cru voir s’embuer les verres de ses lunettes. Il était ému. C’était un ami, c’était l’ami qu’elle cherchait, l’allié venu du dehors, pour favoriser son évasion et correspondre avec Alvan. Elle n’avait plus qu’à lui écrire pour l’emprisonner dans sa belle et généreuse émotion. Par contraste avec le félon de Tresten dont la glaciale froideur excitait son esprit de provocation, le petit avocat timide semblait un envoyé du ciel, et elle fit appel aux trésors d’astuce des poltrons en révolte pour composer une lettre qui touchât le cœur du bon ange et le décidât à épouser sa cause. Il fallait lui faire comprendre, — et l’ange qu’il était comprendrait tout de suite, — pourquoi elle avait agi de façon apparemment si contradictoire. Enchaînée, cruellement contrainte par des menaces et d’hypocrites sermons sur ses devoirs filiaux, terrorisée, prisonnière, « au bord de ce lac bleu, en face du plus sublime tableau de la nature », exécrant un odieux acolyte, « exécrant ce Tresten », souligna-t-elle, elle avait trahi sa pensée. Oui, elle consentait à revoir Alvan ; elle voulait le revoir. Au véritable ami d’Alvan, à son seul vrai ami, elle pouvait bien ouvrir son cœur : il comprendrait aussitôt son affreuse situation. En présence de l’autre, elle n’avait pu donner aucune explication, pu se comporter que comme elle l’avait fait. Il l’avait glacée. Elle avait raison de tenir cet homme pour son ennemi. Elle se faisait fort de prouver qu’il trahissait Alvan. Malgré son absolue et immédiate confiance en la droiture et la bonté du Dr Störchel, elle était restée pétrifiée devant le colonel et comme en proie à quelque influence maléfique. Elle avouait s’être infligé un démenti parfait ; mais c’était faute d’avoir pu agir en toute liberté.

C’est le Dr Störchel qu’elle chargeait, à l’avenir, de la défense de sa cause, et qu’elle accablait, en attendant, de ces compliments qui doivent aller au cœur des anges mêmes.

Sa lettre était longue, ampoulée, non sans éloquence d’ailleurs, quand elle s’oubliait et redevenait elle-même ; très volontairement féminine au surplus, et comme toutes les lettres implorantes, où, s’adressant à leur cœur, par terreur de leur cerveau, les femmes cherchent à séduire les hommes de loi par leur ingénuité et leur faiblesse féminine.

Elle traçait la suscription quand Marko Romaris se présenta à sa porte. C’était son allié le plus secret et le plus sûr : il savait son intention d’écrire au Dr Störchel et venait l’avertir que ce serait peine perdue. Singulièrement grave et pâle, tout différent de l’esclave joyeux qu’elle flattait au temps où elle se cherchait un tyran, il restait devant elle.

— Trop tard, fit-il, en désignant la lettre qu’elle tenait à la main. Le Dr Störchel est parti.

Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Störchel lui avait déclaré qu’il allait rester trois jours en ville. Sa crédulité fut mise à plus rude épreuve encore par ce qu’ajouta Martko :

— Alvan vient de provoquer votre père en duel. Sur quoi, il tourna les talons, pour aller assister aux délibérations familiales.

Clotilde se pressa les tempes : un conflit d’idées obscurcissait son esprit : Alvan et un duel ! Alvan provoquant son père ; Alvan, le contempteur de l’inepte appel aux armes pour vider les affaires personnelles ! Elle se mit à courir par la maison, implorant de tous ceux qu’elle rencontrait nouvelles et explications. Mais son jeune frère était absent ; ses sœurs ne savaient rien et ses parents tenaient un conciliabule secret avec leurs amis. Le soir, Marko lui fit dire qu’elle pouvait dormir en paix ; les choses allaient s’arranger et son père avait quitté la ville.

Elle revint à sa solitude pour élucider l’obscure énigme de l’image d’Alvan réduite en pièces. Loin de se laisser réunir, les fragments en formaient des masses formidables qui menaçaient de l’écraser. Elle ne se demandait pas si elle avait jamais vraiment connu Alvan, mais quel cataclysme avait pu troubler la raison du plus fort des hommes. Puis soudain, elle le voyait émerger dans toute sa splendide intégrité des brumes de sa pensée, et impuissante à concilier cette magnifique et virile silhouette avec une âme de fou, elle renonçait vite à sa tentative et se contentait d’adorer l’homme en exécrant son geste. Problème insoluble : Alvan lui faisait l’effet d’un grand orgue de cathédrale où des démons nocturnes auraient joué des refrains obscènes. Lui dont la claire raison était un ciel sans nuage au-dessus de toutes les difficultés terrestres, il se montrait ivre de bataille, il demandait le sang du père de sa bien-aimée. Fait plus incompréhensible encore : il devait comprendre que sa provocation suffisait à élever un éternel obstacle entre sa Clotilde et lui. Abandonnée à sa sensibilité, elle trouva dans les larmes un répit mental à l’angoisse de douloureux problèmes.

Le lendemain, le calme régna du matin au soir dans la maison. Le général était parti ; sa femme traitait Clotilde avec rigueur et la rabrouait dès qu’elle ouvrait la bouche, mais la malheureuse affaire de la veille semblait chose réglée et oubliée. Alvan s’était donc laissé calmer ; ce n’était pas un buveur de sang mais le plus humain des hommes. Elle retrouvait, pour étayer son image, ses nobles traits et son royal sourire ; elle parvenait, de temps en temps, à les évoquer avec toute leur vie. Quelle avait été, hélas ! sa sottise, de céder à son dépit, en lui renvoyant photographies et présents, pour qu’il retrouvât, jusqu’au dernier vestige, les objets par lui réclamés ! Les avait-il vraiment jamais réclamés ? Elle inclinait à douter de tout ce qui s’était fait et dit depuis leur séparation. Si elle avait pu seulement, en un de ses portraits, le revoir tel qu’il était avant leur mésentente, l’image fixée par le soleil ne pourrait la tromper comme les fantaisies de son imagination ; en le revoyant tel qu’elle l’avait connu, elle ferait revivre l’heure de leur rencontre et sentirait du même coup comment il vivait et pensait maintenant. Ainsi songeait Clotilde, toute à son effort pour rendre à Alvan sa place dans le cœur qu’il venait de frapper, après le coup qui avait fait de lui un quasi inconnu, comme un dieu qui aurait pris forme et esprit d’homme.

Après Alvan, nul ne pouvait être mieux venu de Clotilde que Marko. Le jeune homme vint la saluer dans la soirée : ses grands yeux noirs brillaient, et il se mit à murmurer des paroles confuses : séparation, adieu. Elle l’interrompit vivement : elle était lasse des mystères et c’était déjà trop que d’un. Qu’avait-il à lui dire ? Elle lui tendit la main, en manière d’encouragement, et se fit tout attention. Mais ce fut bientôt sa main à elle dont l’étreinte se resserra : elle le pressait de questions incrédules et sentait son intelligence hésiter devant ce qu’avait déjà deviné son instinct. Ou peut-être son instinct redoutable faisait-il fuser dans sa tête des clartés dont les révélations étaient trop intelligibles pour ses yeux. Quand notre être profond s’illumine ainsi en nous et qu’espoir, convoitises ou terreurs en éveillent les vils appétits, nous crions à la diablerie, et nous faisons appel, pour la désavouer, à notre cerveau de civilisé. L’étreinte fébrile de la main de Clotilde disait assez qu’elle comprenait parfaitement ce qu’elle faisait répéter, mais elle prétendait, au nom d’une croissante horreur, repousser l’évidence et croyait, en demandant double et triple confirmation, décharger sa conscience, pour rejeter le poids du crime sur la situation matérielle.

Avec l’assentiment du général et aux applaudissements de la famille et des amis, Marko avait relevé le défi d’Alvan. Voilà ce qu’il avait à dire. Et c’en était assez pour que Clotilde le vît mort.

— Quoi ? s’écria-t-elle. Quoi ? Vous ? et ses doigts se crispaient durement sur ceux de Marko. Allons donc ! C’est impossible ! Elle s’en voulait de ne pas le plaindre davantage, mais elle venait de voir luire l’épée qui trancherait son nœud gordien ; lui mort, c’était l’obstacle supprimé ; c’en était fini de l’homme que ses parents opposaient à Alvan ; une porte sombre s’ouvrait devant un torrent de lumière. Elle n’avait jamais souhaité pareil dénouement, jamais espéré, rêvé cela, mais si cela devait être…

— Oh ! c’est impossible ! Il faut que l’un de nous soit fou ! Vous battre, vous ? C’est vous que l’on charge de… Et contre lui ? Mais c’est affreux, c’est abominable ! Incroyable aussi ! Et vous avez relevé son défi, dites-vous ?

Il répondit affirmativement et chercha au fond des yeux de Clotilde un regard d’amour.

Elle baissa les paupières et cria son indignation contre la lâcheté de ceux qui permettaient à Marko de se battre.

— C’est donc certain ; c’est donc vrai ? répétait-elle, brûlant et redoutant à la fois d’évoquer le changement magique que pouvait amener l’événement. Elle caressait le jeune homme avec horreur pour elle-même et horreur plus grande pour parents et amis qui avaient fini par la contraindre à souhaiter quelque terrible issue, pour échapper à son sort. La coupable, ce n’était pas elle, mais bien la situation qu’ils avaient créée. Mais quand elle eut bien dénoncé leur cruauté, elle sentit se réveiller sa conscience, et avec elle la compassion :

— Marko, Marko ! mon pauvre enfant ! Il est impossible que vous vous battiez, Vous n’avez jamais, de votre vie, touché épée ou pistolet. Vous n’avez jamais eu la vigueur nécessaire pour ces jeux virils, et vous ne sauriez même pas presser uns gâchette en visant.

— Je me suis exercé deux heures aujourd’hui, répondit-il.

Elle frémit de pitié.

— Deux heures. Mon pauvre garçon ! Vous ne savez donc pas qu’il ne manque jamais le but. Tout le monde parle de son adresse. Le duel, à l’épée ou au pistolet, il en connaît tous les tours, et c’est ce qui le faisait respecter, chaque fois qu’il repoussait un cartel, avant que mes parents ne l’aient forcé… mes parents et moi. Il faut que nous soyons fous tous les deux. Lui qui méprisait tant le duel ! Lui, lui, Alvan ! avoir provoqué mon père. Il me parlait du duel comme d’une lâcheté. Qu’est-il donc, maintenant, qu’a-t-on fait de lui ? Ce serait une lâcheté, en effet, que de vous tuer, Marko,

— J’en courrai la chance, fit le jeune homme,

— La chance ! Mais vous n’en avez aucune. Il ne manque jamais son coup ! Clotilde insistait sur la redoutable adresse d’Alvan, et s’y appesantissait avec une ardeur passionnée, sans que sa conscience pût pourtant lui faire de reproches, puisque c’était détourner le jeune homme de s’exposer au coup fatal.

— S’il vous voit en face de lui, il ne vous épargnera pas, je le crois, du moins ; j’ai tout lieu de le croire d’après ce que je sais de lui maintenant. C’est un homme terrible quand la colère le prend. En tout autre cas, je crois qu’il vous préviendrait, mais face à face ! et avec l’idée que vous lui barrez le chemin ! Trouvez quelque moyen de lui échapper, je vous en supplie. Au nom de votre amour pour moi ! Oh ! pas de sang ! Je ne veux pas vous perdre. C’est une idée que je ne supporterai pas.

— Vous me regretteriez ?

Leurs yeux se rencontrèrent, et devant la beauté des grands yeux sombres, la tendresse de Clotilde se laissa lire. La certitude d’une issue fatale lui causa une crispation d’angoisse. Elle se dit que ce cœur dévoué avait peut-être été prédestiné au sacrifice qui devait la rendre à Alvan. Elle n’en redoubla pas moins d’efforts, mais sa voix finit par se briser ; elle pleura de se sentir muette et s’en prit à la Providence et aux siens ; elle retrouva, pour vitupérer contre eux, un son de voix moins misérable ; elle sentait pourtant en elle une chaleur que ne contentaient pas les cris de colère, mais sa voix se refusait aux nuances de tendresse. Elle se consola en songeant que nulles paroles n’eussent pu fidèlement traduire ses sentiments. Au surplus, son bon sens pratique ne pouvait qu’approuver Marko quand il affirmait, au nom des usages de leur monde, l’impossibilité pour lui de fuir un duel accepté, voire d’en accueillir l’idée. C’était la destinée. Clotide laissa tomber sa tête ; écrasée par les faits autant que par son cœur, elle n’osait plus regarder Marko. Elle ne leva pas les yeux quand il la quitta.

Le silence l’encouragea à relever la tête. Elle regarda autour d’elle : le fantôme du jeune homme semblait présent, et, pendant un instant, elle le vit à la fois debout vivant, et étendu mort à terre. Après tout, s’il mourait, on ne pourrait s’en prendre à elle : c’était la fatalité. Sort étrange : la Providence, après l’avoir si cruellement traitée, lui offrait cette réparation par la mort de Marko.

Peut-être eût-elle dû courir chez Alvan et le supplier d’épargner un innocent. Elle se leva, toute tremblante sur ses jambes. Elle cria de loin à Alvan : « Ne mettez pas de sang entre nous. Oh ! je vous aime plus que jamais. Pourquoi avoir laissé venir ici cet odieux homme que vous prenez pour un ami ? Je l’exècre et, en sa présence, je ne puis plus sentir mon amour pour vous. Il me glace jusqu’aux moelles. Il m’a fait dire le contraire de ce que j’avais dans le cœur. Épargnez le pauvre Marko. Vous n’avez pas de motif de jalousie ; et si vous en aviez, vous seriez au-dessus de la jalousie. Ne visez pas ; tirez en l’air. Ne me faites pas sentir, quand je baiserai votre main… »

Elle s’affala tout à coup sur sa chaise : « Je suis prisonnière ! » Elle ne pouvait faire deux pas, paralysée par la volonté paternelle et le dérobement de ses jambes. La Providence la condamnait à attendre l’issue du drame. Puissance redoutable ! Être traînée au bonheur à travers un fleuve de sang c’est évidemment chose affreuse, mais la sagesse occulte qui préside aux destinées humaines nous inspire une confiance fervente dès qu’elle paraît tenir compte de nos désirs. Clotilde se sentait disposée à admettre les décrets de la Providence, pour mystérieuse qu’elle fût dans sa munificence. Pour le poltron, la Providence joue le rôle de l’aveugle fortune à laquelle il offre servilement, au nom de ses convoitises, de sanglants sacrifices. Dès qu’il attend la satisfaction de ses désirs, il assigne à une puissance extérieure au monde la direction des événements terrestres. L’âme de Clotilde s’abandonnait toute à cette force agissante, et la paralysie de ses membres faisait place à une activité pratique ; elle allait çà et là par la chambre, brûlait des lettres, préparait un paquet de vêtements en prévision de l’heure où l’on rapporterait le corps de Marko, et où, profitant de la confusion générale, elle échapperait sans être vue, aux gémissements et au tumulte, pour se réfugier près d’Alvan, sous l’égide de la Providence. Fuir la maison, ce ne pouvait être que pour tomber dans les bras d’Alvan.

Cette perspective eût pu lui paraître trop divine, sans le prix terrible dont elle allait la payer. Ainsi, comme il l’eût souhaité lui-même, Marko lui rendait double service, car elle aimait d’une affection sincère le bel et chevaleresque jeune homme et était loin de désirer le perdre. Son sang retomberait sur la tête de ceux qui lui avaient permis de s’exposer au danger. Elle eût nourri pour lui des sentiments plus tendres encore s’il était licite à un cœur de femme de chérir deux hommes à la fois. Chose impossible, paraît-il ; force est donc à l’amoureuse de se plier à une pénible contrainte, et de se tristement résigner à la suppression de l’un d’eux.

La nuit se traînait et courait tour à tour. Aux premières lueurs de l’aube, Clotilde s’avisa d’ajouter quelques bijoux au paquet qu’elle avait préparé. L’objet de son récent culte lui enseignait le souci de ses intérêts : elle revêtit une robe qui eût inutilement alourdi son bagage.

Ce jour appartenait à la Providence : elle avait fait appel à toutes ses forces pour y jouer son rôle et connu déjà, dans sa chambre, la douleur des destinées tragiques, au moment de l’adieu final de Marko. Elle avait donc le droit de soupirer sans faiblesse son triste souhait : « Que le ciel le protège ! » Son père était revenu. Pour fuir sa présence autant que pour garder son bagage sous la main, elle remonta précipitamment dans sa chambre et attendit la catastrophe, comme un mort qui attendrait de sortir du sépulcre. Un bruit de roues serait pour elle le premier avertissement. Lent, très lent, cela voudrait dire que Marko était grièvement blessé ; elle conclurait à sa mort si de la voiture arrêtée à quelques pas de la porte, l’un des seconds du pauvre enfant descendait pour venir apporter la lugubre nouvelle. Il y avait tout à redouter d’un impitoyable verdict. Ce serait sans doute la mort. Alvan était décidé à supprimer son rival. Clotilde ne pouvait le blâmer de sa passion furieuse tout en plaignant sa victime. En tout cas, l’arrivée de la voiture serait le moment désigné, de façon péremptoire, par le doigt de la Providence. Elle restait assise, son paquet aux genoux. Son amour pour Alvan se teintait maintenant d’une sorte de terreur qui n’allait pas sans charme ; elle le voyait dispensant la mort, debout contre le ciel ensanglanté, et plus terriblement satanique dans la majesté de sa colère qu’elle ne l’avait jamais senti. Elle tremblait, frissonnait de la terreur de le revoir, du désir de courir à lui, d’appuyer la tête sur sa poitrine, de fermer les yeux dans un bonheur aveugle. Elle en poussa un sanglot de circonstance.

Une voiture, lancée à toute vitesse, s’arrêta devant la porte. Pareille allure ne pouvait être celle d’un convoi funèbre. C’était une visite de rencontre pour le général. Clotilde attendit un nouveau bruit de roues : il lui fallait de la patience et de la présence d’esprit.

Son émotion, prête à éclater, était rude à maîtriser. Des larmes s’accumulaient sous ses paupières à l’idée du chagrin qu’elle allait éprouver ou du moins qu’elle éprouverait plus tard, quand elle porterait le deuil de Marko. Elle n’osait dénombrer ses mérites, sachant par expérience le danger d’une telle émotion, et redoutant d’affaiblir en elle-même l’énergie requise pour le moment critique.

Des pas précipités gravissaient l’escalier ; la porte s’ouvrit et Marko parut, plus inattendu qu’un spectre sous cette forme de vivant. On lisait dans ses yeux l’espoir d’une démonstration de joie chez Clotilde ; il finit par lui demander si elle était heureuse de le revoir.

— Très heureuse, évidemment, répondit-elle. À vrai dire, elle était heureuse qu’Alvan eût pardonné au jeune homme sa témérité, mais désappointée par un événement qui contrariait son attente d’une confusion générale. Elle était dépitée, pétrifiée d’étonnement.

— Et si je vous disais qu’Alvan est blessé ? reprit Marko d’une voix grosse de larmes.

Clotilde raconte dans ses mémoires que cette question la fit rire. Elle ne se sentait pourtant aucun motif de rire. C’était le rire des comédiens tragiques.

Comment croire en une Providence capable de laisser un chétif avorton abattre le plus magnifique géant de la terre ?

Vous — lui ? fit-elle, avec une expression formidable de dédain.

Elle rit. Le monde était sens dessus dessous ; monde sans lumière, sans directions, sans tendresse pour ses favoris, monde privé de toute sagesse profonde et rassurante, monde dément, cadavre de monde, si une telle chose était vraie.

Mais on pouvait encore n’y pas croire.

Marko se tenait devant elle, la tête basse, et elle le congédia avec un « Laissez-moi ! » d’horreur. Le jeune homme se sentait la conscience trop lourde pour s’attarder. Sa façon de se retirer frappa Clotilde au cœur.

Était-ce croyable ? Pouvait-on imaginer un Alvan blessé ; le géant couché à terre, entre les mains des chirurgiens ? Ridicule jeté à toutes les prévisions. Clotilde ne parvenait pas à se le représenter et ne ressentait plus en elle qu’engourdissement et torpeur. Si c’était vrai ?

Mais on pouvait résolument n’y pas croire.

Nous donnons volontiers, en pareil cas, le choix à la Providence de se laver d’un tel forfait ou d’en subir les conséquences, en renonçant pour toujours à notre culte, à notre foi et à notre respect secret. Clotilde entendit confirmer le récit de Marko, chuchoter des nouvelles sinistres, rapporter des verdicts de médecins, et elle douta encore. Elle s’attachait follement à son incrédulité. Le rire avait été tué en elle, mais non sa foi en l’invincibilité d’Alvan ; elle ne pouvait se le figurer vaincu dans une rencontre, et vaincu par une main qu’elle avait tenue et sentie docilement plier dans sa main de femme. Lui, le tireur impeccable, frappé par un adversaire qui n’avait jamais brûlé de poudre avant la veille du combat ! Il était plus facile de rester incrédule, malgré la précision sans cesse aggravée des nouvelles. Elle lançait son « Impossible ! » à la Providence, et usant à son propre endroit d’une duplicité volontaire et presque sereine, accusait les siens d’avoir inventé l’histoire pour lui cacher la générosité d’Alvan. Il avait renvoyé du terrain le pauvre Marko ; c’était l’évidence même. Ainsi passait-elle d’une illusion à l’autre, les épuisant l’une après l’autre et les caressant encore, après en avoir senti fuir la vie factice.

Si manifestement absurde était l’idée d’un Alvan condescendant à un duel pour tomber sous les coups d’un Marko, qu’elle appelait un éclat de rire. Mais Clotilde ne savait plus rire, ne pouvait plus rire ni imaginer le rire, bien qu’elle dît encore des gens de la maison : « Ils jouent bien leur comédie ! » et détestât leurs mines de gravité chuchotante comme les termes médicaux et les noms de drogues qu’ils laissaient tomber ; elle sentait d’instinct que ces conciliabules brisaient dans sa main l’arme la plus propice à combattre leur mensonge. Eux pourtant et leur comédie, elle eût pu s’obstiner à leur refuser le crédit que la violence même de sa haine prouvait qu’elle leur accordait. Mais son entêtement frénétique ne résistait pas au regard de Marko. Force lui était, tout en ouvrant son cœur à la vérité, de simuler une incrédulité persistante, de peur que le poids du remords ne la contraignît à courir au chevet du lion blessé et à subir ses reproches. Il fallait tromper son cœur, son faible cœur qui consentait au mensonge et en exécrait l’imposture. La vue de Marko et son air de consternation achevaient de dissiper ses doutes, et la certitude de l’affreuse vérité la rongeait moins encore que son atroce ironie. Elle en était plus atteinte dans son intelligence que dans sa chair ; c’était une hantise qui troublait son entendement et son imagination. Tout en était décoloré ; c’était un dénigrement de la terre et de ses leçons, de sa conception de la vie. La clarté de toutes les voies de la raison s’en trouvait obscurcie. Penser qu’Alvan gisait blessé et en danger de mort, c’était une chose, mais que Marko fût l’auteur de ce désastre, c’en était une tout autre ; pensée blafarde et éblouissante que la douleur de Clotilde devait d’abord anéantir, pour retrouver chaleur et vie. Elle ne savait, en vérité, comment sentir, selon l’incertitude des cœurs lâches en face de sentiments trop forts. La colère contre la Providence prenait la première place en elle. Elle avait tant biaisé et cherché de détours, si bien lacéré son cœur, qu’elle n’aurait pu sans péril supporter de secousse nouvelle : elle n’avait plus de sensation assez solide pour supporter l’impression d’un sceau.

Le troisième jour même, jour fatal où Marko, livide comme son adversaire au cercueil, la conduisit au jardin et prononça le mot de mort, même ce jour-là, une stupeur de haine, aussi forte que la paralysante douleur de sa perte lui fit formuler cette pensée : « Pourquoi n’est-ce pas Alvan qui me parle ? » Question éperdue qui résonna près d’une minute en elle avant que l’angoisse, descendue comme un nuage, ne la submergeât. La Providence devenait une chose trop lointaine pour les imprécations. Clotilde ne s’adressa pas de reproches, car l’acuité de sa souffrance attestait la sincérité de son amour pour le mort. Le lâche instinct qui envoie les autres au sacrifice lui inspira des pensées de haine pour ses parents. Elle les voua à l’holocauste et l’esprit qui la guidait semble les avoir agréés comme substituts de sa conscience.